Les tribulations d’un (ex) astronome

Un ventre rebondi

jeudi 6 janvier 2011 par Guillaume Blanc

J’ai récidivé. Après la Bérarde, étant tombé par hasard sur l’annonce d’un nouveau concours d’écriture sur le thème : « Raconte-moi la glace » dans le cadre de l’Ice Climbing Écrins 2011 qui va se dérouler bientôt dans le vallon du Fournel, j’ai voulu me prêter au jeu et tenter le coup. Évidemment, je n’ai rien gagné, les gagnants sont ceux-là, si ce n’est cet exercice de style. Exercice de style, car au premier abord j’avais bien trop peu de mots pour atteindre la barre des 1800, imposée par le règlement. Du coup, j’ai brodé, j’ai brodé (et lutté). Le résultat n’est pas forcément très coulant — figé ? — et peut-être même un peu glacial. La lutte était inégale... Bref, à vous de voir !

Approche. Commencer par traverser tranquillement le petit pont de bois qui enjambe les flots glacés du torrent bouillonnant. Ersatz de chemin qui s’évapore rapidement sous la couche de neige. Il ne reste plus qu’à patauger dans une forêt qui semble inextricable malgré l’épais manteau immaculé qui la recouvre. Poudreuse. Un pied après l’autre s’enfonce dans les entrailles du sous-bois pour s’en aller se coincer entre les branches, là, dessous. Pourquoi n’avons-nous donc pas pris des raquettes ? Ou une paire de skis ? Nous n’avions pas les premières, quant aux seconds, il nous a paru dérisoire de les sortir pour si peu. De fait : elle est juste là, notre cascade ! Nager à quatre pattes ou brasser jusqu’à la taille, telle est l’unique alternative qui subsiste. Offrir une surface maximale de portance aux éléments éthérés. Progresser, doucement. Pour atteindre finalement le pied de la muraille.

Nous avions effectivement décidé d’aller tâter la glace. Une première, en ce qui me concerne. En général, l’hiver venu j’ai pour habitude d’arpenter les montagnes sur mes skis, dans la beauté silencieuse des paysages, et, il faut le dire, relativement fréquemment, au soleil. L’idée de me frotter à la face obscure de la chose, ces parois encaissées et glaciales par définition, vient peut-être d’une envie d’agrandir mon espace de libertés, mon terrain de jeu favori. Envie d’essayer, tout simplement.

Cette « muraille » que nous rejoignons ainsi tant bien que mal, est une version assez éloignée des images qui ornent les pages glacées des magazines spécialisés, belle glace translucide, verticale, étincelante dans un soleil miraculeux, cigares et myriades de stalactites suspendus en plein ciel bleu que le grimpeur gravit comme d’autres font leur gymnastique matutinale. Non, le décor est ici beaucoup moins grandiose – beaucoup moins grandiose ! – mais après tout, il faut bien commencer par quelque chose. Et pour ce faire, la vaste fontaine au ventre bedonnant et rebondi, pétrifiée par l’hiver, qui désormais nous domine au beau milieu de la forêt, me semblait quelque chose de plus réaliste – et réalisable. Glacial terrain de jeu. Où le soleil ne porte pas, cela va de soi. Ubac.

Les conditions de température – solidification oblige ! – font qu’une fois à pied d’œuvre, nous ne nous attardons pas en bavardages inutiles. Bouger et s’activer sont les maîtres mots. S’arnacher, se parer de l’outillage adéquat qui permettra de percer les secrets de la matière – état solide, état liquide, c’est selon. Enfiler le baudrier avant de ficeler les crampons aux chaussures, y déposer la poignée de broches qui vont pendouiller tout en tintinnabulant joliment à chaque mouvement. Casque. Tel un chevalier engoncé dans son armure, l’apprenti alpiniste peut finalement enfiler ses gants, attraper ses piolets et s’élancer, prêt à frapper.

Un peu patience me sera encore nécessaire avant d’aller me frotter à cette patinoire rebondie et penchée. Le copain ouvre la voie. Commencer par piétiner sur place, la corde dans les mains passant dans le système d’assurage pour protéger sa progression. Froid polaire, pluie intermittente de débris. S’abriter sur le côté, au-delà de la trajectoire des éclats glacés qui chutent librement et forcément joyeusement de là-haut. Plus haut. Ne pas oublier de faire danser les orteils, à la mobilité réduite, prisonniers de ces coques rigides, pour maintenir un semblant de circulation sanguine. Sauter d’un pied sur l’autre pour maintenir le corps dans un état thermique acceptable.

Il arrive bientôt au relais. Changement de rôle. Lui va m’assurer du haut, tandis que je m’élance sur la paroi, pouvant enfin moi aussi brandir mes piolets, rattaché à la corde qui se faufile vers l’assureur, rassurante. Il s’agit tout d’abord de tenter d’apprivoiser ce matériau d’un nouveau genre, solide et fragile tout à la fois. Y aller doucement, progressivement.

Le grimpeur ne s’aide pas seulement des prises naturelles, il se créé ses propres points de progression à l’aide de ses outils, prolongement artificiel de ses membres, extensions mécaniques que sont piolets et crampons, qu’il plante d’un coup sec directement dans la matière parfois docile et pourtant cassante. Si ancrer les piolets tractions se révèle relativement facile – malgré quelques rebondissement intempestifs, il faut l’avouer –, en revanche, planter solidement les pointes avant des crampons sera une tout autre histoire. Piolets techniques taillés pour ce genre d’exercice, crampons standards, pas vraiment taillés pour ce genre d’exercice, de là vient probablement la différence. En ajoutant un soupçon d’inexpérience. De l’appréhension de ne tenir que sur deux minuscules pointes d’acier, aussi, peut-être. Cette furieuse impression d’avoir les pieds qui « patinent » dans le vide. Chercher des prises, irrégularités éphémères par essence, dans la glissante rotondité ambiante.

S’arcbouter sur ces crochets sommairement plantés entre deux colonnes de glace ; y confier son poids. Vaste orgue de verre sur lequel l’organiste pianote fougueusement comme s’il voulait en faire sortir une symphonie. Seule la délicate sonate du liquide gazouillant sourdement derrière le rideau, en coulisses, répondra à ses appels.

Frapper, fermement mais délicatement. Précisément. Essayer, du moins. Ancrer l’instrument pour tirer dessus et ainsi s’élever un peu. Puis recommencer. Monter un pied. Puis l’autre. Quadrupède écartelé. Crucifié, mais ô combien vivant. Équilibre précaire, le maintenir. Rassurante, la corde file au-dessus, tendue. Premier point d’assurage : s’équilibrer sur trois pattes. Démousquetonner la dégaine, puis dévisser le tube. Les doigts sont malhabiles perclus de froid dans leur paire de gants qui n’aide pas particulièrement à la précision des mouvements. De fait, éviter de laisser tomber le précieux ustensile ainsi en apesanteur est loin d’être une évidence. Les derniers tours de filetage émergent du trou circulaire, béant ; ça y est. Saisir la chose, se débarrasser de la jolie petite carotte de glace et déposer le tout sur le porte-matériel du baudrier.

Ne pas oublier, tout de même, de profiter du paysage. La fontaine solidifiée sur laquelle je progresse ne manque ainsi pas d’attraits : fines sculptures, stalactites ou draperies, spéléologie à l’air libre, grotte ouverte, éphémère, éclairée par les reflets bleutés d’un soleil désespérément absent, caché. Les jeux de lumières, même à l’ombre sur ce versant nord, sont infinis. Les couleurs rougeoyantes, à part celles de ma veste, n’existent pas. Tout est fraîcheur par ici.

Jusque-là, tout va bien. L’exercice est ludique, le froid supportable. Mais quand la paroi glissante se redresse subitement, le centre de gravité du grimpeur se retrouve inévitablement déplacé d’un coup au-delà de la verticale, la position devenant ainsi d’autant inconfortable. Comme appelé vers le bas. Il faut alors ruser avec la pesanteur pour ne pas se faire happer par elle de manière incontrôlée.

Respirer un bon coup, prendre son courage avec ses deux mains, et passer le pas : s’ancrer plus loin, à bout de bras, pour tirer franchement dessus et tenter de se rétablir proprement. Voilà. Bientôt le relais.

Un deuxième ressaut s’enfile tout comme le premier. Le troisième, d’apparence moins hostile, sera pour moi. Je pars en tête le baudrier gonflé de matériel. Ça démarre calmement. Inclinaison raisonnable. Je broche tranquillement tant que je peux m’y mettre à deux mains, quitte à y mettre les genoux. Jusqu’à ce qu’inévitablement, encore une fois, comme s’il fallait nécessairement en passer par là, le mur se redresse.

Tenter tant bien que mal de brocher dans cet élan de verticalité. Pendu sur un bras – j’espère que ça tient bien, là –, fouiller frénétiquement le baudrier à la recherche d’une broche. Puis, toujours d’une main, parvenir à lui faire mordre la glace en moins d’un tour de poignet – impossible de faire plus –, avec le handicap des gants et du froid : amorcer la spirale. Sinon, recommencer, et recommencer, sans penser aux crampes qui rampent insidieusement vers le bras tendu. S’acharner. Ne pas la lâcher dans cet exercice, surtout ne pas la lâcher ! La panique commence à m’envahir et à diffuser dans chacun de mes membres, quand ça y est : enfin !, elle tient toute seule sur son filetage. La visser jusqu’à la garde à l’aide de la manivelle prévue à cet effet, puis clipper la dégaine dans l’œilleton qui dépasse, passer la corde. Assurage. Protection. Progression.

Ne pas penser au vide qui s’agrandit inexorablement derrière moi, à cette matière à laquelle je m’agrippe, si fragile, si solide, si glissante. Si cassante. Où est la frontière ?

Frapper la glace, briser les fines structures que la nature, dans son infinie diversité, a patiemment sculpté. Solidification hivernale. Solidification verticale. Défigurées localement par les outils métalliques qui projettent mes membres. Gerbe de copeaux glacés qui s’envolent dans l’air glacial. Mains d’argent ou mains d’alliage, crochets temporaires, ancres à glace sur lesquelles je m’étire, le salut est forcément vers le haut. Pieds d’acier acéré, s’équilibrer sur deux minuscules pointes de métal, pousser, et gagner ainsi une petite coudée de dénivelé.

Dès que l’espace parcouru depuis le dernier point d’assurage devient trop impressionnant, nouvelle tentative de brochage. Le glaciériste choisit lui-même l’intervalle qu’il mettra entre chaque point. Point de plaquette ou de piton à demeure, sur ce matériau par essence éphémère. D’une saison à l’autre, l’inclinaison de l’ensemble change peu, le rocher sous-jacent fixant la difficulté ; en revanche, les minuscules détails qui font ou défont une ascension varient d’un jour à l’autre. Le détail des sculptures est évolutif. Mais, quel que soit la distance entre chaque broche, je me dis silencieusement, tout en essayant de ne pas y penser, que dévisser là ne serait pas vraiment une bonne idée, avec tous ces pièges acérés qui gravitent autour de moi : bouquet de broches aux dents pointues à la ceinture, pioches à la lame fine et dure, crampons avec leurs douze dents d’acier ciselé, je n’imagine qu’un résultat plus ou moins douloureux ! Non, il vaut mieux rester droit sur ses jambes et pendu sur ses bras. Sur le bout des pointes avant de ses crampons. Ne pas tomber.

Le mur s’achève, rétablissement. Puis relais en bordure du flot sur le tronc d’un mélèze. Solide. Une sangle et le tour est joué. Le copain peut venir. L’action fait place à l’attente. La machine musculaire se met en veille. Elle se refroidit. L’énergie thermique s’envole, petit à petit, traversant une à une les couches de vêtement. Mais le corps n’a pas pour autant le temps de se vider complètement de sa chaleur patiemment emmagasinée, voici le second qui passe la tête par-dessus le mur. Il est là. Déjà.

C’était le dernier ressaut, dernière longueur. Descente en rappel. Des anneaux disposés ça et là à cet effet. Laisser filer la corde. Un dernier regard dans le pâle reflet de fin d’après-midi du cœur de l’hiver que me renvoie la paroi de glace ; derniers coups de crampons pour s’équilibrer tout en filant le long de la corde. La gravité fait son œuvre, cette fois. Motrice. La récréation est finie. Le terrain de jeu arpenté. La cascade, de loin d’apparence inchangée, est en fait mutilée, ponctionnée. Oh, pas pour longtemps : une bonne nuit de regel et il n’en paraîtra quasiment plus. Dès demain, elle sera à nouveau comme neuve et pourra accueillir à nouveau ces cohortes de montagnards qui viennent là chercher un peu de fraîcheur.


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