Avalanche : éloge du renoncement
Je me demande depuis plusieurs années pourquoi la méthode de réduction du nivologue suisse Werner Munter ne percole pas plus que ça, voire pas du tout, auprès des pratiquants de ski de randonnée ou ski alpinisme français ?
La méthode de Munter est décrite en long en large et en travers dans son livre, « 3x3 avalanches » paru en France en 2006 [1], que tout pratiquant devrait avoir lu, a fortiori s’il est encadrant. Outre sa méthode 3x3 [2] qui reprend et synthétise toutes les questions que doit se poser un skieur entre la préparation de sa course et l’évaluation d’un obstacle sur le terrain, sa méthode de réduction est particulièrement intéressante. Contrairement au paradigme qui précédait, supposant que la rupture du manteau neigeux était un processus déterministe, et donc éventuellement déterminable par des observations (coupes de manteau neigeux) ou des expériences (stabilité d’un coin de neige), elle fait fi de cette approche pour ne retenir que le côté stochastique. En d’autre terme, la rupture d’une pente en avalanche de plaque est aléatoire (du point de vue du pratiquant, qui ne peut pas connaître l’état microscopique en profondeur du manteau neigeux qu’il a sous les spatules pour chaque point de l’endroit où il évolue et pour chaque instant). Il est donc inutile de faire des coupes du manteau pour essayer d’en déduire quelque chose, le quelque chose en question sera forcément différent à quelques mètres de là.
Donc, Munter a analysé une centaine d’accidents d’avalanches ayant eu lieu en Suisse, mais surtout 650 tests de stabilité uniformément répartis sur toutes les pentes et les orientations, à l’aide d’un modèle numérique de description de la stabilité du manteau neigeux. Il s’est ainsi évertué à faire ressortir de ses observations et calculs un certain nombre d’observables pertinentes (une sorte d’analyse en composantes principales). Il en a déduit trois observables indépendantes que sont l’inclinaison de la pente, son orientation et la composition du groupe (taille et distances de sécurité).
La méthode consiste ainsi à prendre le cube du risque numérique d’avalanche tel qu’évalué (par Météo France via son Bulletin quotidien du Risque d’Avalanches (BRA) ou bien par d’autres moyens directement sur le terrain), et à diviser ce nombre par un certain nombre de facteurs qui « réduisent » le risque. Si le rapport obtenu est égal ou supérieur à un, les facteurs de réduction ne sont pas suffisants pour réduire le risque, le renoncement doit être décidé. Dans le cas contraire, il est possible de se lancer.
Tout en sachant bien qu’une telle méthode ne pourra jamais mettre le skieur complètement à l’abri du danger — il s’agit d’une méthode de réduction, pas d’annulation du risque. Il est effectivement possible de déclencher une avalanche même si le « facteur résiduel » est inférieur à un. Le risque zéro n’existe que sur les pentes d’inclinaison bien moindre que 30°.
Évidemment, pas mal de critiques de cette méthode ont germé, elle n’est certes pas parfaite, mais elle a tout de même le mérite d’être simple à mettre en œuvre (n’importe quel pratiquant peut le faire), ainsi que celui d’exister. Le principal écueil que l’on pourrait lui voir serait de ne considérer que des sauts entiers dans les paramètres, ainsi, on passe d’un facteur de réduction 4 pour des pentes de 30° à 34° à un facteur 2 pour des pentes de 35° à 39°. Quand on sait qu’évaluer l’inclinaison d’une pente se fait avec une précision de 2 à 3° au mieux, la frontière abrupte a de quoi choquer. On s’imagine par ailleurs que le facteur de risque diminue continûment quand la pente diminue. Munter argue que les facteurs de réduction « comprennent une importante réserve de sécurité. » (p. 123) Ceci étant, il propose une extrapolation continue sur le graphique de la figure 113 (p. 209).
Par ailleurs l’Association Nationale d’Étude de la Neige et des Avalanches (ANENA) semble y trouver plus de points négatifs que de points positifs. Il y a des questions qui sont intéressantes, mais visiblement le côté probabiliste de la chose a du mal à passer. L’assertion : « Les versants nord ne sont pas toujours les plus dangereux » est tout à fait vrai, mais cela est pris en compte dans la méthode, car les versants nord sont statistiquement les plus dangereux (sauf en cas de neige humide, qui est traité à part). Quant à l’objection comme quoi les statistiques d’accidents sont biaisées car les skieurs ont tendance à préférer les pentes nord où la neige est meilleure, il suffit de revoir la figure 81 p. 125, qui montre que la fragilité des versants nord dans la méthode de Munter n’a rien à voir avec les accidents, mais avec ses expériences de coins de cube et la modélisation correspondante.
Une autre critique recevable est que cette méthode a été « calibrée » en Suisse. Non pas que les avalanches suisses soient particulièrement différentes des avalanches françaises [3], mais c’est surtout l’estimation du risque d’avalanche par les nivologues qui diffère légèrement [4]. Ce qu’il faudrait c’est refaire l’analyse statistique de Munter avec une base de données française... Peut-être que l’on s’apercevra alors qu’il faut appliquer des facteurs de réduction un peu différents quand on utilise le BRA de Météo France ?
Depuis la parution du livre de Munter en France, il y a plus de six ans, on a vu fleurir ici et là également pas mal de « méthodes » alternatives — trop de méthodes ne tue-t-il pas la méthode ? — des pages et des pages de discussions dans des revues spécialisées ou pas, sur les forums de l’internet, etc. Pendant ce temps, les pratiquants font toujours ce qu’ils peuvent, jonglant entre leur expérience et leur fameux flair — Rhaa, là, j’le sens pas... — , modeste ou pas, prenant des décisions parfois en dépit du bon sens — ce fameux « facteur humain » qui focalise le milieu montagnard français. Si le fameux « humain » avait une méthode simple, automatique, cela permettrait peut-être de limiter le côté obscur du « facteur humain, » non ? D’autant qu’elle existe la-dite méthode !
Ce qu’il faudrait faire, à mon sens, c’est d’une part enseigner cette méthode dans les clubs, ce qui n’est pas le cas actuellement. En tout cas, pas de manière systématique. Et pourquoi pas poursuivre la recherche dans la veine de Munter (en variant les bases de données et les massifs), en s’intéressant au caractère aléatoire de la chose. Ce qui m’étonne, c’est qu’à ma connaissance (mais je n’ai pas accès à tout ce qui est publié dans le domaine, donc je peux me tromper), personne n’a essayé de reproduire les résultats de Munter. Or en recherche scientifique, le premier truc à faire c’est de valider (ou pas) des résultats nouveaux avec d’autres données (autre base de données, autre modèle numérique...). Ainsi que raffiner l’estimation du risque d’avalanche, puisque celui fournit par Météo France dans son BRA reste malgré tout d’une précision toute relative (mais, ça, les nivologues s’y attellent déjà).
Bref. J’ai l’impression que les critiques de cette méthode pourtant simple et carrée sont plus d’ordre philosophiques (ou sociologiques) que scientifiques.
[1] Et paru dans sa version originale, en allemand, une dizaine d’années plus tôt en Suisse.
[2] Il s’agit de s’interroger sur les trois composantes : conditions nivo-météo, le terrain et l’humain, dans les trois dimensions spatiales que sont le régional — sur la carte —, le local — choix de l’itinéraire — et le zonal — de la meilleure façon d’aborder une difficulté.
[3] Encore qu’il soit fort probable que les avalanches pyrénéennes le soit : de par le climat d’influence océanique et non continental du massif, la neige doit être en moyenne différente de celle des Alpes, et donc il doit en être de même pour les avalanches...
[4] Ainsi dans l’avalanche que j’ai déclenché en mars dernier, le risque était de 2, alors que dans une situation similaire les Suisses avaient passé le risque à 3. De fait, en appliquant la méthode de réduction avec le risque français, donc un facteur de risque de 4, un facteur de réduction lié à la pente de 2 (36° pour les pentes surplombantes), pas de facteur de réduction pour l’orientation (nord), un facteur de réduction de 2 lié au petit groupe (4 personnes), cela donne un facteur résiduel de 1 tout rond : renoncement ! Mais avec une petite ambiguïté sur le facteur de réduction lié au groupe : nous avions une dizaine de mètres entre nous : distance de sécurité (et FR =3) ou pas (et FR = 2). Dans le premier cas, le facteur résiduel est donc de 4/4=1 (renoncement) ; dans le deuxième cas, il est de 4/6= 0.67 (OK). La frontière est ténue. Si le risque d’avalanche avait été remonté à 3, dans les deux cas, il n’y avait aucune ambiguïté, le facteur résiduel oscillait entre 8/4=2 et 8/6=1.33, donc renoncement...
Guillaume Blanc
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