Les tribulations d’un (ex) astronome

Feu Bleau

dimanche 8 novembre 2015 par Guillaume Blanc

Automne 2037. Mes vieux os commencent à rouiller quelque peu. Toujours en région parisienne, la retraite en ligne de mire pour enfin décoller vers les montagnes du sud-est. Il vaut mieux tard que jamais. D’autant que ma raison de (sur)vivre en Île-de-France, Fontainebleau, ses blocs de grès, la grimpe, tout ça c’est du passé. Dans les années 2000-2010, la fréquentation des grimpeurs a explosé, une foule bigarrée s’est abattue sur les sites de blocs. J’avais essayé d’attirer l’attention, comme d’autres, sur le problème de la magnésie. Les grimpeurs, pour la plupart, sont venus des salles, des gymnases, et ont apporté à Fontainebleau leurs kilos de magnésie. La « dope » du grimpeur.

On a commencé à voir les blocs ici et là, peinturlurés de blanc, d’abord les blocs durs, puis même dans les circuits faciles — du jaune !! —, les gens en venaient à se tartiner les mains. Par habitude, plus que par nécessité. Puis bientôt, il fut difficile de trouver un seul bloc dénué de son agrégat de poudre blanche : en grimpant sans magnésie — « à main nue » —, on rentrait d’une séance les doigts tous blancs. On tentait d’essuyer ce qu’on pouvait avec notre sempiternel chiffon, mais on s’est rapidement trouvé dépassé par l’ampleur de la tâche.

Petit à petit, des sites sont devenus infréquentables, Cuvier, Cul de Chien, Rocher Canon, Roche aux Sabots, etc, car les blocs étaient devenus d’une mortelle blancheur, les prises auparavant adhérentes, désormais lisses comme le cul d’un môme. L’escalade s’y apparentait à de la zippette, perdant ainsi quelque peu de son intérêt. Les grimpeurs étrangers qui plébiscitaient le massif dans les années 2010 — et ont largement contribué à le blanchir — sont allés voir ailleurs, comme un gamin délaissant son jouet cassé, et même les grimpeurs parisiens, s’ils ont réussi à garder sous le coude une petite poignée de massifs vaguement préservés, mais à l’intérêt en terme de grimpe assez limité, ont fini par se rendre à l’évidence que l’escalade à Bleau était définitivement « abîmée. » Même les randonneurs, et autres adorateurs de la beauté du massif, ont commencé à aller voir ailleurs : ces rochers qui en faisaient jadis l’attrait étaient devenus tellement moches avec leurs tâches de magnésie, qu’il valait mieux aller photographier ailleurs. Peut-être que des archéologues du futur découvriront sous leurs pinceaux ces blocs constellés de traces blanches immuables avec l’âme du découvreur de la grotte de Lascaux, mais en attendant, les grimpeurs locaux, ceux qui avaient « inventé » Fontainebleau n’avaient plus que la résine à se mettre sous les paluches.

Personne n’a voulu prendre position, interdire la magnésie dans ce massif quand il était encore temps. Pas de consensus ne s’était dégagé parmi les grimpeurs clés, ceux qui avaient une quelconque influence sur le gestionnaire du massif, l’ONF. Du coup, la disneylandisation a perduré. Comment dire à un grimpeur lambda qui trempe ses mains jusqu’aux poignets dans un seau de magnésie qu’il est en train de bousiller son terrain de jeu quand tout le monde fait de même ? C’est allé très vite, en quelques années les principaux sites ont été cimentés de magnésie. À cette époque, les parking étaient bondés, parfois il nous arrivait de faire demi-tour et de rentrer chez nous, dépités, sans même avoir éteint le moteur ; il fallait faire la queue pour faire son bloc. La poudre virevoltait dans l’air au pied des rochers, et retombait doucement recouvrant les crash-pads... Les intempéries rinçaient bien une partie du délit, mais le reste, coincé dans les minuscules pores du grès cimentait insidieusement. L’absence de véritable étude scientifique sur le phénomène n’a évidemment pas aidé la prise de position. Surtout quand l’éthique du grimpeur, c’est « après moi, le déluge... » Le fait est.

Bon, Anne-Soisig et moi avions malgré tout pu avoir notre temps bleausard : de belles années — une quinzaine — de grimpe dominicale en toute saison. Notre fille, encore jeune, avait aussi pu découvrir Bleau au moment du début de la fin. Mais contrairement à Catherine Destivelle qui avait passé son adolescence sur ces blocs encore vierges de poudre, Sarah n’a pas pu en profiter de la même façon. D’ailleurs, elle est partie vivre sa vie sous d’autres cieux, et la grimpe n’est pas sa passion première, comme cela aurait pu l’être si la magie du massif disparu avait pu la toucher. Quant à nous, cela fait bien des années que nous n’y avions pas mis les pieds. Grimper sur des savonnettes (d’ailleurs, c’est pour ça que je n’ai mis les pieds au Saussois qu’une seule fois, le calcaire patiné, bof, bof...), non merci ! Nous attendons la retraite patiemment pour nous rapprocher définitivement d’autres terrains de jeux montagnards où nous nous rendons le plus souvent possible.

Plus personne ne grimpe à Bleau. Nous sommes retournés nous y balader une fois, dimanche dernier. Nous avons fait le tour de quelques sites dans la forêt des Trois Pignons : Roche aux Sabots, 91.1, Cul de Chien... La mousse et le lichen ont à nouveau envahi les rochers, ils ont réussi à pousser sur la magnésie ; ils ne sont pas regardant. Parfois on distingue encore une flèche discrète, décolorée, avec un numéro désormais illisible. On verse une petite larme nostalgique, repensant à ces années de bonheur où nous venions jouer là. La végétation a envahi certains secteurs, on peut difficilement s’en approcher. Les chemins de randonnée évitent désormais les rochers de la honte. Seuls les trailers n’en ont cure, et courent, baskets fluo et shorts moulants à la queue-leu-leu sur des sentiers ensablés tellement érodés que les anciennes « 25 bosses » n’ont plus de bosse que le nom. Quant à la forêt elle-même, elle s’en fout, évidemment, de la magnésie, après tout, les sites fréquentés par les grimpeurs ne représentaient qu’une petite portion du massif, et donc sa vie continue. Les seuls qui ont tout perdu sont ceux par qui le mal est arrivé, les grimpeurs. Tout à leur égoïsme dans leur performance, ils n’ont pas vu la lèpre blanche se propager et bouffer leurs rochers. Ils n’ont qu’à s’en prendre qu’à eux-mêmes. À nous-mêmes.


J’ai réussi à extirper de mes archives une poignée de photos (j’ai galéré pour trouver un logiciel qui puisse lire ce format obsolète) que j’avais faites à Rocher Canon, un jour d’automne 2015 — pfiouf, ça me rajeunit pas ! —, du temps où j’étais optimiste et plein d’espoir pour changer les comportements (l’époque du début de la fin, mais je ne le savais pas encore, même si, même si...) :

Prise : impossible de la louper !
Et oui, comme en salle, à l’époque, même à Bleau, les prises étaient colorées (mais malheureusement pas démontable pour les laver !).
Prise, toujours
Gros plan sur une prise d’un rocher bleu
Processus de cimentation du grès par la magnésie à l’œuvre.
Saturation du grès...
Juste à côté des prises
Grains de grès juste à côté des prises précédentes, ceux qui faisaient l’adhérence nécessaire à la grimpe !

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