Les tribulations d’un (ex) astronome

L’art et la science, Victor Hugo

mercredi 31 août 2016 par Guillaume Blanc

En préparant mon cours Physique et Société pour la rentrée prochaine, j’ai ajouté un exercice dans la partie « Méthode scientifique » où les étudiants doivent dire (et argumenter) pour différents champs de connaissances si ceux-ci sont des sciences ou pas. L’un d’eux est l’art. Du coup, j’ai demandé à internet ce qu’il savait sur le sujet, et je suis tombé sur un texte de Victor Hugo justement intitulé « L’art et la science. »

Ce sublime petit texte est en fait tiré d’une œuvre plus vaste, intitulée « William Shakespeare » que je n’ai pas lu, mais qui est un manifeste de 568 pages pour le romantisme, si j’en crois wikipédia.

Je n’y pas vraiment trouvé de réponse à ma question initiale, en revanche j’y ai trouvé une multitude d’autres choses qui m’ont interpellées.

La première partie est une ode sublime à la lecture et au livre.

« L’univers sans le livre, c’est la science qui s’ébauche ; l’univers avec le livre, c’est l’idéal qui apparaît. »

Nous sommes en 1864, une quinzaine d’années avant la promulgation des lois Ferry sur l’école obligatoire, laïque et gratuite, mais déjà elles sont dans l’air du temps. Victor Hugo s’en réjouit :

« [...] beaucoup d’écrivants, peu de lisants ; tel était le monde jusqu’à ce jour. Ceci va changer. L’enseignement obligatoire, c’est pour la lumière une recrue d’âmes. Désormais tous les progrès se feront dans l’humanité par le grossissement de la région lettrée. »

« L’enseignement obligatoire, c’est pour la lumière une recrue d’âmes. » C’est très vrai et c’est très beau. Même si Daesh voit les choses évidemment autrement. Mais la lumière ne peut finalement que triompher sur l’obscurantisme, l’Histoire le prouve. Daesh n’est qu’une épine dans le pied du progrès.

« Une alimentation de lumière, voilà ce qu’il faut à l’humanité. La lecture, c’est la nourriture. De là l’importance de l’école, partout adéquate à la civilisation. »

« L’humanité lisant, c’est l’humanité sachant. »

Et puis je suis tombé sur ce passage, visionnaire, forcément, mais qui est aujourd’hui d’une brûlante actualité :

« [...] le besoin de lire étant une traînée de poudre, une fois allumé il ne s’arrêtera plus, et, ceci combiné avec la simplification du travail matériel par les machines et l’augmentation du loisir de l’homme, le corps moins fatigué laissant l’intelligence plus libre, de vastes appétits de pensée s’éveilleront dans tous les cerveaux ; l’insatiable soif de connaître et de méditer deviendra de plus en plus la préoccupation humaine ; les lieux bas seront désertés pour les lieux hauts, ascension naturelle de toute intelligence grandissante ; on quittera Faublas et on lira l’Orestie ; là on goûtera au grand, et, une fois qu’on y aura goûté, on ne s’en rassasiera plus ; on dévorera le beau, parce que la délicatesse des esprits augmente en proportion de leur force ; et un jour viendra où, le plein de la civilisation se faisant, ces sommets presque déserts pendant des siècles, et hantés seulement par l’élite, Lucrèce, Dante, Shakespeare, seront couverts d’âmes venant chercher leur nourriture sur les cimes. »

En venant de lire le livre de Larrouturou et Méda « Einstein avait raison, il faut baisser le temps de travail, » je n’ai pu qu’être interpellé. Les grands esprits se rencontrent, mais Victor Hugo avait « vu » cela bien avant Albert Einstein. Et l’évolution de la société leur donne évidemment raison : le temps de travail a bien diminué depuis le XIXe siècle !

Dans les parties suivantes, Victor Hugo en vient aux liens entre art et science.

« [...] entre l’Art et la Science, signalons une différence radicale. La science est perfectible ; l’art, non. »

Et d’expliquer :

« Un chef-d’œuvre existe une fois pour toutes. Le premier poëte qui arrive, arrive au sommet. Vous monterez après lui, aussi haut, pas plus haut. Ah ! tu t’appelles Dante, soit ; mais celui-ci s’appelle Homère. »

« Le progrès, but sans cesse déplacé, étape toujours renouvelée, a des changements d’horizon. L’idéal, point. »

« Or, le progrès est le moteur de la science ; l’idéal est le générateur de l’art. »

« C’est ce qui explique pourquoi le perfectionnement est propre à la science, et n’est point propre à l’art. »

« Un savant fait oublier un savant ; un poëte ne fait pas oublier un poëte. »

« L’art marche à sa manière ; il se déplace comme la science ; mais ses créations successives, contenant de l’immuable, demeurent ; tandis que les admirables à peu près de la science, n’étant et ne pouvant être que des combinaisons du contingent, s’effacent les uns par les autres. »

« Le relatif est dans la science ; le définitif est dans l’art. Le chef-d’œuvre d’aujourd’hui sera le chef-d’œuvre de demain. »

Pour l’art :

« On se succède, on ne se remplace point. »

« Sublimité, c’est égalité. »

« Une fois l’absolu atteint, tout est dit. Cela ne se dépasse plus. »

Pour la science :

« En science, des choses ont été chefs-d’œuvre et ne le sont plus. La machine de Marly [1] a été chef-d’œuvre. »

« La science cherche le mouvement perpétuel. Elle l’a trouvé ; c’est elle-même. »

« La science est continuellement mouvante dans son bienfait. »

« Tout remue en elle, tout change, tout fait peau neuve. Tout nie tout, tout détruit tout, tout crée tout, tout remplace tout. Ce qu’on acceptait hier est remis à la meule aujourd’hui. La colossale machine Science ne se repose jamais ; elle n’est jamais satisfaite ; elle est insatiable du mieux, que l’absolu ignore. La vaccine fait question, le paratonnerre fait question. Jenner a peut-être erré, Franklin s’est peut-être trompé ; cherchons encore. Cette agitation est superbe. La science est inquiète autour de l’homme ; elle a ses raisons. La science fait dans le progrès le rôle d’utilité. Vénérons cette servante magnifique. »

On retrouve beaucoup de chose dans la verve de Victor Hugo. D’une part que la science se fait lentement, petit à petit, au prix parfois d’errances et d’erreurs. Mais c’est aussi la force de la science de pouvoir revenir sur le « bon » chemin, et de corriger ses erreurs, avec le temps. Une des pierres angulaires de la méthode scientifique, qui s’est lentement élaborée au fil des siècles, est la réfutabilité : une « théorie » scientifique n’existe que tant que l’expérience ou l’observation (ou tout autre « démonstration ») n’ont pas prouvé qu’elle était fausse.

« La science va sans cesse se raturant elle-même. Ratures fécondes. »

« Tout ce long tâtonnement, c’est la science. Cuvier se trompait hier, Lagrange avant-hier, Leibnitz avant Lagrange, Gassendi avant Leibnitz, Cardan avant Gassendi, Corneille Agrippa avant Cardan, Averroès avant Agrippa, Plotin avant Averroès, Artémidore Daldien avant Plotin, Posidonius avant Artémidore, Démocrite avant Posidonius, Empedocle avant Démocrite, Carnéade avant Empédocle, Platon avant Carnéade, Phérécyde avant Platon, Pittacus avant Phérécyde, Thalès avant Pittacus, et avant Thalès Zoroastre, et avant Zoroastre Sanchoniathon, et avant Sanchoniathon Hermès. Hermès, qui signifie science, comme Orphée signifie art. Oh ! l’admirable merveille que ce monceau fourmillant de rêves engendrant le réel ! O erreurs sacrées, mères lentes, aveugles et saintes de la vérité ! »

« Quelques savants, tels que Kepler, Euler, Geoffroy Saint-Hilaire, Arago, n’ont apporté dans la science que de la lumière ; ils sont rares. »

Tout au long de son argumentaire, Victor Hugo amalgame également science et technologie. La science est un ensemble de connaissances, construite à partir d’une méthode rigoureuse. Tandis que la technologie est une application (humaine) de la connaissance (souvent scientifique) acquise. Si la science n’est par essence ni bonne ni mauvaise, en revanche la technologie est ce que l’homme veut bien en fait pour le pire, parfois, pour le meilleur, souvent.

La technologie s’associe évidemment au progrès, la science progresse aussi, dans la connaissance de la nature. Et donc la technologie peut en profiter pour progresser de concert.

Victor Hugo prend l’exemple de Jacob Metius ou Metzu auquel on associe l’invention de la lunette grossissante. Pour évoquer ensuite Galilée, puis d’autres qui ont perfectionné l’invention hollandaise, au point que l’Histoire en a oublié le nom de l’initiateur...

« Cela est ainsi d’un bout à l’autre de la science. »

Encore une remarquable façon de définir la science :

« La science est l’asymptote de la vérité. Elle approche sans cesse, et ne touche jamais. »

En effet, la science tente de comprendre la nature, elle la modélise, la réduit à des équations mathématique, mais qui ne reflèteront jamais la complexité des phénomènes. Au fur et à mesure qu’elle avance dans la connaissance, la science se complexifie pour « coller » au plus près de ce que l’on observe, pour comprendre plus finement l’univers qui nous entoure. Et de ce point de vue l’image de Victor Hugo est belle, « l’asymptote de la vérité » ; asymptote faisant référence au langage mathématique utilisé pour décrire la nature...

« Mais elle est série. Elle procède par épreuves superposées l’une à l’autre et dont l’obscur épaississement monte lentement au niveau du vrai. »

« Rien de pareil dans l’art. L’art n’est pas successif. Tout l’art est ensemble. »

Et Victor Hugo de résumer son propos par :

« Pascal savant est dépassé ; Pascal écrivain ne l’est pas. »

Ce qui n’est pas tout à faire exact, on enseigne encore la loi de l’hydrostatique de Pascal, qui n’est pas dépassée...

[1Je ne connaissais pas cette « machine » mais c’est marrant, parce que lorsque j’étais en thèse, je travaillais avec les images d’un télescope, celui de l’expérience EROS, qui se trouvait à La Silla au Chili, un télescope de un mètre de diamètre qui s’appelait... le MARLY, car originaire pour partie des observatoires de Marseille et de Lyon (je crois)...


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