Les tribulations d’un (ex) astronome

De l’art ou des équations ?

samedi 25 mars 2017 par Guillaume Blanc

Il y a quelques mois, je suis passé par la gare du Nord ; sur les quais du RER B, je suis tombé nez-à-nez avec des équations grand format, sur les murs habituellement gris sales au-delà des rails. Sur fond coloré, de vastes équations mathématiques se déployaient. Forcément interpellé, un sentiment mitigé m’a tout de suite envahi, avec d’un côté une satisfaction amusée de voir des équations recouvrir un mur autrement sordide. Et d’un autre côté, de constater que ces équations, qui ressemblaient à des équations de thermodynamique par certains côtés, n’étaient pas présentées sous leur meilleur jour... Des symboles mathématiques dessinés visiblement par quelqu’un qui n’a aucune notion de ce qu’il fait, un peu comme ma fille de quatre ans qui dessine les lettres de l’alphabet. Et puis des équations où variables et valeurs numériques se côtoient [1] : la pureté habituelle des équations est passée à la trappe... Comme si la physique ne regorgeait pas de superbes équations !

Je me demandais d’où elles sortaient, ces équations. En furetant sur les quais, j’ai trouvé l’explication.

Il s’agit donc d’un travail de l’artiste Liam Gillick en lien avec la 21e conférence des parties sur le climat à Paris (COP 21) en 2015. Objectif fort louable, l’artiste s’est plongé dans le travail du climatologue Syukuro Manabe, pionnier des modèles climatiques, et prix Nobel de physique 2021 pour cela. Il en a extrait quelques équations qu’il a semble-t-il voulu mettre en forme « tout seul. » En dépit du bon sens mathématique. Et c’est moche et fade. Il a réussi le tour de force de passer complètement à côté de l’habituelle beauté intrinsèque des équations.

En plus, les équations choisies sont très spécifiques à un problème très particulier, qui, sorties de leur contexte, sont simplement incompréhensibles. L’universalité qui fait une partie de la beauté des équations physiques se perd ici dans la singularité.

Je n’ai pas épluché toutes les publications de Syukuro Manabe, mais j’ai retrouvé un papier d’où l’artiste a extrait un certain nombre d’équations sans visiblement se poser plus de question que de les retranscrire bêtement — une plongée superficielle, donc... D’ailleurs sur le simple plan esthétique je les trouve plus jolies dans leur format original :

De fait, puisque c’est de l’art, peut-on dire objectivement que c’est « moche » ? Je n’aime pas, c’est un fait. Mais est-ce que mon opinion peut être généralisée ? Probablement que le profane en matière mathématique ne se posera pas toutes ces questions existentielles, et trouvera ça beau ou moche, ou y sera indifférent, tout comme moi devant n’importe quelle autre œuvre d’art. Toujours est-il que de mon point de vue, la physique et ses équations ne sont pas mises particulièrement en valeur par cette œuvre. Et c’est bien dommage.

Il y a effectivement tellement de passerelles évidentes entre l’art et la science que l’exposition de ces équations bancales ne valorise pas forcément la première mais surtout me paraît faire du tort à la seconde. Non, la science, la physique en particulier, ce ne sont pas des équations sans queue ni tête empilées en dépit du sens. Bien au contraire. Les physiciens qui voient ça se sentent un peu agressés, quelque part. C’est bien dommage. Il y a tellement de belles équations en physique, et même plus spécifiquement en climatologie. Des équations plus fondamentales et plus générales, plus belles, que celles choisies là.

Par exemple l’équation de Stefan-Boltzmann :

$$\frac{dP}{dS} = \sigma T^4,$$

qui donne la puissance surfacique rayonnée ; ou encore l’équation donnant la température à la surface de la Terre dans un modèle à une couche d’atmosphère :

$$T_{\text{surf}} = \left[ \frac{(1-\alpha_T)(1+\gamma_{\text{vis}})}{(1+\beta_{\text{IR}})} \cdot \frac{I_o}{4 \sigma}\right]^{\frac14}$$

Les équations de Navier-Stokes qui sont à la base de n’importe quel modèle du climat...

$$\frac{\partial \rho}{\partial t} + \mathbf{\nabla} \cdot (\rho \mathbf{V}) = 0$$

$$\frac{\partial \left( \rho \mathbf{V} \right)}{\partial t} + \mathbf{\nabla} \cdot \left(\rho \mathbf{V} \mathbf{V} \right) = \mathbf{\nabla} \cdot \mathsf{P}+ \rho \mathbf{g} $$

$$\frac{\partial (\rho E)}{\partial t} + \mathbf{\nabla} \cdot (\rho E \mathbf{V}) = \mathbf{\nabla} \cdot \left( \mathsf{P} \cdot \mathbf{V} \right) + \rho \mathbf{g} \cdot \mathbf{V} +\mathbf{\nabla} \cdot \mathbf{q} + \mathbf{\nabla} \cdot \mathbf{q}_R$$

Au passage, LaTeX fait beaucoup mieux en terme d’esthétisme mathématique.

Bref, si l’idée de départ est fort intéressante, l’artiste aurait dû s’allier avec un spécialiste pour donner plus de corps à son œuvre. Dommage. La « carte blanche » n’est pas toujours pertinente... Même s’il vaut peut-être mieux ça que des murs couleur béton sali par les ans.

(article revu le 18 aout 2023)

[1En plus quand on s’efforce d’éduquer les étudiants à ne pas mélanger calculs formels et applications numériques, là, on se retrouve avec des valeurs numériques dimensionnées au beau milieu de formules formelles... Pas idéal d’un point de vue pédagogique !


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