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La conjuration des imbéciles
Monumental !
Je n’ai plus autant de niches de lectures quotidiennes que du temps où je prenais encore le RER, les livres sont avalés moins rapidement. La difficulté, parfois, de « rentrer » dedans, dans l’histoire, de s’y fondre, s’en trouve parfois démultipliée, la lecture étant concurrencée par une multitude d’activités quotidiennes diverses et variées, toutes contraintes par des besoins physiologiques et une contingence physique ou plutôt astronomique : la durée du jour est de 24 h. Même si celle-ci augmente avec le temps, il faudrait plus de quelques vies humaines pour que cela soit perceptible et encore plus pour ce soit surtout utilisable. Réduire la durée du travail est donc une valeur plus sûre pour gagner du temps de lecture. Toutefois, malgré la petitesse de ces niches avoir l’effort de surmonter un début romanesque parfois complexe apporte souvent un plaisir par la suite, translaté, celui d’avoir surmonté le verrou du début, pour se délecter de la suite. C’est exactement le cas avec La conjuration des imbéciles. Le style quelque peu alambiqué, complexe, variant selon les personnages, sorte de Damasio avant l’heure, qui se mérite, dont on ressort comblé. Le titre délectable — A confederacy of dunces — pour l’original, a indéniablement quelque chose d’attirant. Un roman probablement cité dans une de mes lectures décroissantes du moment –- univers intellectuel actuel — qui m’a accompagné ces derniers temps, souvent le soir sur l’oreiller. J’ai partagé les élucubrations de cet olibrius d’Ignatius, dont l’expression, soutenue, comme dans un livre, contraste de manière saignante avec le parler de sa mère ou de ses concitoyens des quartiers populaires du sud-est des États-Unis. Personnage décalé, en déphasage par rapport à son temps, voire en contradiction, probablement même avec n’importe quelle époque.
Écrit au début des années soixante, publié vingt ans plus tard, bien après le suicide de son auteur, John Kennedy Toole, qui se croyait écrivain raté – quelle erreur ! – il dépeint de manière rocambolesque une plongée dans La Nouvelle-Orléans de l’époque. Ignatius, sorte de grand dadais à l’esprit vif, mais au corps débordant et pesant, verse dans la facilité rhétorique tout autant qu’il a de difficultés à mouvoir son imposante carcasse. Une santé qu’il considère lui-même comme délicate, gouvernée par les contingences de son enveloppe charnelle ou plutôt par l’hydraulique de son intérieur : Ignatius est mené de main de maître par son anneau pylorique, ce cylindre musculaire faisant la jonction entre l’estomac et le duodénum. Sa vie et ses journées sont ainsi rythmées par une météo pylorique au gré des rétrécissements musculaires selon son humeur ou les événements extérieurs qui l’affectent. En croisade constante contre la société « moderne » et tout ce qu’elle a de consommation, il vit chez sa mère, Tanguy, déjà, sorte d’impératrice dans sa vie. Quand celle-ci lui intime de trouver du travail pour contribuer à payer les dégâts causés par un accident de voiture, le lecteur peut apprécier le décalage certain entre la vision du monde d’Ignatius, façonnée par la lecture de Boèce, plutôt impassible et paisible, sans heurt, et la réalité qui tente envers et contre tout de le rattraper avec plus ou moins de succès. Sorte de décroissant avec l’heure, ou sans le dire, chacun de ses travails le conserve peu de temps, juste celui de semer une zizanie malgré lui. Bombe à retardement.
« — Je vous en prie, soufflez votre fumée dans une autre direction. Mon appareil respiratoire est, malheureusement, d’une qualité inférieure à la moyenne. M’est avis que je suis le fruit d’un engendrement d’une particulière faiblesse de la part de mon père. Son sperme fut émis, je le crains, d’une manière très négligente. »
« — Les conserves sont une perversion, dit Ignatius. Je soupçonne qu’en dernier ressort leur consommation est extrêmement dommageable pour l’âme. […] Je ne mange jamais de conserve. Je l’ai fait une fois et j’ai senti que mon intestin commençait à s’atrophier. »
Les personnages qu’il croise, entre sa mère, sorte de dictatrice familiale désespérée par son fils, sa petite amie, ou ex-petite amie, avec laquelle il entretient une correspondance ambiguë, un policier qui tente désespérément d’arrêter un criminel ou un bandit pour enfin exister en tant que tel, un vieil homme noir embarqué dans la spirale des événements un peu contre son gré, etc., sont tous de joyeux doux dingues. La citation en exergue de Jonathan Swift le rappelle : « Quand un vrai génie apparaît en ce bas monde, on peut le reconnaître à ce signe que les imbéciles sont tous ligués contre lui. » Ignatius, génie malgré lui ou imbécile parmi les imbéciles de la « conjuration » ?
Le personnage pourtant détestable n’en est pas moins attachant. Il me fait penser, par nombre de côtés, si ce n’est la passionnante vision philosophique du monde, à mon voisin du dessous, sorte d’armoire à glace de guimauve, les paluches pendantes, les panards, gigantesques palmes, en éventail, le regard assez vide, ou neutre, qui vit aussi, toujours, chez ses parents. Mais contrairement à lui, qui accumule les objets hétéroclites au point que cela déborde jusque dans les parties communes de la résidence, Ignatius n’est attaché à aucun bien matériel. Il passe son temps dans l’oisiveté à écouter le fruit de sa digestion ou bien à noircir des cahiers de notes sur le monde et sur son monde. Oisiveté bousculée par une série d’événements déclenchée par le besoin d’argent, sorte de réaction en chaîne incontrôlée ou incontrôlable qui révèlera néanmoins quelques subtilités dissimulées tout au fil du récit.
« Destin hideux s’il en fut : il devait désormais affronter l’ultime perversion : ALLER AU TRAVAIL. »
Héros de la décroissance ? Figure intellectuelle d’un anarchisme mou, tranquille, surtout ne pas se tuer à la tâche et être à l’écoute continuelle de ses entrailles. Et pourquoi pas être payé à ne rien faire ? Ou pour ne rien faire ? Ignatius en rêve probablement, même si l’argent, sorte de pseudoréalité bassement matérielle, est complètement en dehors de son système de valeurs. Pire que cela, Ignatius semble être la bombe à fragmentation rêvée dans la lutte sans merci contre la gangrène capitaliste. À peine embauché dans une entreprise, en parfait décalage avec ce que l’on attend de lui, il parvient, malgré lui à saborder l’ouvrage. Saboteur hors-norme. Figure inspirante dans un monde actuel complètement déconnecté de la réalité humaine engagé sur la pente savonnée de la croissance sans limites portée par une quête de profit au détriment même de la vie humaine. Une petite armée d’Ignatius pourrait ainsi mettre à bas les rouages du système, afin de mieux reconstruire, de rebâtir sereinement, sans attendre d’infléchir une trajectoire inéluctable, inertielle, impossible à modifier autrement. Seul le trou dans la coque sous la ligne de flottaison pourrait peut-être sortir l’humanité de sa torpeur. Loger des Ignatius de-ci de-là à différents postes clefs, comme ça, sans en avoir l’air ? Plus vite la chose sera à terre, fumante, plus vite elle pourra renaître de ses ruines, plus belle.
Petit florilège pour entrapercevoir le personnage et sa philosophie décalée par rapport au monde d’alors, que l’on retrouve encore aujourd’hui, décuplé. Un tel décalage apparaît alors plus flagrant, mais aussi plus nécessaire. Le fameux pas de côté ?
« Mon esprit jamais au repos et dont je ne puis maîtriser le mouvement perpétuel eut tôt fait de me faire apercevoir un plan si audacieux et splendide que je tremblais à cette seule pensée. « Assez ! criai-je, implorant mon propre esprit semblable à quelque Dieu. C’est pure folie. » Mais je n’en prêtais pas moins attention au bouillonnement qui habitait mon cerveau. Ce dernier m’offrait la possibilité de sauver le monde en utilisant la décadence et la dégénérescence elles-mêmes ! »
« — Boèce vous apprendra qu’il ne sert à rien de faire des efforts, en dernière analyse, puisque tous les efforts sont dépourvus de sens. Nous devons apprendre à accepter. »
« — Ils essayeraient aussitôt de faire de moi un crétin, amateur de télévision, de voitures neuves et d’aliments surgelés ! Tu ne comprends donc pas ? La psychiatrie c’est pire que le communisme. Je ne veux pas de lavage de cerveau ! Je ne veux pas devenir un robot, un zombie !
— Mais Ignatius, tout d’même, y viennent en aide à des tas d’personnes qu’ont des ennuis.
— Crois-tu que j’ai un ennui ? beugla Ignatius. Les seuls ennuis de ces malheureux c’est de n’avoir point le goût des voitures neuves et de la laque en atomiseur. C’est pour cela qu’on les enferme ! Ils inspirent de la terreur aux autres membres de la société. Tous les asiles de ce pays, jusqu’au dernier, sont pleins de gens qui ne supportent pas la lanoline, la cellophane, le plastique, la télévision et les circonscriptions, de pauvres gens dont c’est le seul crime. »
« — Vous savez, l’inventeur des menottes, des fers et des chaînes ne se serait jamais douté de l’utilisation que ces conceptions d’un autre âge plus rude et plus simple que le nôtre auraient un jour dans le monde moderne ! Si j’étais à la place des promoteurs immobiliers et des responsables de l’aménagement du territoire en banlieue, j’en prévoirais au minimum une paire au mur de chaque foyer. Quand les banlieusards seraient fatigués de la télévision, du ping-pong ou des autres activités, quelles qu’elles soient, qu’ils pratiquent dans leur foyer, ils pourraient s’enchaîner les uns aux autres, se jeter aux fers pour un moment. Tout le monde adorerait ça. On entendrait les épouses : « Mon mari m’a jeté aux fers, hier soir. C’était formidable. Le vôtre ne vous l’a jamais fait ? » Les enfants se hâteraient de rentrer de l’école à la maison car leur mère les y attendrait pour les enchaîner. Cela permettrait aux enfants d’enrichir leur imagination, ce que la télé leur interdit, et je ne doute pas que la délinquance juvénile en serait considérablement diminuée. Quand le père rentrerait à son tour, les autres membres de la famille pourraient se saisir de lui et le jeter aux fers pour lui apprendre à être assez stupide pour travailler toute une journée dans le but de subvenir aux besoins du ménage. Les vieux parents ennuyeux pourraient être enchaînés dans le garage. On leur libèrerait les mains une fois par mois, pour leur permettre d’endosser leur chèque de sécurité sociale ou leur retraite. Les fers et les chaînes permettraient la construction d’une vie plus belle pour tous. »
Guillaume Blanc
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