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L’oiseau moqueur
J’avais cette fiction de l’auteur américain Walter Tevis à l’intérieur de ma pile de livres à lire (qui semble grandir inexorablement…) depuis un certain temps ; je ne sais plus ce qui m’avait incité à l’acheter, probablement parce ça parle de livres que l’humanité ne lit plus. Au moment de faire les bagages pour les Alpes, comme c’était un des plus petits – c’est-à-dire pas trop lourd ! — romans que j’avais, il s’est naturellement retrouvé dans le sac : pour la randonnée en itinérance et bivouacs, ce serait parfait !
Dans la lignée de Fahrenheit 451 (1953) de Ray Bradbury, ou du moins connu La ballade de Lila K (2010) de Blandine Le Callet, L’oiseau moqueur (1980) décrit une société dans un futur lointain où l’humanité est asservie aux écrans et droguée. Les livres n’existent plus, plus personne ne sait lire ni écrire ; ni compter d’ailleurs.
« Dans les internats, tout le monde apprenait à compter jusqu’à dix, mais on ne compte que pour pouvoir distinguer les huit prix différents des objets qu’on achète. Un pantalon coûte deux unités, un algue-burger une unité, et ainsi de suite. Et quand on a épuisé toutes les unités allouées pour une journée, la carte de crédit devient rose et ne fonctionne plus. La plupart des choses, bien entendu, sont gratuites, comme les psi-bus, les chaussures et les postes de Télé. » (p. 105)
Les humains ne se parlent même plus beaucoup, ils sont éduqués à s’éloigner de l’autre, à garder un espace de sécurité autour de soi, à ne pas exprimer sentiments et questions personnelles. La société est régie par des robots, de différentes classes, avec des fonctions différentes, mais elle périclite doucement, certaines fonctions ne sont plus assurées, certaines choses ne sont plus réparées. Spofforth est un « Classe 9 », le plus élaboré de tous, presque humain, capable de sentiments, programmé pour gérer la société (il est doyen de l’université de New York au moment où se déroule l’histoire), il y a longtemps de cela. Il est contacté par un humain, Paul Bentley, qui dit savoir lire. Il a appris en regardant un vieux film dans lequel une femme apprenait à lire à des enfants en écrivant sur un tableau. Spofforth lui fait lire et enregistrer les sous-titres d’anciens films muets. Paul rencontre une femme, Mary Lou, il lui apprend à lire. À l’époque où se passe le récit, il n’y a plus d’enfants. Les humains sont gavés de drogues qui les rendent non seulement hagards, mais aussi stériles.
« La plupart des pilules, depuis ces trente dernières années, contiennent un agent contraceptif. J’ai vérifié quelques bandes contrôle à la bibliothèque quand nous avons abordé ce sujet l’autre jour. Il y a eu un Plan Dirigé conçu pour réduire la natalité pendant une durée d’un an. Une décision d’ordinateur. Mais quelque chose s’est détraqué et la natalité n’a jamais repris depuis. Ça a été un sacré choix. Je restai assise un moment à y réfléchir. Un équipement défectueux, ou un ordinateur qui grille, et plus de bébés. Jamais plus de bébés. » (p. 141)
Paul et Mary Lou refusent de prendre leur quota de drogues. Paul apprend à lire à Mary Lou. Jusqu’au jour où Spofforth arrête Paul et l’envoie en prison sous prétexte que la lecture est interdite. Spofforth se met en ménage avec Mary Lou, il était amoureux d’elle. Elle est enceinte de Paul. Spofforth ne peut avoir de relations sexuelles. Pendant ce temps Paul se morfond en prison jusqu’au jour il trouve une caisse de livres. Dont la Bible : « La sainte Bible débute ainsi : ‘Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre.’ Rien n’indique à quel siècle se rapporte ce ‘commencement’ et il n’est pas très clairement expliqué qui est, ou était, ‘Dieu’. Je n’arrive pas à savoir si la sainte Bible est un livre d’histoire, un manuel d’entretien, de la poésie, ou autre chose. Elle parle de beaucoup de gens étranges qui paraissent à peine réels. » (p. 176)
Paul finit par s’évader et rejoint New York après diverses péripéties.
Les humains ne savent plus rien. Pas même comment compter le temps qui défile : les années, les siècles sont devenus des concepts abstraits. Seul Spofforth n’oublie rien, car il a été programmé pour cela. Ce qui le rend malheureux. Il voudrait se suicider, mais il a été programmé pour éviter cela. Condamné à l’éternité. Pendant ce temps, l’humanité n’est plus que l’ombre d’elle-même, elle s’éteint doucement, avec la génération de Paul et Mary Lou, la dernière ?
« Seul l’oiseau moqueur chante à l’orée du bois » est une phrase dite, et donc écrite, dans un vieux film muet analysé par Paul. Le côté abscons [1] de cette phrase le fascine comme un leitmotiv.
«
— Qu’est-ce qu’on fait, exactement, avec un livre ?
— On le lit.
— Ah, fit-elle, puis un instant plus tard : Qu’est-ce que ça veut dire, lire ?
» (p. 74)
« Ce que j’écris, c’est pour le lire. Et quand je le lis, il se passe quelque chose d’étrange et de passionnant dans mon esprit. » (p. 96)
«
— S’il ne naît plus d’enfants, dis-je, il n’y aura bientôt plus personne sur la terre.
Il resta quelques instants silencieux puis il me dévisagea :
— Et ça te préoccupe ? demanda-t-il. Ça te préoccupe vraiment ?
Je lui rendis son regard. Je ne savais pas quoi répondre. Je ne savais pas si ça me préoccupait vraiment.
» (p. 138)
À un moment, dans ses pérégrinations postévasion, Paul arrive dans une usine de fabrication de grille-pains : des robots s’étalaient le long d’une chaine de fabrication depuis les feuilles d’acier jusqu’aux grille-pains. À la fin de la chaine, un robot vérifie que le grille-pain flambant neuf fonctionne. Ce n’est jamais le cas. Il le jeta alors dans une poubelle « recyclage » qui partait dans une pièce où les grille-pains endommagés étaient transformés en feuilles d’acier. Qui servaient à construire de nouveaux grille-pains. « L’usine fonctionnait en circuit fermé. Rien n’y entrait et rien n’en sortait. Pour autant que je sache, ça faisait des siècles qu’elle faisait et défaisait des grille-pain de cette façon. » (p. 205) Et cela à cause d’une petite pièce qui était restée bloquée à une des étapes… Allégorie du recyclage éternel, du concept récent d’économie circulaire qui vaudrait bien fonctionner ainsi, mais qui oublie quelques principes physiques au passage : le recyclage nécessite de l’énergie, toujours ; il ne peut être perpétuel.
Seraient-ce la croissance et le capitalisme qui sont à l’origine de cette fin du monde, fin de l’humanité ? Ils ne sont pas nommés tels quels, mais des indices laissent évidemment entrevoir cela.
«
Dès le début du XXe siècle, la plupart des grandes villes d’Amérique du Nord étaient sillonnées par des tramways.
— Que sont-ils devenus ?
— Les constructeurs automobiles s’en sont débarrassés. Ils ont distribué des pots-de-vin aux élus municipaux pour qu’ils arrachent les rails des tramways, et ils ont acheté de l’espace publicitaire dans les journaux pour convaincre les citoyens que c’était une évolution inévitable. Comme ça, ils pouvaient vendre plus de voitures, et transformer plus de pétrole en essence pour faire fonctionner ces voitures. Pour que les entreprises grandissent et qu’un nombre très limité de gens puissent devenir incroyablement riches, avoir des domestiques et habiter dans des hôtels particuliers. Ça a changé le destin de l’humanité plus que l’invention de l’imprimerie. Ça a créé les banlieues, et plein d’autres dépendances – sexuelles, économiques, psychologiques – à l’égard de l’automobile. Et l’automobile ne faisait qu’ouvrir la voie à des dépendances plus profondes, plus intériorisées, à l’égard de la télévision, puis des robots et enfin, l’ultime et logique conclusion à tout ça : la perfection de la chimie de l’esprit.
» (p. 214)
L’avènement de la société du pur plaisir, avec différentes sortes d’addictions, voiture d’abord, écrans ensuite (télévision), et finalement abrutissement de masse avec les drogues pour ne plus avoir à penser, à réfléchir. Les décisions sont prises par les robots. L’humanité n’a plus qu’à se laisser porter. Une existence proche du néant. « Je ne voulais plus imposer le silence à mon esprit, ni l’utiliser comme un simple catalyseur de plaisir. Je voulais lire, je voulais penser et je voulais parler. » (p. 274)
L’extrait précédent, quant à la voiture, résonne avec le texte d’André Gorz, L’idéologie sociale de la bagnole publié en 1973 : « À la différence de tous les propriétaires passés de moyens de locomotion l’automobiliste allait avoir un rapport d’usager et de consommateur — et non pas de possesseur et de maître — au véhicule dont, formellement, il était le propriétaire. Ce véhicule, autrement dit, allait l’obliger à consommer et à utiliser une foule de services marchands et de produits industriels que seuls des tiers pourraient lui fournir. L’autonomie apparente du propriétaire d’une automobile recouvrait sa radicale dépendance. »
Enfin, la prise de conscience du pourquoi :
« Et je pris enfin conscience, en examinant ce visage stupide, ce visage artificiel, de ce que cette grotesque parodie d’humanité était réellement : rien, absolument rien. Les robots n’étaient qu’une chose qu’on avait inventée, un jour, par amour de la technologie – uniquement parce qu’elle permettait de les inventer. Ils avaient été fabriqués et offerts à l’humanité comme l’avaient été, autrefois, les armes qui avaient failli causer sa perte : en étant considérés comme une ‘nécessité’. » (p. 313)
Là est la question fondamentale posée par ce roman : doit-on concevoir un truc, un objet, un concept parce que on sait le faire ? La question est posée dans les dernières pages, mais l’ensemble du récit y répond, en fait. Cette question est plus que jamais d’actualité : les choses sont actuellement faites (à de très rares exceptions près sur lesquelles l’humanité s’est mise d’accord pour ne pas le faire, comme le clonage humain) parce qu’on sait les faire. Le progrès de la connaissance peut aussi être questionné en ce sens : jusqu’où peut-on aller d’un point de vue éthique ? L’humanité fait les choses à partir du moment où l’économie capitaliste imagine un « marché ». Choses qui deviennent ainsi « indispensables » si toutefois elles rapportent de l’argent. Comme la voiture citée ci-dessus, la télé, les réseaux sociaux ou encore le téléphone intelligent de notre société. Les outils de ce que l’on nomme improprement intelligence artificielle prennent le même chemin. L’abrutissement des masses est en route. Il n’est pas l’œuvre de drogue que chacun, chacune devrait ingurgiter chaque jour, mais celui des écrans, télévision et smartphone. Qui, de la même façon, uniformisent la pensée, l’évitent, même.
La question est d’autant plus fondamentale que l’on fabrique de plus en plus d’objets, simplement parce qu’on sait les faire et parce que cela génère des profits, malgré leur inutilité intrinsèque. Cela engendre des catastrophes sanitaires et/ou environnementales, car toute chose créée consomme de l’énergie et de la matière, donc puise dans de précieuses ressources et génère des déchets et donc des pollutions. Les exemples sont innombrables, il suffit d’errer dans les rayons d’un supermarché pour s’en convaincre. La fabrication d’un nouvel objet devrait être réfléchie à l’aune de son utilité, des risques encourus, mais aussi (et surtout) de son impact environnemental (comme dans Écotopia ou La vague montante).
Comme d’autres œuvres dystopiques, « L’oiseau moqueur » serait-il un récit prédictif, scénaristique vers lequel l’humanité serait engagée par rapport à la trajectoire qu’elle suit depuis des décennies, portée par un modèle économique mortifère ? On pense également au film d’animation « WALL-E » (2008) qui montre une humanité déshumanisée par elle-même. Ou encore, dans d’autres registres, au « Meilleur des mondes » de Aldous Huxley (1931) avec son eugénisme, son uniformisation artificielle de l’humanité, au « 1984 » de Georges Orwell (1949) avec la surveillance de masse, que l’on retrouve dans « L’oiseau moqueur » par l’entremise des robots. On peut également se demander pourquoi un tel abrutissement des masses, malgré leur éducation ? Pourquoi seulement deux personnes (dans le roman) semblent avoir la capacité de refuser les drogues, de s’opposer aux robots, d’apprendre des trucs, de penser par elles-mêmes ? Est-ce un choix entre la facilité (la drogue, qu’elle soit chimique ou numérique) et le chemin tortueux de la sensibilité au réel ? Après tout, l’humanité s’adonne bien à nombre de drogues qui lui permettent, tout au moins pour les plus répandues, tabac et alcool, de s’évader plus ou moins momentanément du réel jugé alors trop agressif. Les téléphones portables renferment également les individus dans des bulles individualistes, là aussi, pour échapper à une réalité jugée trop insipide ? Les interactions sociales en pâtissent. Donc la réalité aussi. Cercle vicieux ?
Cet abrutissement des masses par la drogue et par les écrans trouve dans l’actualité une forte résonance avec la remontée du fascisme dans les démocraties : le peuple est suffisamment assommé par une réalité parallèle dans sa consommation d’écrans qu’il en vient à utiliser les outils démocratiques contre son propre intérêt et contre la notion d’humanité même. Il en vient à s’oublier lui-même. La faute à la technologie ? À ces objets, outils que l’on a fabriqués parce qu’on savait les faire et/ou parce qu’il y avait un marché et donc des profits à la clé, sans se poser de questions sur les conséquences de leur utilisation massive ? Mais dans ce cas à quoi bon l’éducation si le discernement, la réflexion, la pensée à l’échelle individuelle sont anéantis dès qu’une question fondamentale (comme une élection) se dessine ? À quoi bon enseigner l’histoire du 20e siècle avec la 2e guerre mondiale engendrée par le fascisme, justement, si c’est pour replonger dans une configuration similaire ? Où est le problème ? Dans l’enseignement général ou bien dans la démocratie ? Le premier est certes perfectible, d’autant que le néolibéralisme [2] est en train de le démolir consciencieusement, mais il fait pour autant (encore à peu près) son office. La démocratie est également mise à mal par le pouvoir oligarchique [3] qui est un avatar du même néolibéralisme [4]. Ces deux aspects suffisent-ils à annihiler toute réflexion et pensée critique ? Dans ce cas, il faut revoir l’éducation, et surtout l’éducation à la démocratie. Mais n’est-ce pas le serpent qui se mord la queue : pour revoir le système éducatif ne faut-il pas d’abord revoir le système démocratique pour que le pouvoir en place n’œuvre pas en détruisant et instrumentalisant l’école ? Et donc faire tomber l’oligarchie et revoir la façon de faire société et d’être en démocratie. Tout un programme !
Que de questions fascinantes posées par ce roman quarantenaire bien tassé et pourtant d’une brulante actualité…
[1] En fait, en anglais, il s’agit de « mockingbird » qui est une tribu (sous-famille) d’oiseaux, les moqueurs en français, de la famille des mimidae, une famille de passereaux. Le titre a été traduit non pas par Le moqueur qui est ambigu en français, mais par L’oiseau moqueur qui l’est peut-être encore plus ! Ceci étant, les précédentes éditions de la traduction française avaient pour titre « L’oiseau d’Amérique »
[2] Naomi Klein le définit la « sainte trinité » du néolibéralisme comme : « l’élimination de la sphère étatique, la liberté complète pour les entreprises et la réduction draconienne des dépenses sociales. »
[3] Pouvoir détenu par une petite classe dominante, privilégiée. En l’occurrence les ultra-riches dans la société occidentale actuelle.
[4] Le néolibéralisme a pour objectif de diminuer le secteur public (comme les services publics) au profit du secteur privé, pour justement augmenter les profits de ces derniers, dans de la classe dominante.
Guillaume Blanc
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