J’ouvre un œil, réveillé par une habituelle envie pressante. Je sors la tête de l’amas de plumes qui m’enveloppe et me réchauffe. La tente est déjà baignée de cette douce lumière matutinale qui pointe entre aube et lever de soleil. Émerger des limbes, sortir du petit nid douillet, enfiler collant, chaussettes et une petite laine : on sent que l’air est vif, derrière la double paroi de fine toile qui nous sépare du dehors. Enfiler les coques des chaussures, et ouvrir la porte de la tente, délicatement, pour éviter les chutes de givre trop agressives de si bon matin. S’extraire de l’habitacle d’un vigoureux coup de rein, pour se retrouver debout, dans la neige, dehors, à 6150 m, en collant, les pieds dans des pompes de clown, forcément trop grandes. Et là, là, dans l’aube qui grandit vers l’est, la pyramide imposante et massive du Makalu se découpe sur un ciel qui déroule ses dégradés de bleus violacés. À droite du géant, un fin croissant de Lune, agrémenté d’un petit point qui brille encore avec vigueur, Vénus. Le spectacle est tellement beau, simplement beau, que j’en oublierais presque ce pourquoi je suis sorti. Et ce froid si vif. Vivifiant.
Depuis des mois que nous y pensons et préparons cette expédition [1], se retrouver à l’aéroport Charles de Gaulle le vendredi 8 avril au soir, après quelques péripéties pour boucler les bagages — le sac en soute ne devait pas excéder 20 kg, et le sac cabine pouvait être relativement lourd, mais petit : le mien était petit mais faisait ses 15 kg ! — fut un grand moment. L’enregistrement redouté s’est passé sans problème — en fait, c’était 23 kg ! — et nous nous retrouvons devant la porte d’embarquement pour un décollage à l’heure. Neuf heures d’avion, quelques heures à l’aéroport de Dehli — louées soient sa moquette et ses chaises longues — puis dernier vol vers l’est pour atterrir à Kathmandou, à 3h45 de décalage horaire de Paris.
Là, il faut acheter le visa. Formulaire à remplir, avec photo. Tout le monde avait oublié ce détail, personne n’avait de photo. La FFCAM nous a sauvé et nous voici en train de décoller délicatement la tronche de notre licence afin de satisfaire la bureaucratie népalaise. Ni vu ni connu. Après deux heures de queue, nous récupérons miraculeusement tous nos bagages et sortons côté ville, où Mulal, le directeur de l’agence Churen Himal qui assure la logistique de notre expédition, nous attendait patiemment [2]. Nous chargeons les sacs dans un minibus, et direction l’hôtel.
Ça n’a l’air de rien, dit comme ça, ce « direction l’hôtel », mais il y a derrière ces trois mots la traversée d’une bonne fraction de la ville de Kathmandou, et donc la découverte, pour nous autres, occidentaux. Le choc. Une ville faite de bric et de broc, des rues souvent bancales, un réseau électrique dont on se demande comment il peut fonctionner — d’ailleurs il ne fonctionne pas toujours bien, et dès que la nuit tombe, pas d’éclairage public : il fait nuit noire à Kathmandou, qui doit être la seule capitale au monde d’où l’on peut admirer le ciel étoilé ! En revanche il vaut mieux aller au restau avec une frontale dans la poche ! —, mais surtout, surtout, ce qui frappe, c’est l’anarchie qui règne sur les routes : la progression se règle au coude à coude, à grands coups de klaxons. Kathmandou est une cacophonie géante. Si on ajoute à cela le nuage de poussière et de pollution qui stagne au-dessus de cette lutte motorisée incessante, on a un parfait tableau...
Petite parenthèse de calme à l’hôtel. Dimanche, petite balade à pieds dans le quartier commerçant, Thamel, où l’on trouve une multitude d’échoppes vendant du matériel de montagne neuf à des prix défiants toute concurrence. Parfois le logo « North Face » est mal reproduit, dévoilant l’origine contrefaite de ces duvets rutilants. Le piéton est sans arrêt agressé par les voitures et les motos qui se faufilent partout en klaxonnant, klaxonnant, klaxonnant... C’est épuisant, et le retour à l’hôtel est paradoxalement toujours incroyablement relaxant. Passage par le Ministère du Tourisme, où l’on poireaute plus d’une heure que les huiles daignent nous recevoir. Formalités traditionnelles, présentation de l’officier de liaison, une dame que nous ne reverrons que le dernier jour, à Kathmandou. Payée à ne rien faire...
Bref, il est temps que l’on quitte la ville.
Ce fut chose faite dès le lendemain matin. Débarquement à l’aéroport pour prendre un petit vol pour Lukla. Pas d’heure de départ, on attend. Et puis, à un moment donné, sans qu’il n’y ait eu la moindre info tangible, c’est à nous. Un petit bi-moteur, une quinzaine de places, chacun son hublot pour profiter du paysage qui se déroule, en-dessous. Collines aux flancs escarpés, découpées de cultures en terrasses, habitations un peu partout, pas ou peu de routes : les népalais se déplacent à pieds. Un col survolé à ras de terre, les collines nous surplombent bientôt, et au détour d’une crête Lukla est en vue. La piste, désormais goudronnée est sacrément en pente. Atterrissage vers la montagne, décollage vers le précipice. Il faut remettre un coup de gaz pour en atteindre le haut et de là, le parking.
Nous rejoignons un hôtel à proximité, déjeuner sur l’herbe, pendant que notre sirdar, Suké, supervise l’équipe de porteurs, de sherpas et de cuistots qui vont nous accompagner dans notre périple pédestre. Départ pour notre première journée de marche en début d’après midi.
Malgré le mauvais temps qui plane, nous sommes tout excités à l’idée de partir pour de bon. Et en dépit des affirmations d’Antoine qui nous certifie qu’il ne pleut jamais dans ce pays, nous sortirons les capes de pluie. Découverte des chemins népalais : c’est « droit dans la pente », sans lacets, et puis quand ça descend, en fait, ça monte et ça descend... Découverte de la flore népalaise : forêts de rhododendrons arborescents, dont quelques-uns sont déjà en fleurs. Découverte des maisons népalaises : en pierres sèches, granit taillé à la main, au millimètre. La main d’œuvre est bon marché par ici.
Quelques heures de marche tranquilles nous amènent à notre première étape. Une poignée de maisons de pierres sèches qui s’égouttent dans la brume de fin d’après-midi. Un « lodge », sorte de gîte ou de refuge, qui nous servira de salle à manger. Dehors nos porteurs s’affairent pour monter nos tentes sur des terrasses au-dessus du village, les cuistots s’agitent autour d’une petite cahute pour nous préparer à manger. Il en sera ainsi chaque jour.
On nous cire les pompes. Difficile de voir ces népalais crouler sous des charges inhumaines — au moins 50 kg — pendant que nous furetons avec nos petits sacs de rando, de les voir nous préparer la bouffe sans que nous puissions mettre la main à la pâte, ou monter nos tentes quand eux dormirons entassés dans un vague recoin. Nous finirons par nous y faire — on s’habitue vite à se faire servir ! — et par accepter de les voir porter nos affaires en ployant sous la charge. De toutes façons, ici « c’est comme ça » nous dira plus tard Mulal ; de surcroît, plus ils portent, plus ils sont payés. Ils ne se seraient pas déplacés pour une simple charge. Au retour, en descendant de Namche Baazar à Lukla, très fréquentée par les touristes et par les autochtones, nous croiserons plus de porteurs chargés de matériaux de construction que de sacs de touristes. Alors, pourquoi ne pas aussi porter des sacs de touristes, le tourisme étant le moteur économique de la région ?
Le soir, on se met les pieds sous la table. Certes, on dîne à la frontale, avec la doudoune sur les épaules, mais rapidement, la soupe nous réchauffe de l’intérieur. Dehors, le brouillard enveloppe la montagne dans une douce fraîcheur humide. La nuit tombe vers 18h30. Ce sera au lit de bonne heure, comme chaque jour.
Le lendemain matin, un rayon de soleil vient caresser nos tentes. En passant la tête dehors, les premières grosses montagnes apparaissent comme des mirages, au loin. Ce qui nous attend est un col à 4550 m d’altitude qui, vu d’ici, est sous la neige. Cette deuxième journée nous effraie depuis un certain temps. Se retrouver si haut, si vite, pas le temps de s’acclimater à l’altitude. En plus la neige, si basse, promet une belle pataugeoire.
Finalement, ça passera bien, tout comme la nuit de l’autre côté, à 4100 m. Ensuite, le plus dur est passé : on redescend jusque vers 3100 m. Avant de reprendre une ascension plus lente et raisonnable, entrecoupée de jours de repos pour permettre au corps de s’habituer tranquillement au manque d’oxygène.
Petit à petit, nous remontons ainsi la vallée de l’Inkhu Khola, qui aboutit au Mera La. Nous prenons petit à petit de l’altitude, dépassant le sommet du Mont Blanc — altitude maximale pour Anne-Soisig et moi — sous Khare (4900 m), puis la barre symbolique des 5000 m sous le Mera La.
Le neuvième jour, après une courte nuit au camp de base du Mera Peak, nous partons de nuit pour tenter le sommet (6400 m), malgré notre acclimatation [3] encore imparfaite. J’étais tellement excité à l’idée d’aller voir là-haut que je n’ai pas beaucoup profité des trop courtes heures de sommeil qui nous étaient allouées. Après un petit-déjeuner au lit, nous nous engouffrons dans la fraîcheur d’une nuit d’encre. Le temps n’est pas au beau fixe, au loin, sur la gauche, des éclairs déchirent fréquemment les ténèbres. Plus haut, nous nous retrouvons dans le brouillard. Je commence à douter de pouvoir atteindre le sommet. Nous poursuivons pourtant, du moment que la trace déroule mécaniquement son ténu fil d’Ariane devant nos pas. En passant au large du camp d’altitude, deux guides népalais qui semblaient hésiter à traîner leurs clients là-haut, avec ce temps, vont finalement nous emboîter le pas. Le jour se pointe. Nous sortons de la couche de nuages. Le vent se lève de concert. Il faut que je m’arrête pour enfiler de chaudes et protectrices pelures supplémentaires.
Vers 6000 m, le soleil se lève, dévoilant un panorama stupéfiant. Un ballet de montagnes plus hautes les unes que les autres se dévoilent, parfois voilées d’écharpes de nuages. Makalu, Lhotse, Everest, et dans l’échancrure entre deux de ces géants, notre Baruntse. Splendide !
C’est aussi à partir de là que le pas se fait encore plus traînant, chaque mètre gagné semblant être le résultat d’une intense bataille intérieure. L’esprit qui ferait bien demi-tour pour retrouver un air respirable, plus bas, les jambes, qui, curieusement, poursuivent indépendamment l’ascension. J’ai du mal à adapter mon rythme à celui de mes compagnons de cordée. Cela m’épuise.
Après une pente raide, nous débouchons... nulle part ! Sorte de replat pas tout plat, dont la courbure masque le regard, il semble interminable. Mais à force de mettre un pied devant l’autre, même si le pas n’est pas bien grand, nous finissons par arriver quelque part au bout d’un laps de temps qui s’étiole vers l’éternité. Une traversée horizontale et nous sommes au pied du téton sommital. Là, c’est la déconvenue : un petit mur de glace, cinq à six mètres de haut, nous barre l’accès au sommet. Les copains font demi-tour. Nous tergiversons. Tenter le coup ou pas ? Nous sommes nazes, mal au crâne. Les nuages remontent, le mauvais temps menace. Y aller prendrait trop de temps. Je ne sais pas à quoi ressemble une tempête à cette altitude, mais je ne suis pas sûr d’avoir envie de tenter le diable. Nous faisons demi-tour nous aussi, quarante mètres sous le sommet...
Dans la descente, fournaise, on étouffe. Puis on attrape les nuages et avec, le mauvais temps. Neige. Dans les rails de la trace, retour au camp de base, puis de là, descente (et montée, forcément) au camp suivant. Au niveau d’un petit col, un peu au-dessus du camp, nos amis cuisiniers sont venus à notre rencontre avec deux thermos de tang chaud — une boisson au goût de fruit ! — et des biscuits. De quoi nous redonner l’énergie nécessaire pour atteindre les tentes. Où nous arrivons trempés sous une averse de neige !
Les deux jours suivants, nous remontons la vallée de l’Honggu Khola en contournant la superbe face nord du Chamlang, pour finalement atteindre le camp de base du Baruntse, à 5460 m. Nous avons ainsi laissé derrière nous l’ultime trace de verdure, pour nous retrouver dans un monde essentiellement minéral. Le camp est monté là où il devait être monté, au bord d’un lac gelé. L’emplacement est vaste, nous sommes la première expé [4]. La tente mess est déployée pour l’occasion, ce sera notre « salle à manger » pour les jours à venir.
Le lendemain, c’est « repos » avec une cérémonie bouddhiste le matin. Notre équipe s’est fendue de la construction d’un petit autel de pierres sèches, un de plus parmi les dizaines qui parsèment le camp. Pendant une heure notre « lama » ânonnera des imprécations bénissant notre matériel d’alpinisme, piolets, corde, chaussures, et balançant à tous vents, dans la direction de la montagne qui nous attend, de la nourriture. Les Dieux seront-ils avec nous ?
Dès le lendemain, nous attaquons les portages. Cette fois, même si Suké, notre sirdar, tient à nous donner un coup de main, c’est nous qui portons. Nous emmenons un camp d’altitude en haut du col West. Pour cela, il nous faut franchir 300 m de dénivelés pour atteindre le sommet d’une moraine, et 250 autres mètres de dénivelés en terrain glaciaire pour atteindre le pied du col.
Petite déception au pied du couloir : c’est sacrément raide. Du coup, nous ferons la chose en deux étapes. D’abord un dépôt sous la neige au pied, puis la montée dans le couloir, sur des cordes fixes en plus ou moins bon état. Couloir avec un pas de mixte au début, et 50 m de glace bleue, raide, sous une fine pellicule de neige sur la fin. Charmant !
Au gré des allers et retours, la moraine était en générale gelée et dure le matin, molle et spongieuse à la descente ; le glacier voyait parfois sa trace recouverte par la chute de neige de la veille. Une fois, j’ai eu de la neige jusqu’en haut des cuisses pour refaire la trace.
Et puis finalement, ce fut la montée seule. Nous allions tous dormir au camp 1, accompagnés d’un ultime portage, sauf Sam qui, pas en forme, préfère s’en aller plutôt que de poireauter au camp de base. Le lendemain, avec Anne-Soisig, je vais faire une reconnaissance jusqu’au plateau à 6400 m, d’où nous voyons une bonne partie de l’itinéraire. J’en suis tout excité tant le sommet semble juste là, à portée de crampons. Le surlendemain, Anne-Soisig et Philippe poussent à 6600 m, dans une neige très profonde, la trace de la veille déjà recouverte. Je comprends alors, malgré mon enthousiasme de la veille, que nous n’arriverons pas au sommet comme ça, d’un coup d’un seul depuis le camp 1.
Après une journée de repos à rôtir sous la tente qui était successivement baignée d’un soleil aride et bousculée par des rafales d’un vent glacial, nous décidons malgré tout de tenter le sommet. Réveil à 2h, départ peu après. Rapidement on se caille malgré l’effort. J’enfile mon surpantalon, puis ma doudoune, et malgré mes pompes super-machin-chose avec des chaussettes à 50 €, j’ai froid aux pieds. D’ailleurs tout le monde a froid aux pieds. Il devait faire entre -25°C et -30°C. Après avoir retracé tout l’itinéraire, comme chaque jour le travail de la veille était à refaire, nous arrivons finalement au soleil sur l’épaule à 6600 m, crevés, mais content d’y trouver un peu de chaleur nourricière.
Après une pause aux relents d’infini, nous nous remettons doucement en route. Mais le mauvais temps qui menaçait insidieusement fut plus rapide et nous parvenons à 6800 m dans le brouillard et la tempête de neige [5]. Demi-tour juste avant la première difficulté, une grosse rimaye que de toute façon nous ne voyons même plus. Descente dans la trace, qui commençait à disparaître sous les rafales dans le bas. Retour salutaire au camp 1.
Dernière nuit. Nous décidons de redescendre au camp de base le lendemain. Nous n’avons effectivement plus suffisamment de vivres pour espérer faire une autre tentative, mais nous savons surtout qu’avec les quantités de neige qui recouvrent chaque jour la trace, elle serait vaine. Nous préférons utiliser le peu de temps qui nous reste pour aller faire un tour du côté de l’Imja Tse (ou Island Peak).
Le lendemain, donc, nous démontons le camp, chargeons le tout sur nos frêles épaules, et direction le camp de base, avec des sacs hallucinant de volume et de poids dans l’unique but de ne pas devoir remonter. Heureusement, Suké et deux porteurs ont senti la débandade et sont montés à la rescousse.
Dernière nuit au camp de base, avant de tout plier, pour nous diriger vers l’Amphu Lapcha, le col qui doit nous amener dans la vallée principale du Khumbu ; un gros morceau, en particulier pour les porteurs. Pas vraiment de chemin pour y aller, mais l’équipe népalaise échelonnée tout au long balise ainsi l’itinéraire. Marcher dans les rochers, plus ou moins gros, traverser des moraines, les longer à flanc. Ce n’est pas très loin, mais ce n’est pas très confortable. Surtout pour les porteurs, que j’ai quand même vu sauter d’un rocher à l’autre, en baskets, avec 50 kg sur le dos. L’ensemble vacillait un peu, mais restait debout. Nous arrivons au camp, au pied du col, sous la neige.
Le lendemain, réveil de bonne heure car une longue journée nous attend et Suké souhaite franchir le col au plus tôt. Il fait beau, comme tous les matins. Le chemin monte droit dans la pente au-dessus du camp. Le panorama est superbe, tous ces sommets de blanc vêtus illuminés du soleil matinal. Décidément, on ne s’en lasse pas. Nous arrivons en vu du petit glacier accroché sous le col. Les porteurs sont déjà en train de le franchir. J’attends un peu que le soleil arrive et me l’éclaire.
Ce fut féérique. Un glacier étonnant fait de grosses marches entrecoupées de replats. Cheminement tortueux dans ce labyrinthe, ambiance démente. Je ne sais plus où donner de l’appareil photo, c’est tout simplement « beau ». Pourtant, au gré des déclics, piétinements et autres petits pas, je me suis laissé porté vers le haut. Au col, panorama sur le Lhotse, qui se cachait pudiquement derrière un nuage. Au pied de la face gigantesque, une petite bosse pointue, l’Imja Tse !
La descente de l’Amphu Lapcha fut une autre paire de manches. Une petite barre rocheuse à franchir en rappel — les porteurs n’ayant pas d’équipement, donc pas de baudrier. Y faire passer toutes les charges, y compris les œufs (qui sont restés entiers). Suké gère la manœuvre. Pour nous autres, touristes, ce sera sans douleur, nous ne ferons que passer, avec notre attirail de baudriers, crampons, piolets et tutti quanti. Avec tout de même quelques sueurs froides pour les porteurs, en baskets, sur un chemin recouvert de neige, dans un système de vires déversantes exposées au-dessus de barres rocheuses. Finalement, tout le monde se regroupe sain et sauf au pied des difficultés. Les porteurs en ont chié. Suké aussi. Mais il a mené son navire à la perfection.
Nous descendons, retrouvons des alpages, une première fleur, minuscule, sans tige, comme posée à même le sol, après des jours et des jours d’univers entièrement minéral. Descente vers un immense lac formé récemment entre deux moraines latérales gigantesques, le lac Imja Tse, qu’il nous faut contourner par l’aval pour remonter sur l’autre rive jusqu’au camp de base de l’Imja Tse, juste en face.
Toute l’équipe descend directement au premier village, Chhukhung, avec Michal, pas très en forme depuis plusieurs jours, seuls trois porteurs nous accompagnent au pied de l’Imja Tse, pour notre petite escapade de consolation.
Un camp de base plein de tentes bariolées, engoncé entre la moraine d’un coté et la pente de la montagne de l’autre. Avant même de trouver un petit coin relativement plat pour poser nos trois tentes, je me demande où l’on trouve de l’eau. Et rapidement, j’apprends qu’il n’y en a pas là, de l’eau. Il faut aller la puiser dans le lac. Or le camp est tout de même assez loin du bord de l’eau.
Sauf que nous ne le savions pas et n’avons pas emporté de bidon avec nous. Je nous vois mal faire des aller-retours avec les pôv’ gourdes que nous avons. Je collecte néanmoins les bouteilles de tout un chacun, dix litres de contenance en tout et pour tout, et m’en vais au ravitaillement. Je sais qu’il faudra au moins un deuxième voyage, ce soir ou demain matin avant de partir. Je ne trouve pas tout de suite le sentier pour descendre le long d’une moraine qui me semble à pic et infranchissable. Le chemin cherché est une petite échancrure dans l’arête morainique et puis, comme souvent, c’est droit dans la pente. Cent vingt mètres de dénivelés raides pour arriver au bord du lac chaotique et peu idyllique, où je retrouve nos trois porteurs, qui viennent de remplir nos boîtes de plastique et un jerrican dégoté chez une expé d’à côté, dans le flot d’un torrent glacé qui court sur la glace avant de se jeter dans les eaux blanchâtres du lac. Le bidon n’a pas de bouchon et fuit un peu dans le fond, il doit bien faire ses vingt litres. Donc vingt kilos. Ils remonteront ça sans en perdre une goutte, plus vite que moi avec mes dix kilos confortablement installés dans un sac à dos... Après quoi ils redescendent dormir à Chhukhung tandis que nous faisons notre popote.
Réveil à 2h. Départ peu après dans le brouillard. Nous marchons sur le sentier, raide — droit dans la pente ! — mais régulier. Encore que j’ai tendance à le perdre dans l’étroit halo de la frontale. À l’aube, nous arrivons vers 5500 m, camp d’altitude clairsemé, et sortons du brouillard. S’ensuit un parcours dans les rochers, avec les mains, glissants car l’eau suintante a gelé. Vers 5600 m, nous marchons dans une dizaine de centimètres de neige ; la trace est faite. Le soleil se lève découvrant un panorama stupéfiant. Les sommets alentours s’éclairent successivement : Baruntse, Ama Dablam... Sous nos pieds, la vallée est plongée dans les ténèbres sous une couche de brume. Vers 5800 m, nous arrivons sur le glacier. Un groupe est déjà là en train de s’équiper. Nous en faisons autant et passons devant. La trace est large et solide. À côté, on s’enfonce jusqu’aux genoux. De l’avantage d’avoir une trace toute faite. On serpente au milieu d’un glacier tourmenté, avant d’atteindre une sorte de plateau, au bout duquel s’élance la pointe sommitale. Au loin des cordées sont bizarrement agrippées sur une pente raide de glace et neige. On pensait qu’il s’agissait là d’une voie alternative. Plus dure. Mais en y regardant de plus près, c’est exactement au pied de cette pente que mène l’unique trace. C’est là bel et bien la voie normale !
Devant nous, encore un gros groupe que nous dépassons. Devant nous plus que quelques personnes, déjà scotchées sur les cordes fixes qui pendouillent depuis l’arête, là-haut. Déjà quand j’ai vu le peuple, mon moral en a pris un coup. Puis quand j’ai vu la gueule de la chose, avec ces cordes fixes qui étaient l’unique issue vers le haut, faute de matériel adéquat (corde à double de 50 m, broches, deux piolets), mon moral s’est pris un deuxième coup. Enfin quand les guides népalais ont commencé à nous engueuler parce qu’on utilisait leurs cordes, qui étaient privées, j’ai eu envie de redescendre et qu’ils aillent tous au diable. Heureusement, Soiz était toujours super motivée pour aller au sommet, elle m’a traîné là-haut, après que Michèle a négocié l’utilisation des cordes avec une bonne dose de diplomatie féminine. Attendre que la corde se libère, s’assurer dessus au ropeman, et faire semblant de monter à côté, sans tirer dessus pour vaguement sauver les meubles. La pente est raide, la glace n’est souvent pas loin. Grimper là-haut de cette manière n’a pas vraiment de sens, mais c’était ça ou rien. Rien eu mieux valu pour l’éthique, mais quand j’ai vu le panorama de là-haut, j’ai oublié l’éthique, bizarrement.
Nous étions sur le sommet de cette petite colline, à plus de 6100 m d’altitude, avec devant nous une paroi jouant de démesure : la face sud du Lhotse qui nous dominait de plus de deux kilomètres, sur plusieurs kilomètres de large. On se sent... petit ! Avec vers le sud-est, le Makalu et son éternel chapeau de nuages, le Baruntse, là, juste devant, qui nous narguait avec sa belle corniche sommitale. Et la pyramide superbe de l’Ama Dablam, vers l’ouest.
J’avais monté exprès le réflex. Il ne fut pas déçu ! Nous étions à peu près seuls au sommet, mais déjà les hordes de touristes arrivaient, il fallait songer à redescendre. Nous avons attendu une bonne heure en haut des cordes fixes, qu’elles se libèrent, un guide terminait de hisser sa cliente en forme de sac de patates. Descente rapide.
Interrogations. Ce sommet figure en très bonne place parmi les trekking peaks « faciles » dans la vitrine de toutes les agences. Je me demande pourquoi ? D’autant que nombre de « clients » que nous y avons croisés, n’avaient jamais chaussé une paire de crampons ni tenu un piolet de leur vie ! L’accès au sommet est loin d’être trivial, et sans corde fixe préalablement mise en place, il faut se payer deux longueurs de cinquante mètres sur de la glace (ou neige) à plus de 50° d’inclinaison. Je n’appelle pas ça un sommet « facile » ! Certes la vue est unique de là-haut. Mais les touristes qui y arrivent, épuisés physiquement par l’effort qu’ils viennent de fournir à haute altitude, et moralement par le vide omniprésent, je me demande s’ils profitent vraiment du spectacle de la nature ?
Sur ces questions existentielles, nous redescendons. Petite étape au camp de base, pour démonter les tentes. Les porteurs sont là. Nous repartons avec eux. Contents de ne pas avoir passé plus d’une courte nuit en ce lieu si peu accueillant. Notre camp de base au pied du Baruntse était beaucoup plus sympathique.
Nous arrivons à Chhukhung en fin d’après midi au terme d’une balade entre les moraines, sur un chemin dont on pouvait se demander s’il descendait ou s’il montait... Retour à la civilisation : nous dormons toujours dans nos chères tentes oranges, mais nous dînons, déjeunons et petit-déjeunons à nouveau dans un édifice en dur.
Si lors de la marche de l’aller nous avons également croisé des petits villages, ils semblaient là pour accueillir les touristes. Nous arrivons maintenant dans une vallée où les villages sont peuplés de gens qui vivent vraiment là, touristes ou pas touristes. Outre les inévitables lodges, on trouve beaucoup de petits terrains agricoles, car il faut bien vivre même quand le chaland n’est pas là, c’est-à-dire environ neuf mois sur douze. Et même pendant la haute saison touristique, comme en ce moment, on ne peut pas dire que le touriste pullule dans les rues. Jusqu’à Namche Baazar, nous avons croisé beaucoup plus de népalais dans les villages que de touristes !
Le lendemain, très courte étape avec plus de descente que de montée, nous allons dans le village voisin, Dingboche. Nous en profitons pour flâner en route, admirer les petites fleurs retrouvées ou le monument en mémoire d’alpinistes polonais morts sur la face sud du Lhotse [6]. L’arrivée à Dingboche est déroutante, nous avons visiblement loupé l’entrée standard et nous nous retrouvons dans un dédale de murets de pierres instables, qui délimitent des parcelles de terre cultivée, mais n’ont pas de portes de sortie. Enjamber les pierres en équilibre précaire. Après quoi, en descendant la rue principale — un sentier un peu plus large avec un ruisseau au milieu — jetant un œil dans les lodges de part et d’autre, nous finissons par tomber sur le bon. Les tentes sont là, à côté d’un tas de pierre sur lequel sèchent au soleil des crêpes de bouses de yak.
Le plan initial prévoyait de descendre tranquillement directement vers Lukla. Philippe propose un petit détour par le Kala Patthar, point de vue sur l’Everest exceptionnel, paraît-il. L’idée est séduisante, même si la perspective de faire changer ses plans à Suké n’enchante guère certains d’entre nous. Mais notre sirdar étant toujours conciliant et ne sachant répondre que par l’affirmative, notre petite escapade est acceptée. Les plans modifiés.
Réveil à 3h30 du matin, par le désormais traditionnel « bonyour, tea, coffee » et la tasse de thé (ou de café) qui va avec. Peu de temps après c’est le petit déjeuner qui suit, servit au lit, dans la tente. Les cuistots sont sur le pont depuis plus d’une heure pour nous concocter ça, le réchaud ronronne à fond dans la cahute qui sert de cuisine, mais à peine la deuxième tournée de porridge effectuée, ils retournent aussitôt se coucher, le silence retombe.
Quant à nous, nous nous levons, rangeons nos affaires et faisons nos sacs. Puis nous partons dans le silence de la nuit au milieu du village endormi. Il ne fait pas beau, le plafond est bas, mais nous gardons l’espoir de passer au-dessus. L’air est vif, le pas aussi. À l’aube nous traversons la rivière qui descend du glacier Khumbu. Un peu plus tard nous pénétrons dans une sorte de sanctuaire, stèles de pierres ornées de drapeaux de prières s’étendant sur une vaste surface. Un silence pesant, une clarté entre chien et loup, une brume omniprésentes concourent à rendre la troublante ambiance du lieu fantasmagorique. Il s’agit d’un mémorial pour les alpinistes morts sur l’Everest. Il y en a un sacré paquet. Ça met rapidement dans l’ambiance ! S’ensuit une longue traversée quasiment plate, toujours dans le brouillard, au terme de laquelle, finalement, des bouffées de ciel bleu viennent raviver les couleurs de la grisaille : nous allons bientôt sortir la tête de la mer de nuages. Des sommets de blancheur étincelante débordent parfois du banc de brume qui tend effectivement à s’amincir, inexorablement. Et comme par magie, nous nous retrouvons d’un coup au soleil. Le brouillard achève de s’évaporer et disparaît avec panache dans quelques ultimes voluptueuses arabesques.
Le paysage jusqu’alors discret dans le silence humide s’ouvre d’un coup. Droit devant le monolithe du Pumori vers lequel nous nous dirigeons, à droite, le Nuptse, grande face tourmentée de glace et de roc. Plus bas, l’immense fleuve de glace du glacier Khumbu déroule lentement son chaos entre moraines et pénitents. Le chemin traverse l’un de ses affluent pour aboutir à 5200 m dans un endroit complétement incongru et surréaliste, un complexe hôtelier. Dédaignant la chose, nous poursuivons par l’ultime montée, pour atteindre à 5600 m l’épaule du Kala Patthar sous le Pumori. La vue est à couper le souffle. Et pourtant nous n’avons pas vraiment besoin de ça à cette altitude ! Vue sur l’Everest, pyramide rocheuse en arrière plan, mais qui en impose malgré tout, vue sur le camp de base de l’Everest, autre tache de civilisation envahissante, vue sur l’Ice Fall, cette cascade de séracs que doivent franchir les candidats au toit du monde, vue sur le fameux col Sud, l’ultime camp avant d’attaquer les derniers 800 m. La Combe Ouest nous est cachée, mais on la devine. Vue sur le Nuptse, le Pumori, l’Ama Dablam et d’autres montagnes qui rivalisent toutes de hauteur, de verticalité, de blancheur, de majesté.
Nous restons une bonne heure là-haut à profiter de la vue, tandis que petit à petit, comme toujours, les nuages viennent s’amonceler d’abord autour du Pumori pour déborder ensuite un peu partout. L’heure de descendre, de repartir arrive. Longue, la descente. Surtout sur la fin, revenus à des altitudes plus humaines, dans la vallée, alors que nous étions repassés sous les nuages, ceux-ci ayant une fâcheuse tendance à se délester à notre passage et que le sentier montait et descendait pour descendre — une habitude...
Nous avions rendez-vous avec notre équipe népalaise à Deboche. Village que nous avons trouvé grâce à la carte, équipe que nous avons trouvé après avoir tourné un peu en rond. Arrivés sous la pluie, ils nous attendaient, avec force tang, thé et autre « goodies. » Le réconfort. Invités dans la cuisine à déguster une soupe bien chaude, j’ai réalisé qu’ils nous préparaient depuis un mois, chaque jour des miracles culinaires, avec quasiment rien : cuisine dans une petite cave, à même le sol de terre battue, avec une poignée de frontales en guise d’éclairage. Ce soir-là, nous avons eu des steaks hachés de yak au dîner. Succulent.
Le lendemain, étape directe jusqu’à Namche Baazar. Passage par le temple bouddhiste de Tengboche, décevant, car vide, les moines n’étaient exceptionnellement pas là. En revanche la descente, très raide, au milieu d’une forêt de rhododendrons arborescents en fleurs fut un grand moment. Puis le chemin remonte de l’autre côté de la vallée de l’Imja Khola, pour la parcourir à flanc. Vallées étroites, très profondes, le chemin, plus large et confortable par ici que par ailleurs, est taillé sur une pente très raide.
Nous débarquons à Namche par au-dessus, découvrant cette incroyable cuvette de civilisation au milieu des montagnes escarpées. Le village est superbe, toits colorés, murs de pierres taillées, comme sur une carte postale. Des échoppes de souvenirs, de matériel de montagne à prix battant toute concurrence — des contrefaçons, comme à Thamel. Nous troquons les tentes pour l’hôtel.
Le temps est toujours maussade, oscillant entre grisaille et pluie : depuis l’altitude de Dingboche, nous sommes constamment sous les nuages. Les sommets alentours restent cachés au-dessus. Dommage, même si nous avons des réserves de beautés plein les yeux.
Encore une petite journée de marche, et nous voici de retour à Lukla. La boucle est bouclée. Nous avons croisé sur le chemin beaucoup plus de népalais que de touristes, de surcroît des porteurs chargés de choses plus étranges les unes que les autres : des portes, des panneaux de contreplaqué [7], parfois un cot cot se faisait entendre dans les entrailles d’une charge au volume indécent...
Lukla. Hôtel. Douche. Petite soirée festive avec notre équipe népalaise pour leur remettre à chacun leur pourboire. Nous avons pris l’apéro ensemble... Après quoi, ce fut le retour à Kathmandou, l’avion ayant décollé avant d’atteindre le bout de la piste [8]. La modernité ne laisse décidément pas suffisamment de place aux sensations fortes !
Nous arrivons ainsi à Kathmandou dans la matinée. Deux jours et demi à tuer dans cette ville infernale ! Ce jour-là la piscine de l’hôtel est prise d’assaut par les gamins de l’école d’à côté. Un petit tour en ville l’après-midi, avec retour salvateur dans le calme de notre chambre d’hôtel. Le lendemain, grève générale [9], qui se traduit pratiquement par un bond de quelques décennies en arrière dans le temps : plus de motos et autres voitures sur les routes, les rues du XXIe siècle envahies de bruyantes machines sont rendues aux calmes rickshaws. Plus de klaxons, seul l’apaisant gling-gling des sonnettes de vélo. Un miracle, cette grève. Qui nous permet de pousser notre exploration de la ville un peu plus loin, jusque vers Dunbar Square.
La journée de visite touristique est remise au lendemain. Dans un minibus, avec un guide parlant français, nous allons voir le temple de Pashupatinah, avec ses crémations sur les bords de la rivière sacrée Bagmati. Un endroit d’un effrayant anachronisme où les singes se faufilent entre les vieilles pierres et les morts hindous sont brûlés au grand air sur des bûchers. Puis nous allons dans une très belle ville, Bhaktapur. Beaucoup plus jolie que Kathmandou, beaucoup plus calme aussi. Entre monuments et marché des potiers, quelques échoppes artisanales, sculpteurs de bois, fabriquant de papiers. Fin de la tournée touristique, au bord de la saturation, par l’immense stupa de Bodhnah, dont le principal mérite est finalement d’être assez photogénique, d’autant qu’un rayon de lumière de fin d’après-midi se faufile entre deux cumulus d’orages pour donner un effet irréel à l’immense monument, meringue de blanc et d’or.
Retour à Paris sans histoires le lendemain, malgré une courte correspondance à Dehli.
À côté de Kathmandou, Paris m’apparut presque sereine, au retour. Plongée directe dans le travail, dès le lendemain. RER, Paris, boulot. Mais déjà, l’envie de repartir. Tenter un autre « 7000 », le réussir, cette fois. Oubliés les horribles heures d’attente à cuire sous la tente au camp 1, oubliés les réveils en sursaut en suffoquant à cause du manque d’oxygène, oubliée la « turista » de la première semaine, quand je me jurais que jamais plus jamais ça... Bref, ne subsistent finalement que ces paysages féériques, ces montagnes grandioses, ces népalais si charmants... Certes un gros sommet loupé, mais d’autres réussis, plus petits, et puis, et surtout, des images fabuleuses et des instants extraordinaires gravées dans la tête...
Un grand merci à :
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