Vent de face
Pour une fois le premier car de la saison de ski du GUMS est parti vers sa destination originelle, le nord du Tessin, cette partie de la Suisse qui parle italien. Il s’agissait d’aller tâter la neige du Val Bedretto, une petite vallée à l’est d’Airolo, qui elle-même se trouve à l’embouchure sud du tunnel du Gotthard. Le Val Bedretto débouche sur le col Nufenen, mais celui-ci est fermé en hiver, donc la vallée se la joue cul-de-sac.
Pas mal de refuges dans les montagnes de ce massif qui se trouve au sud de la crête principale de la chaîne alpine. Sauf qu’en début de semaine, au moment de préparer nos courses, nous nous sommes aperçus que les locaux d’hiver de ces beaux refuges tout neufs du club alpin suisse ne permettaient pas, en les additionnant, d’héberger la totalité des occupants du car. Sur quatre bâtisses (dont une du club alpin italien), ça faisait bien peu de places pour les amateurs de montagne enneigée. Heureusement, la gardienne du refuge Corno Gries, au fin fond de la vallée, a permit de débloquer la situation en acceptant de monter ouvrir spécialement pour nous. Le revers de la médaille est une demi-pension hors de prix (46 euros), et l’absence de choix (refuge d’hiver ou pas, car pas de refuge d’hiver !). Bref. Ce petit détail pécuniaire mis de côté, l’accueil fut sincèrement chaleureux.
Vendredi soir, nous rejoignons, une fois n’est pas coutume, le rendez-vous en voiture. C’est qu’au retour, lundi matin, il ne faudra pas traîner : j’ai cours à 8h30... Alors le temps de prendre une douche, si tout va bien.
Retrouver le bonheur de prendre un car-couchette. Non pas dormir dedans — je dors quand même mieux dans mon lit —, mais l’idée magique de partir de Paris, de dormir, pour se réveiller au beau milieu de l’Alpe. De surcroît, probablement assommé par ces ultimes semaines d’enseignement avant la fin du semestre, la nuit fut plutôt bonne.
Petit déjeuner dans un restaurant d’Airolo, avant les derniers kilomètres qui nous déposent sur la route enneigée du col Nufenen, à All’Acqua. La neige est au rendez-vous.
Notre groupe est composé d’Anne-Soisig, qui m’aidera à conduire la petite troupe, de Charlotte, une habituée des plans « à la Guillaume », de sa copine Catherine, et puis de Claire et Mathieu qui mettent les pieds sur des skis de randonnée pour la première fois, ou presque.
Il faut commencer par mettre les peaux sur les skis, exercice pas forcément évident quand on ne l’a jamais fait. Ensuite, découverte de l’ARVA pour Claire. Test des émetteurs-récepteurs pour tout le monde. Et c’est parti.
Quelques kilomètres de route, avant de bifurquer dans la cambrousse. Le paysage se sera pas des plus sauvages pendant ce week-end, souvent sous d’immenses pylônes électriques, avec les fils qui vont avec et vrillent le paysage. Faut dire que le coin est truffé de barrages hydrauliques. Réservoirs d’électricité.
Les prévisions météo ne s’étaient pas trompées : pas mal de vent de face, avec parfois de fortes rafales qui font ployer la colonne des skieurs. Je voulais remettre la démonstration des conversions à plus tard, à l’abri, mais non. Les virages sont là maintenant, il faut donc faire quelque chose malgré l’inconfort. Donc école de conversion dans la tourmente.
Se stabiliser sur la trace, un peu au-delà du virage, prendre appui sur le ski aval, soulever le ski amont et le faire tourner autour de la jambe aval, pour le poser sur la trace, le plus à l’horizontal possible, s’équilibrer avec les bâtons, puis transférer son poids sur ce nouvel appui, en soulevant le ski aval, petit coup de talon pour le faire pivoter sans effort, afin qu’il vienne docilement se ranger aux côtés de son frangin.
Le tout au milieu de rafales qui manquaient de nous mettre par terre à chaque instant, justement. Après un petit mur gravi avec les zig-zags de rigueur et les conversions adéquates, le refuge est en vue. Nous y ferons une petite pause casse-croûte. Avant de poursuivre notre chemin, plus loin, plus haut. Dans un Val Corno tout de rotontités et de faux plats bosselés, aux rafales qui s’engouffrent dans le défilé pour nous fouetter le visage et le reste. S’arcbouter sur les bâtons, courber l’échine. Et attendre que ça passe.
Claire déclare forfait au moment de commencer à vraiment monter. Anne-Soisig s’en retourne avec elle au refuge. Quant à nous, nous allons tâter les pentes plus raides, chargées de subtiles accumulations, qu’il est finalement assez aisé de déjouer. Les plaques à vent sont plus facilement identifiables que les plaques friables que rien ne permet de distinguer du reste du manteau. De circonvolution en circonvolution, nous arrivons en vue du col. Là, nous accueillent simultanément un vif effet Venturi décoiffant et quelques rayons de soleil, brèche vers le sud oblige.
Malgré la beauté des lieux, corniche finement sculptée par les éléments, au soleil de surcroît, nous ne traînons pas, beauté ne rimant pas toujours avec hospitalité.
La descente n’est pas terrible, entre neige croûtée et sastrugi. Encore que, en allant chercher dans le creux des combes, parfois un peu de poudre tombe sous la spatule. C’est ainsi qu’on se prend à danser sur ses planches, oubliant l’espace d’un instant la vigilance de mise. Changement de densité, changement de je-ne-sais-quoi, toujours est-il que je me retrouve la tête première dans la neige. À peine ai-je émergé, que je vois mon ski déchaussé commencer à se faire la malle droit dans la pente : je me jette littéralement dessus sans réfléchir plus avant aux tenants et aboutissants, n’ayant de toute manière aucune envie de descendre à cloche-ski le chercher jusque ne je sais où, mais très certainement plus bas, bien plus bas. Ça m’apprendra à faire la leçon aux nouveaux en leur disant de ne surtout pas attacher leurs lanières... Je me relève avant que tout le monde n’arrive. L’honneur serait sauf si je n’étais pas tout blanc des pieds à la tête !
Bref, le refuge n’est plus très loin, nous nous laissons glisser jusqu’à lui, moyennant un peu de poussée de bâton sur les derniers mètres. L’avantage d’arriver dans un refuge gardé, c’est qu’il y fait chaud quand on y débarque !
Après-midi passé en discussions autour d’un thé. Ce soir-là, le ciel brillait de myriades d’étoiles, me rappelant ainsi pourquoi je faisais ce métier. Rappel périodique.
Le lendemain, réveil après une nuit tout à fait raisonnable, petit-déjeuner, puis départ. D’abord descendre, nous mettrons les peaux un peu plus tard. Le vent ne s’est pas vraiment calmé pendant la nuit. Il fait beau. Sortir dans la tourmente demande une certaine abnégation. Mais on ne va tout de même pas passer la journée à l’intérieur. D’autant que le soleil levant illumine les montagnes alentours de ses mille feux. Splendide. La perspective d’aller y voir de plus près est finalement plus forte.
Tout le monde est là, prêt. Petit test ARVA, et c’est parti. Nous suivons les traces de montée. Dans la petite pente, la neige n’est pas terrible terrible mais se laisse malgré tout skier tant bien que mal. En bas, nous mettons les peaux. Nous serons trois groupes à nous diriger vers le même endroit, mais finalement, chacun par des chemins différents. Comme celui qui y va directement, de chemin, me semble tout à fait correct et pas trop raide, c’est par là que nous irons. Droit devant. Cela a l’avantage de nous amener assez rapidement au soleil. Le soleil, enfin ! Dire qu’hier, nous n’y avons même pas eu droit. Le soleil donne sur cette face sud. Mais la neige y est exécrable : une bonne croûte de regel abîme tout. Elle ne fondra pas de la journée.
Nous traversons les guirlandes suisses, kilomètres de lignes électriques à haute tension, qui bousillent le paysage, mais transportent jusque là-bas l’énergie emmagasinée dans les retenues hydroélectriques qui noient les fonds de vallée par ici. La Suisse, pays propre par excellence, recueille plus de 55 % de son électricité d’origine hydraulique. Propre, mais à quel prix ? Des montagnes zébrées de fils électriques, de pylônes gigantesques, des barrages obstruant des vallées entières... Effectivement, la Suisse avec 55 % d’électricité hydraulique, et 40 % d’électricité nucléaire, fait partie du cercle « vertueux » des pays qui émettent relativement peu de gaz carbonique (un peu moins de six tonnes par an et par habitant pour la France comme pour la Suisse).
On n’a rien sans rien.
Finalement au-delà de ces considérations matérielles, nous nous élevons sur les flancs de notre montagne, au soleil, et relativement à l’abri du vent. Bientôt, les lignes électriques ne font plus parties de notre paysage. Je m’efforce de tracer pas trop raide, nos deux débutants ont encore des ratés dans les conversions. Ils auront même droit aux couteaux pour leur faciliter la tâche sur cette neige un peu dure.
Au fur et à mesure que le temps passe, je constate que des nuages s’amoncellent à l’ouest et commencent à déborder au nord. Quand le soleil se voile momentanément, je me dis que le mauvais temps pointe son nez. Et de fait, peu de temps après, nous arrivons au col dans la tourmente, des flocons virevoltent autour de nous, le brouillard est là, le vent mélange le tout. Nous ne traînons pas pour enlever les peaux, et nous mettre en position descente. Le pique-nique sera pour plus tard !
Descente dans la combe d’à côté, sur les traces de montée du groupe de Mickaël. La neige y est un peu meilleure que là où nous sommes passés nous-mêmes. Mais franchement, ce n’est pas la descente du siècle, loin s’en faut. Dernier ressaut un peu raide dans une neige immonde : Claire a quelques difficultés. Mea culpa, je n’aurais pas dû passer par là. Péché de gourmandise.
Finalement tout le monde atteint la route salvatrice sur laquelle nous n’avons plus qu’à gentiment nous laisser glisser jusqu’à All’Acqua. Auparavant, petite collation à l’abri tout relatif de l’avancée du toit d’une maison d’été. Réflexion faite, la quantité de neige accumulée là par vent, congère qu’il nous a fallu dégager à la pelle, aurait dû nous mettre la puce à l’oreille : au détour d’une bouchée de sandwich, une rafale glacée en pleine figure nous rappelle que le vent sournois ne tombe pas du ciel !
Nous nous attardons pas. Les derniers kilomètres sont rapidement avalés. Arrivée à All’Acqua, bistrot fermé. Nous poireauterons plus d’une heure dehors, en attendant le car. Rêve de doudoune, rêve de gros feu...
Le voilà, tout le monde est là, content de son week-end dans les montagnes, au grand air, avec une sympathique compagnie. Deux heures de route, nous nous arrêtons dans un resto-route pour casser la croûte. Pour nous, ce sera rösti. Délicieux. Un dernier petit pipi — où j’ai le bonheur de découvrir des pissotières style XXIe siècle, avec de la lecture sur le dessus, en forme de pub, qui s’éclaire dès amorçage ; vive le progrès ! — avant de gagner nos couchettes pour un retour tranquille à Paris. J’aurais même le temps de passer à la maison prendre une douche !
Guillaume Blanc
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