Peut-on raser des montagnes au nom de la science ?
Le projet scientifique sur lequel je travaille depuis un peu plus d’un an commence à voir le jour de manière concrète. Il s’agit du « LSST » acronyme pour « Large Synoptic Survey Telescope » ou « Télescope pour un Grand Relevé Synoptique [1]. » En d’autres termes, un télescope de huit mètres de diamètre, complètement dédié [2] à la réalisation d’une sorte de carte de la moitié du ciel, ultra-profonde et ultra-précise, qui prendra tout de même dix années à se faire ! C’est un projet essentiellement américain, qui regroupe pas mal de scientifiques, dans tous les domaines de l’astrophysique, car ce relevé inédit du ciel touchera à toutes les champs de la discipline, depuis l’étude des corps du système solaire jusqu’à l’univers lointain, en passant par la physique des étoiles et des galaxies. Tout en un !
Cela passe donc par la construction dans les années à venir de ce télescope de la classe « huit mètres [3] » au sommet du Cerro Pachón, au Chili. Un gros chantier. Qui vient de débuter. Début mars, les premiers coups de dynamite décoiffaient le sommet de cette montagne de 2715 m du nord du Chili. Maintenant, les pelles mécaniques s’en donnent à cœur joie.
Si je devrais me réjouir de voir enfin la formidable aventure débuter, mon cœur ne peut s’empêcher de se serrer en voyant ce tas de cailloux ainsi décapité. Certes, c’est loin d’ici et d’après les photos que j’en ai vu, ce n’est qu’un tas de cailloux, justement : la montagne en question n’est pas d’une beauté sublime telle qu’elle mériterait d’être préservée : ce n’est pas comme si on décoiffait le Cervin ! Mais tout de même, la même chose dans les Alpes, à l’heure actuelle en ferait réfléchir plus d’un, moi le premier. Après tout, je me bats bien pour les préserver ces montagnes-là. Certes, l’association de protection de la montagne qu’est Mountain Wilderness a largement de quoi s’occuper à lutter contre les promoteurs peu scrupuleux et les extensions irraisonnée des stations de ski, sans remettre en question les projets scientifiques d’aménagement de la-dite montagne. D’autant qu’à ma connaissance, il n’existe pas ou peu de tels projets dans les Alpes à l’heure actuelle.
N’empêche que si j’ai tendance à trouver chouette ces observatoires qui sont forcément aux sommets des montagnes, non pour se rapprocher des étoiles, mais pour limiter au maximum les perturbations atmosphériques qui brouillent les images des astres, les sommets qui les abritent ne sont plus les coins sauvages et vierges qu’ils étaient. Pic du Midi, Plateau de Bures, Pic de Château-Renard, ou encore La Silla, Roque de los Muchachos, Mauna Kea... Des coupoles blanches comme des champignons au milieu des roches volcaniques colorées ou en équilibre au bord de l’abîme, des antennes millimétriques brillantes au milieu d’un plateau désertique, je trouve ça esthétiquement « beau. » L’esthétisme de la chose étant une notion toute subjective, ma perception en est forcément biaisée. Au-delà d’une montagne ayant accouché d’un de ces appareils pour scruter les étoiles, je vois justement des images spectaculaires de nébuleuses et de somptueuses galaxies que seuls ces instruments dans ces endroits-là peuvent obtenir.
Je me console en me disant que ces observatoires sont là depuis des lustres, que je suis donc devant le fait accompli, d’autant que bien souvent ils servent encore, et à défaut permettent de faire rêver la foule des visiteurs devant les beautés du cosmos. Mais a-t-on le droit de pourrir d’autres montagnes, jusque-là vierges de la présence humaine, sous prétexte de construire un télescope qui va, certes, contribuer significativement au progrès de la connaissance, mais quand même altérer le paysage irrémédiablement ?
Ne peut-on pas faire le même constat que pour les stations de ski : il y a déjà suffisamment de sites aménagés, il est inutile de bousiller d’autres paysages ? Même si je trouve que les stations de ski sont esthétiquement « moches. »
Le parallèle, bien que tentant, s’arrête vite fait. D’une part parce que l’une produit du pognon, l’autre de la connaissance, ce qui est loin de pouvoir se concurrencer. Par ailleurs les stations de ski ne se développent — où veulent se développer — que pour leur prestige, et non pour satisfaire une clientèle déjà comblée par l’existant. Tandis que l’observation astronomique est en recherche perpétuelle de nouveaux sites à travers la planète meilleurs que les précédents, car si l’industrie du ski tend vers le toujours plus (de fric), l’astronomie tend également vers son toujours plus (de perfection).
Il est vrai que les progrès de la connaissance nécessitent également des instruments toujours plus gros et surtout plus performants. Ainsi les observatoires les plus vieux, doivent parfois céder la place à la modernité pour se morfondre dans la poussière d’un espace muséographique. Souvent d’ailleurs, non pas parce que la science faite avec des instruments modestes est moins bonne [4], mais parce que la civilisation galopante a fini par rattraper ces no man’s land d’antan : nombre d’observatoires qui ont fait l’histoire de l’astronomie — y compris récente —, doivent se plier devant la civilisation qui apporte ses lumières, pas toujours civilisatrices, partout où elle étend ses tentacules.
La recherche de site pour un nouvel observatoire ou télescope est un processus long et délicat. L’astronomie est une science capricieuse, il faut être loin de la pollution lumineuse, et si possible éviter au maximum les nuages, qui ne font curieusement pas bon ménage avec l’observation du ciel étoilé. Un nouveau télescope devra donc être posé dans un endroit désertique, loin de toute civilisation, plutôt en altitude et sous des latitudes sèches. D’autres critères entrent en ligne de compte, qui sont la qualité du ciel (des vents laminaires sont préférables aux vents turbulents, car brouillant moins les images), ou encore des aspects purement matériels.
Le LSST s’implante ainsi à proximité d’un observatoire déjà existant afin de profiter de ses infrastructures, dans le désert d’Atacama au Chili, qui permet d’être à la fois en altitude (2700 m) tout en bénéficiant des vents laminaires issus de l’océan Pacifique. Tous les critères sont satisfaits, mais il faut tout de même aplanir (sic !) une montagne pour installer la chose...
Pendant ce temps, un champ d’antennes millimétrique sort de terre [5] à 5000 mètres d’altitude sur le plateau de Chajnantor toujours au Chili, un « plateau de Bures » fois dix ! Là, encore, a-t-on le droit de bousiller ce paysage au nom de la science ?
Dans une tentative ultime de concilier mon boulot avec mes conceptions environnementales, je me dis que finalement la science est beaucoup moins gourmande en terme d’espace vierge et de paysages somptueux que bien des activités capitalistiques ô combien plus destructrices (et vaines ?). Encore que... 3000 km2 de pampa en Argentine sont quadrillés de détecteurs de rayons cosmiques [6], qui de surcroît ne sont pas d’un esthétisme architectural dément. Mais bon.
Finalement je n’ai pas vraiment de réponse à la question que je pose. Si j’ai l’impression que c’ est oui, je dirais plutôt oui mais... Car non, la science n’a pas tous les droits sous prétexte de faire reculer les limites de la connaissance ! Et l’implantation d’un nouvel observatoire ou équipement scientifique obéit à de nombreux critères scientifiques, mais finalement, se soucie-t-on des critères environnementaux dans le cadre de tels projets ? Pour le champ d’antennes millimétriques, cela semble être le cas (visiblement ils se sont préoccupés de la vie sauvage, du patrimoine archéologique du site), mais vraiment parce que c’est la mode... Peut-on espérer que cette composante devienne plus présente dans les projets futurs ?
[1] Synoptique est un adjectif, dérivant du nom grec « synopsis, » et signifiant : Qui est relatif à une synopsis ; en synopsis ; qui donne par sa disposition une vue générale (des parties) d’un ensemble que l’on peut ainsi embrasser d’un seul coup d’œil. D’après le TLFI.
[2] Rares sont les télescopes entièrement dédiés à la réalisation d’un seul objectif scientifique ; de manière générale, les télescopes fonctionnent plutôt comme des observatoires, où la communauté décide de tel ou tel projet d’observation, en fonction de propositions faites par les astronomes. Au contraire, le LSST suivra un schéma précis sur le ciel, mais décidé à l’avance, et ne sera pas ouvert aux propositions alternatives.
[3] Un miroir primaire de 8,4 mètres de diamètre, mais avec un gros trou au milieu, donc équivalent à la surface collectrice d’un miroir de 6,5 mètres !
[4] C’est à l’observatoire de Haute-Provence qu’a été découverte la première planète extra-solaire en 1995, et non sur un télescope gigantesque comme il en existait déjà à l’époque !
[5] Il s’agit de l’observatoire interférométrique ALMA, construit par l’Observatoire Européen Austral (ESO).
[6] C’est l’observatoire Pierre Auger qui détecte les particules de matière qui nous arrivent du cosmos.
Guillaume Blanc
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