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Mon nom est Rouge
« Istanbul, en cet hiver 1591, est sous la neige. Mais un cadavre, le crâne fracassé, nous parle depuis le puits où il a été jeté... » Ainsi commence la quatrième de couverture, alléchante s’il en est, du roman de l’auteur turc Orhan Pamuk, Mon nom est Rouge. Ce n’est qu’en arrivant vers la sept-centième page que j’ai enfin compris comment la quatrième de couverture pouvait savoir que l’histoire se passait en 1591 : à la fin du roman, il y a une chronologie contenant les dates pertinentes pour l’histoire qui nous est contée, et celle où se passe justement l’action est mentionnée. Question qui m’a turlupiné pendant un certain temps, vu que dans le récit, à part des allusions à des faits ou périodes de l’histoire persane, aucune mention d’une date précise ! Il est vrai que je commence rarement un bouquin par la fin... Ce n’est donc qu’en arrivant au bout du pavé que j’ai pris connaissance de ces quelques pages supplémentaires pourtant très éclairantes sur de nombreux points. Je ne peux que conseiller au futur lecteur de ce livre, par ailleurs remarquable, d’aller régulièrement jeter un œil à la fin, surtout, si comme moi, il (ou elle) a déjà bien du mal avec l’histoire de France, alors l’histoire persane, n’en parlons pas !
C’est un roman aux narrateurs multiples, chacun — ou presque — des personnages étant amené à raconter les évènements de son propre point de vue. C’est un polar, même si le genre n’est que prétexte pour évoquer un pan de l’histoire persane, et plus particulièrement de l’histoire de la peinture persane. Et puis il y a de l’amour, de la haine, de la jalousie, bref, c’est une tranche de vraie vie de la fin du XVIe siècle à Istanbul. Vraie vie autour de l’atelier des miniaturistes du Sultan, disciples de la célèbre école de Hérat. Car tout le problème vient de là : la tradition séculaire des miniatures persanes, ces « peintures » dont l’objectif n’est pas de représenter la vision du monde vue par les hommes, mais le monde tel que le voit Dieu, est en train d’être mise à mal par l’intrusion pernicieuse de la peinture occidentale, et en particulier vénitienne, qui recherche quant à elle le plus de « réalisme » possible, et qui, pour ce faire, emploie — Ô sacrilège ! — la technique des perspectives, entre autres... Quand le Sultan commande en secret un livre illustré à la manière occidentale, tout fout le camp !
Un roman superbe qui m’a permit de pénétrer les arcanes de l’histoire de l’art des miniatures persanes. Même le profane que je suis — que j’étais — en la matière s’en est trouvé comblé. Le style est léger, l’histoire captivante. Et pour ne faillir à la tradition, voici quelques belles phrases, glanées ci et là :
« Si l’image de l’être aimé reste vivante dans votre cœur, le monde entier est votre maison. »
« Est-ce l’amour qui rend idiot ou n’y a-t-il que les crétins pour tomber amoureux ? »
« Ce n’est pas l’expérience, mais la virginité qui nous prépare à l’excellence. »
« Pour peu qu’un homme vienne à accepter ce rôle de méchant — et un amour déçu n’est pas une mauvaise occasion pour cela —, il a tôt fait de devenir totalement sauvage. »
« On raconte en général ses rêves de la journée comme des rêves de nuit, par intérêt. Il n’y a que les idiots qui racontent leurs vrais rêves, ceux qu’ils font en dormant. »
« Faire l’amour, n’est-ce pas le moyen d’apaiser l’amour ? »
« Avant de trépasser, je me suis rappelé ce conte syriaque que j’avais entendu, au sortir de mon enfance. Un vieil homme vivant tout seul se lève au milieu de la nuit, afin d’aller boire un verre d’eau. Il pose le verre sur la table, et constate que la chandelle a disparu. Un mince rayon de lumière filtre depuis la chambre, il le suit en revenant sur ses pas, et trouve dans son lit quelqu’un d’autre, la chandelle à la main. « Qui es-tu donc ? » L’étranger répond : « La Mort ». Le vieillard se renfrogne, ne dit mot, puis répond : « Alors tu es venue. — Oui, répond la Mort, crânement. — Non, répond fermement le vieillard, tu n’es que le rêve que je n’ai pas terminé. » Il souffle la bougie dans la main de l’étranger, et tout sombre dans le noir. Le vieil homme remonte dans son lit, se rendort, et vit vingt ans de plus. »
« Quand les feux de l’amour nous dévorent avant le mariage, le mariage vient les éteindre, et ne laisse qu’un tas de cendres désolé, alors que l’amour qui naît après le mariage finit lui aussi par s’éteindre, mais pour laisser la place au bonheur. Malgré cela, il y a des imbéciles qui tombent amoureux avant, et qui jettent en vain leur amour dans les flammes. Tout ça pour quoi ? parce qu’ils se figurent que l’amour est dans la vie ce qu’il y a de meilleur. »
« [...] la vie est une étape bien instructive, mais [...] on en arrive toujours à la mort. »
« Passer pour un cœur de pierre, comme vous le savez, est un opprobre à part entière. »
« Comme c’est une source de tourments aussi bien spirituels que charnels, pour nous les hommes, quand nous voyons le visage d’une femme, et que nous parlons avec elle, et la fréquentons de façon familière, le plus sûr est, ainsi qu’il est prescrit par notre religion, de ne point voir de femmes, a fortiori de jolies femmes, en dehors des liens du mariage. Pour contenter les exigences de la chair, le remède est à chercher dans le commerce des beaux garçons, dont l’intimité, sans valoir celle des femmes, finit par devenir une aimable habitude. »
« [...] sachant que je dois mon art et ma parfaite maîtrise aux coups que j’ai reçus, maintenant, je bats mes élèves en toute bonne conscience. Même une correction arbitraire, si elle n’humilie pas l’enfant, finit par lui être profitable. »
« Si [...] nous nous mettons à peindre selon nos lubies, nos travers, les caprices de notre nature, comme les Européens, de façon à avoir un style personnel, nous serons nous-mêmes, mais nous trahirons ce que nous sommes. Et si au contraire nous peignons à la manière des Anciens, qui est la seule façon, pour nous, d’être nous-mêmes, notre Sultan, [...], trouvera d’autres peintres pour nous remplacer. »
Guillaume Blanc
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