Les tribulations d’un (ex) astronome

Interstellar

mardi 11 novembre 2014 par Guillaume Blanc

Pour une fois, j’avais envie d’aller au cinéma. L’intuition que voir ce film sur grand écran serait quelque chose. Le film de Christopher Nolan, « Interstellar [1]. » Notre fille confiée pour la soirée à notre voisine, un cinéma à Orsay, salle comble à dominante étudiante, une petite pensée au début, comme le téléphone est brouillé dans la salle, on ne peut pas nous joindre ; pendant « deux heures quarante-neuf, mais je n’ai pas dormi » nous assure le guichetier.

Bon, la suite de ce billet va forcément « abîmer » le suspense si vous n’avez pas vu le film.


Départ classique, une bonne vieille planète qui semble vouloir se débarrasser de ses humains, des humains qui luttent pour se nourrir. On ne sait pas trop à quelle époque on est. Dans le futur, c’est sûr. Une sorte de « middle west » américain, des champs de maïs à perte de vue (le reste des cultures crève systématiquement), et des tempêtes de poussières, style tempête de sable à la saharienne, qui balayent le tout périodiquement. Une poignée d’humains, de scientifiques, ex-NASA, se cachent et s’efforcent de trouver une solution pour aller voir ailleurs. Un mystérieux trou de ver à proximité de Saturne pourrait bien être la solution. Et une petite équipe s’embarque gaiement dans un vaisseau pour aller voir ailleurs, justement. Deux ans de voyage jusqu’à Saturne, c’est l’ordre de grandeur, la sonde Cassini avait mis sept ans pour atteindre la planète aux anneaux, mais on peut imaginer que la technologie du futur est plus évoluée pour parcourir le bon milliard de kilomètres en une durée moindre. D’autant que ces humains du futur maîtrisent l’hibernation, ils ont donc quelques connaissances en sus des nôtres !

Leur vaisseau, l’Endurance, est de forme torique et permet d’être en rotation sur son axe, un des meilleurs moyens de créer une « gravité » artificielle dans l’espace, en utilisant la force centrifuge, avec néanmoins quelques désagréments pour les voyageurs. Un exercice intéressant serait de calculer la vitesse avec laquelle il faut lancer la balle, à la fin, pour qu’elle atteigne le haut du cylindre en rotation, sachant que la force centrifuge va vouloir la coller vers le bas, et que plus sa vitesse sera grande, plus la force de Coriolis le sera aussi, qui la déviera fortement selon l’« horizontale. » À voir, donc, si la balle atteint sa cible comme dans le film, ou pas...

Quelques images de Saturne spectaculaires : on se croirait à bord de la sonde Cassini ! Et puis le fameux trou de ver, sphérique, forcément, puisque c’est un trou en 3D. Sorte de raccourci vers un autre endroit de l’univers, une autre galaxie, en l’occurrence, donc probablement à quelques millions d’années-lumières de chez nous, distance typique entre les galaxies.

Quant au trou de ver, son existence actuelle est purement théorique, n’étant pas spécialiste de la question, je ne saurais vous dire s’il est « réaliste » de faire passer un vaisseau avec des gens dedans, et de retrouver tout le monde vivant et entier à la sortie. Laissons quelques ficelles scénaristiques traîner.

Après quelques vibrations, on arrive donc dans un système stellaire constitué de différentes planètes, dont trois ont déjà été « explorées » par des humains solitaires et orbitant autour d’un trou noir. Ou d’un système binaire comportant un trou noir ? Il semble peu probable que si d’éventuelles planètes orbitaient autour d’un trou noir, elles pourraient abriter la vie. La vie a besoin d’énergie, et le trou noir, grosso modo, l’absorbe, l’énergie. Il émet rarement du rayonnement visible, plutôt des rayons X, à condition qu’il soit en train d’avaler de la matière issu d’un disque d’accrétion, sorte de galette dans le plan équatorial du trou noir. En spiralant vers le trou noir, la matière du disque s’échauffe et émet du rayonnement X. C’est d’ailleurs en observant cette dernière que nous autres, petits humains du XXIe siècle, savons que les trous noirs existent.

Sinon, les images du trou noir, dans le film, sont spectaculaires et ressemblent fortement aux simulations numériques que j’ai pu voir de la part de collègues. D’ailleurs, quand j’étais jeune, lors de mon année d’études d’astrophysique (DEA), j’avais fait un projet de simulation numérique de l’image d’un disque d’accrétion autour d’un trou noir. Oh, c’était bien modeste, on a fait infiniment mieux depuis, notamment Alain Riazuelo. Mais voici tout de même ce que j’avais obtenu :

Simulation de l’image bolométrique d’un disque autour d’un trou noir de Schwarzschild

Bon, ça date un peu (1998), je m’étais basé à l’époque sur le papier de Jean-Pierre Luminet de 1979 (voir d’ailleurs son billet sur le même sujet sur son blog).

Donc nos « héros » vont faire un tour sur une première planète, très proche du trou noir, ou plutôt de son horizon. Là où le temps s’écoule plus lentement, à cause du fort champ de gravitation du trou noir. On nous dit que chaque heure passée sur la planète équivaut à sept années sur Terre (ou loin du trou noir). Mon collègue Richard Taillet a fait un petit calcul et trouve ainsi que la planète doit se trouver à un pouillème au-delà de l’horizon défini par le rayon de Schwarzschild.

La problématique des forces de marée est passée sous silence. Quand on approche l’horizon d’un trou noir de masse stellaire (comme celui du film ; il aussi des trous noirs supermassifs au centre des galaxies — dont la nôtre — de plusieurs millions de masses solaires, pour lesquelles les forces de marées sont suffisamment faibles pour être non ressenties), la différence d’attraction entre deux points à des distances légèrement différentes du centre du trou noir devient très grande au point que même un objet de la taille d’un noyau nucléaire peut se retrouver disloqué (alors un être humain...). Ce sont les forces de marées, celles-là même qui provoquent les marées sur Terre, qui en sont responsables.

D’ailleurs, le trou noir que l’on voit serait plutôt un trou noir de Kerr, en rotation (car tout tourne dans l’univers en vertu du principe de conservation du moment cinétique — la « quantité » de rotation), qui est doté d’un superbe disque d’accrétion, plutôt qu’un trou noir de Schwarzschild, statique ; c’est probablement le rayonnement du disque qui illumine le trou noir et provoque ces superbes images de distorsions optiques, qui semblent réalistes. Le clou du film, assurément !

Le trou noir du film

Par contre, contrairement à ce que les protagonistes prétendent, il est impossible de plonger sur un tel trou noir et d’en ressortir vivant : n’importe quoi qui franchit l’horizon est disloqué par les forces de marée... Mais laissons quand même quelques libertés au scénario qui est globalement physiquement remarquablement bien ficelé [2] ! Apparemment, l’un des plus grands spécialistes théoricien des trous noirs, Kip Thorne, était conseiller sur le film [3].

En dehors de la physique des trous noirs, on peut aussi se demander si les vagues de la première planète sont réalistes ou pas. La théorie des vagues océaniques nous donne quelques indices... On constate que l’on se trouve en eau très peu profonde, puisque les astronautes ont de l’eau jusqu’aux genoux. Dans ce cas, la vitesse des vagues v ne dépend que de la profondeur d et de la gravité g : v = \sqrt{gd}. Avec d=0.5\ \text{m} et g = 1.3 \times 10\ \text{m}\cdot \text{s}^{-2}, on obtient v = 2.5\ \text{m}\cdot \text{s}^{-1}.

Par ailleurs la vitesse est aussi égale à la longueur d’onde \lambda divisée par la période T. Or dans le film, on voit passer deux vagues, à environ (je n’ai pas chronométré) 10 minutes d’intervalle. Soit une période de 600 s. D’où une longueur d’onde de 1.5 km. Ensuite on peut se demander si une telle vague est « stable, » c’est-à-dire qu’elle ne déferle pas (ce qui est le cas dans le film). La limite du déferlement en eau profonde est de H_0/\lambda = 0.14, où H_0 est la hauteur de la vague, crête à creux. Ici on obtient : H_0 = 210\ \text{m}, ce qui semble l’ordre de grandeur que l’on voit dans le film. Mais en fait, on est toujours en eau très peu profonde, auquel cas, la bonne « formule » serait plutôt : H_0/\lambda = 0.14 \text{tanh}(2\pi d/\lambda), ce qui donnerait H_0 = 44\ \text{cm}...

Bon, il y a aussi les nuages de glace de la deuxième planète...

Bref, un superbe film, un scénario plutôt bien foutu, même si j’avoue que la fin, plus onirique, m’est passée un peu au-dessus de la tête. À revoir, donc, pour en saisir de nouvelles subtilités ! Un film qui fait beaucoup réfléchir sur la physique, moderne (relativité générale) ou pas (mécanique des fluides), compliquée (les vagues...) ou pas (la force centrifuge...) et qui de surcroît semble attirer des hordes d’étudiants... Espérons que ça les fasse réfléchir aussi !


Voir la suite de mes réflexions dans l’article suivant.

[1On peut se demander pourquoi les distributeurs français n’ont pas traduit le titre en « Interstellaire, » par exemple ? Probablement qu’un titre à l’anglaise, ça fait mieux, plus classe... C’était la même chose pour « Gravity. » Allez comprendre les ficelles du marketing...

[2Bien mieux que celui de « Gravity, » par exemple, dont un des moments clefs : quand George Clooney échappe à la main de Sandra Bullock, comme emporté par un flot tumultueux !

[3Au passage je suis étonné, dans l’interview qu’il donne à Courrier International que le seul truc qui le chagrine vraiment soit les nuages de glace. Quid des forces de marée, entre autre exemple ? Mais il est peut-être comme moi, au final, bon public !


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