Dolent, Grande Lui et Aiguille du Tour : la trilogie de l’Ascension
Il ne faut pas désespérer, on peut parfois tomber sur des pépites de beau temps, même en montagne. Pépites qui s’alignent quelques jours durant comme les perles sur un collier. Après un hiver mitigé, où les projets de balades en montagnes longuement mûris ont chu dans des abîmes ouateux, où le brouillard fut de mise plus que de raison, nous avons passé quatre jours magiques dans le massif du Mont Blanc.
Curieusement, les prévisions météo pour le week-end de l’Ascension étaient au beau fixe une dizaine de jours avant, oscillant légèrement avec le temps, mais sans provoquer d’inquiétudes outre mesure. Curieusement, nous verrons que le temps se tint à ses prévisions.
Après avoir organisé la chose, d’une part emmené Sarah chez ses grand-parents, d’autre part tourner la carte du massif dans tous les sens pour trouver de quoi s’y promener une paire de skis aux pieds, sans pour autant se retrouver bloquer par la raideur d’une face, d’un col, nous voici dans le car-couchette qui nous embarque, magiquement, de Paris à Chamonix. De là, un taxi viendra nous prendre, chaussures de ski aux pieds, sac sur le dos, planches en mains, Sylvain, Charlotte, Thierry, Anne-Soisig et moi, pour nous déposer une heure et quart plus tard, en Suisse, à la Fouly, de l’autre côté du massif.
Étalés dans l’herbe printanière, nous fignolons les ultimes préparatifs avant de jeter péniblement le sac, lourd, très lourd, sur le dos, afin de démarrer notre petit voyage alpin. Direction le petit col Ferret. La neige est là, l’entrain aussi. Et puis le vent rattrape la troupe, et comme si trimbaler un sac hors de poids ne suffisait pas à la peine, le bougre nous souffle désagréablement en pleine face. Cela durera jusqu’au col.
Au-delà duquel nous obliquons à droite pour remonter les flancs du Mont Dolent afin d’atteindre un petit cabanon de tôle, le bivouac Fiorio. C’est que nous sommes désormais en Italie. Personne dans l’habitacle, mais des affaires posées sur les bas-flancs laissent augurer que nous n’y serons pas seuls. De fait. Le beau temps prétendu s’était fait la malle dans l’intervalle, la montagne était bâchée ; finalement, elle était comme d’habitude, la montagne. Les jours à venir risquaient d’être quelque peu sombres si la réalité se mettait à jouer ainsi avec les modèles prévisionnistes, et accessoirement avec notre moral. Un petit tour dans les volutes au dessus du refuge pour passer le temps, absence de paysage, et nous retrouvons l’abri. Malgré l’exiguïté du lieu, nous réussîmes à faire notre popote – soupe, mélange de céréales et de semoule au fromage, tisane et chocolat -, chacun sur son petit coin de table, sans problème. Anne-Soisig et moi avions posé notre dévolu sur les couchettes du haut, au deuxième étage, qui nécessitaient quelques acrobaties pour y accéder. Il valait mieux y éviter quelque envie pressante au beau milieu de la nuit.
En soirée, le ciel daigna s’ouvrir, les montagnes environnantes s’offrirent alors à nos regards ébahis. Le sommet du Mont Dolent, quelconque vu d’ici, brillait néanmoins dans un dernier rayon de soleil. Le lendemain, la cahute s’ébroua dès l’aube. Petit-déjeuner au son mugissant du réchaud qui turbinait pour faire fondre la neige et bouillir l’eau résultante, muesli et thé. Départ, sur les pentes de neige durcie par le regel nocturne. Il a fait beau. Il fait toujours beau. Comme si le brouillard d’hier n’était là que pour tester notre détermination. La neige crisse sous les spatules, les couteaux la mordent. Le soleil envahi généreusement le paysage. Mais Sylvain a mal aux pieds. Chaussures neuves. Il redescend rapidement au bivouac pour économiser ses malléoles, douloureuses.
Il y a du monde. Pour la solitude, il faudra repasser. Outre la vingtaine de personnes qui squattait tout comme nous le petit abri, une foule éparse semble affluer du bas. Mais la montagne est encore vaste, et pour le moment, nous restons à bonne distance des autres, par la force des choses. Mais la pente finit par devenir moins large, elle s’enfuit vers le haut, elle pointe vers le sommet. Naturellement, la foule jusque là éparpillée se regroupe, se concentre. Nous laissons les skis au pied de l’ultime pente, trop raide pour nous, mais pas pour d’autres qui auront l’audace de braver neige dure et exposition non négligeable. La trace est faite et bien faite. Des marches de neige grimpent jusqu’à l’arête, neigeuse, aérienne et somptueuse. Ceux qui montent croisent ceux qui redescendent. Il fait toujours beau, le paysage s’ouvre devant nos yeux. Triolet, Grandes Jorasses, Dent du Géant, Mont Blanc d’un côté, Grande Lui, Tour Noir, de l’autre, bassin d’Argentière, avec ses Courtes, sa Verte et ses Droites au milieu, Grand Combin au fond, puis, plus loin, le Valais et sa collection de « 4000. » La face nord des Courtes est juste là, pas loin, je reconnais l’arête hérissée de ses différentes « aiguilles » qui sont autant d’obstacles sympathique pour l’alpiniste qui « traverse. » Avant de rejoindre le sommet, quelques croisements délicats sur l’étroitesse du lieu, je jette un coup d’œil sur le versant est, glacier bien bouché, mais pas de trace visible, l’arête Gallet n’aurait-elle tenté personne ? Que nenni, une cordée de trois s’approche du sommet accrochée à la face nord. Sommet. Seulement deux pieds, mais trois versants pour trois pays. L’Italie, la Suisse et la France. Point de convergence des frontières, no man’s land, symbole triangulaire de l’unité. Pyramide.
Après le traditionnel tour d’horizon et quelques instants pour profiter du moment, nous finissons par rebrousser chemin, une nouvelle conquête inutile à notre actif. La descente à skis est très agréable, la neige dure du matin ayant eu le temps de rissoler quelque peu au soleil laissant une fine couche de neige fondue reposant superficiellement sur un fond dur. Rapidement, nous rejoignons le bivouac où nous attend Sylvain.
Nous grignotons un morceau, avant de charger nos sacs pour redescendre. Nous retrouvons la Fouly, petite pause les doigts de pieds en éventail dans l’herbe du sous-bois au milieu des soldanelles et des hépatiques. Puis, il faut bien, nous repartons. Traversée d’une vaste prairie avant de rechausser les skis pour nous diriger vers la cabane de l’A Neuve, plus de mille mètres au-dessus. Je mène le pas, doucement mais sûrement, car je sais que l’effort sera long. Malheureusement Sylvain souffre sans discontinuer avec ses chaussures et décide de nous quitter pour mettre fin à son calvaire. Il repart en stop depuis la Fouly, puis en train vers Chamonix et Paris dans la foulée.
Nous poursuivons notre suée. Plus nous grimpons, plus la neige est molle. Plus l’après-midi s’entame également. Bientôt, faire la trace devient éprouvant tant la neige est épaisse et profonde, soupe gluante qui s’acharne à modérer notre progression. Sur les quelques quatre cents derniers mètres, c’est une véritable tranchée que nous creusons à tour de rôle. Enfin, le refuge après quatre heures d’effort. Il y a déjà du monde, qui aura dégoté quelques bûches sous la neige pour allumer le poêle. Le plaisir d’arriver dans une demeure chauffée ! Sans tarder nous mettons le réchaud à pied d’œuvre pour concocter notre dîner désormais habituel.
Le refuge est perché sur un éperon rocheux avec une vue imprenable sur la face nord du Mont Dolent. Néanmoins, les nuages ont envahi la montagne par son versant italien, voile pudique qui déborde en virevoltant et obstrue la vue.
Nuit tranquille, dortoir frisquet qui justifie un entassement de couvertures, la doudoune, même, est bien supportée. Grasse matinée jusqu’à 6h pour récupérer des efforts de la veille. Nous petit-déjeunons de nos mueslis à l’eau de fonte tranquillement, les autres skieurs ayant dormi là ayant déjà quitté le lieu.
Nous montons vers la Grande Lui. Devant nous, cinq skieurs. Mais nous serons les seuls à gravir le sommet, qui nécessite, certes, de déchausser les skis pour enfiler les crampons et grimper une pente de neige raide. Et seuls au sommet donc. Ce qui a un goût sympathique. Croiser une foule bigarrée sur un sommet comme le Mont Dolent, hier, laisse un petit goût amer, comme si la montagne dans sa pluralité ne pouvait appartenir qu’à nous, dans toute notre dimension égoïste. N’empêche, être seuls, avec ceux que l’on a choisi, au sommet d’une montagne, a quelque chose de satisfaisant.
La dite-montagne est pointue de tous les côtés. Nous en redescendons versant nord, à pieds par un couloir relativement raide, dans une neige largement humidifiée par le soleil. Nous chausserons les skis plus bas. Descente vers le vaste glacier de Saleina loin d’être mémorable sur une neige dure et croûtée qui résiste aux tentatives de courbe les plus énergiques. Tant pis, à défaut de bonne neige, nous avons le paysage et le beau temps. Il est difficile de tout concilier !
Tandis que nous nous dirigeons vers la cabane de Saleinaz, bientôt en vue, avec son accès, une pente assez raide et rebutante, nous lorgnons vers une autre bâtisse également en vue, le bivouac de l’Envers des Dorées. Nous décidons d’aller voir. Petite pause salvatrice sur le glacier avant de remettre les peaux pour remonter de 200 m en plein soleil. Nous gravissons une langue de glace, vaste croupe éléphantesque. Y tracer nos zigzags y est plaisant, la neige sous les spatules est composée d’une fine couche de glace au-dessus d’une épaisseur d’air avant de rencontrer une faible épaisseur de neige humidifiée par le soleil proprement dite. La couche de glace se brise sous les skis en petites plaques, tout comme la surface d’une crème brûlée, morceaux qui glissent ensuite dans la pente avec un doux bruit de frottis.
Nous approchons des Aiguilles Dorées les biens nommées, leur granit rouge contraste agréablement avec la blancheur neigeuse et le bleu intense du ciel. Nous longeons les parois verticales que découpent de profondes et belles fissures pour rapidement arriver à la cahute qui trône là. Cahute en deux parties : l’une est fermée et doit être réservée, l’autre est ouverte. La première est occupée, la deuxième non. Nous y serons seuls. Intérieur refait à neuf et lambrissé, confortable, banc extérieur au soleil ; toilettes extérieures mais facilement accessibles, et propres. Thierry et Charlotte se posent là, tandis qu’Anne-Soisig et moi rechaussons les skis pour aller explorer le fond du vallon. Nous irons jusqu’au col Droit, pente courte mais raide, qui débouche au niveau du vaste plateau glaciaire du Trient. La descente, ombragée, en est raide, en neige déjà regelée. Anne-Soisig descend à pieds. Neige croûtée ensuite. Décidément…
Le foehn a encore franchi une crête, puisque celle de la Grande Lui est désormais dans le brouillard. Nous entamons le dîner vers 18h, ce qui consiste pour l’essentiel à faire fondre de la neige. Soupe, céréales au fromage, tisane et brownie, rituel habituel… Puis faire de l’eau et encore de l’eau pour les gourdes du lendemain. Nous terminons l’opération assez tard. Entre-temps, le soleil s’est couché, colorant le Grand Combin au passage, et lui seulement. Puis tout est parti dans la nuit.
Réveil suffisamment tôt pour profiter de l’aube et du lever de soleil sur tout le bassin de Saleina. Après un petit déjeuner un peu plus efficace que la veille, nous partons en direction de la fenêtre de Saleina. Nous contournons le granit vertical des Aiguilles Dorées, pour nous faufiler au pied des Fourches, Grande et Petite. Tout en remontant doucement la vaste fleuve de glace, la nature nous gratifia d’un spectacle rare dont elle a le secret : le soleil s’orna de différents halos lumineux irisés, celui à 22°, relativement fréquent, son grand frère à 46°, bien plus rare, tout comme l’arc tangent supérieur qui venait chapeauter le petit halo d’un gracieux accent circonflexe inversé.
La courte montée menant sur le glacier du Trient se fit à pieds en crampons. Nous étions seuls, et finalement, à part une petite poignée de lointains skieurs, nous serons seuls dans cette immensité glacée toute la journée. Nous sommes allés faire un tour sur l’Aiguille du Tour, largement tracée, mais pas aujourd’hui, un miracle ? Personne, à part nous à ce moment-là. Petite balade mixte-rocheuse facile sur ce sommet emblématique du coin, nous avons profité de passer par là pour grimper dessus. Notre solitude en était grisante. En revanche la neige à la descente pour rejoindre le col du Tour était plutôt pourrie ; tout comme celle sur le glacier du Tour. Le seul moment de glisse sympathique fut sous le glacier, dans la pente au-dessus du village du Tour, neige fondue à point. Il ne fallait pas tarder beaucoup plus à descendre là, la raideur de la pente combinée avec la présence de dalles lisses sous la neige n’auraient pas fait bon ménage avec une soupe tardive…
Nous parvenons à skier sur d’anciennes coulées d’avalanches jusqu’au torrent. La traversée de celui-ci marqua le moment le plus épique de la descente, mais personne ne tomba néanmoins dans l’eau.
Il était de bonne heure, notre traversée était bouclée, restait à se poser sur un bout d’herbe dans un champ pour patienter en farnientant au soleil. Nous terminâmes l’attente à l’ombre du Centre Alpin du Tour devant une boisson rafraîchissante.
Illustrations :
Guillaume Blanc
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