Je ne te ferai pas attendre
J’ai profité des vacances pour lire, entre autre, le récit de l’alpiniste italienne Nives Meroi publié aux Éditions du Mont Blanc. Je l’avais acheté des mains mêmes de Catherine Destivelle au salon du livre de Paris en mars dernier. J’avais fait la connaissance « littéraire » simultanée de Nives Meroi et Erri de Luca en 2010 quand j’ai lu « Sur la trace de Nives », qui retrace un dialogue entre l’écrivain et l’alpiniste. Quelques recherches sur la toile sur cette femme fascinante m’en avait appris un peu (mais peu quand même) plus sur elle.
Elle a écrit là un récit sous la forme d’un témoignage d’une rare intensité, où elle raconte l’ascension de son douzième sommet de plus de 8000 m, le Kangchenjunga, 8586 m, troisième plus haut sommet de la planète. Et pas facile : ça grimpe jusqu’à la fin… Nives Meroi et son mari auront donc mis 5 ans à gravir cette montagne, à la troisième tentative. Mais c’est parce qu’ils ont dû gravir une autre montagne entre temps, celle de la maladie. Romano tombe malade (sans lien de cause à effet) sur les flancs du Kangchenjunga en 2009. Nives redescend avec lui, abandonnant alors, de fait, la course au premier bouclage des quatorze « 8000 » féminins, elle qui s’était retrouvée dans la compétition bien malgré elle. Aplasie médullaire. Visiblement, ce n’est pas une maladie très drôle, la guérison n’est pas garantie. Romano devra subir deux greffes de moelle osseuse.
« Déjà taciturne de nature, Romano se mure maintenant dans le silence. […] « Si je meurs, je meurs. Si je ne meurs pas, je ne meurs pas. Mais ce qui est sûr, c’est que je ne veux pas vivre en souffrant. » » (p. 68)
Avant de repartir sur les géants himalayiens. Au printemps 2012, nouvelle tentative sur le Kangchenjunga. Le couple, avec d’autres alpinistes se trompe d’itinéraire et rate le sommet, devenant la risée des connaisseurs. Qu’à cela ne tienne, rebelote en 2013. Sauf que Romano doit subir une opération de la hanche suite à une nécrose de la tête fémorale. La partie est donc remise au printemps suivant, 2014. Là, Romano caracole en tête, avec sa hanche « bionique. »
« À 12h15 le 17 mai, je suis sur la limite exacte du sommet : les pieds encore incroyablement ancrés à la Terre, par le nez, j’inspire un espace plus pur. Tout autour, un gouffre d’air se précipite en surplomb jusqu’au fleuve de glace qui jaillit au pied de la montagne. » (p. 148)
En 2016, le couple gravit le Makalu, puis leur dernier « 8000 », l’Annapurna, en 2017, devenant ainsi le premier couple à avoir gravi ensemble les 14 « 8000. » Le tout sans oxygène et sans porteurs d’altitude. Deuxième femme à réussir le grand chelem dans cette éthique, après l’autrichienne Gerlinde Kaltenbrunner [1]. Le récit est ponctué de réflexions sur son expérience, sur l’alpinisme, sur sa vie, sur son couple, sur ses doutes aussi. En particulier sur l’himalayisme. C’est remarquablement bien écrit. L’éthique de cette femme, son abnégation, sa volonté laissent rêveur.
« En montant vers le camp 1, Romano et moi parlons d’« alpinisme deux point zéro », et il fait une remarque pertinente : celui qui a gravi un 8000 avec de l’oxygène, peut-il affirmer être arrivé au sommet ? Parce qu’il ne s’agit pas d’un débat sur le style, la différence est simplement physiologique : ce serait comme dire que les immersions en apnée et celles avec bouteilles, c’est la même chose. » (p. 52)
« Obnubilées par un mythe qui se mesure en mètres, de nos jours, toujours plus de personnes veulent gravir les 8000 et vivre une expérience de liberté, mais, le plus souvent, elles n’ont pas le niveau et se sentent seules et abandonnées. Alors, elles s’appuient complètement sur les sherpas auxquels elles demandent : le repas tout prêt, la trace faite et les camps équipés, et surtout le sommet. Sans se rendre compte qu’ainsi, elles n’escaladent pas la montagne, mais que, grâce au travail de ces hommes — et souvent même grâce à la chance —, elles ne font que lui « survivre. » » (p. 90)
Dans leur deuxième tentative, en 2012, la lecture du camp de base de d’auteur est « L’aveuglement » de José Saramago. Un roman étonnant que j’ai lu il y a peu, où des personnages sans noms errent dans une ville sans visage tous — sauf une — atteints de cécité contagieuse. Les bas instincts de l’homme refont surface dans une morbide tentative individualiste de survie. Il y a une sorte de parallèle entre le récit de Nives Meroi et ce roman... Les personnages aveugles de Saramago renvoient à l’alpiniste aveugle dans le brouillard, et leurs bas instincts à ceux des himalayistes...
« C’est le soir, et je crois n’avoir jamais vu une nuit si étoilée. Partant du noir profond, un crépitement de lumières nous tombe droit dessus : des grandes, des petites, des brillantes, des douces, certaines lancent des lames de lumière et d’autres pulsent calmement. Et en fond, un tapis dense de petits points lumineux, comme si une main géante les avait semés à la volée » (p. 116)
« Notre union à nous s’est forgée dans les tempêtes et dans le manque d’oxygène de la haute altitude, elle est faite de silences, de gestes partagés, et d’une confiance sans limites qui n’a pas besoin de mots : chacun est certain de vouloir le bien de l’autre, autant que le sien. » (p. 132)
« Avant de commencer à descendre, cependant, nous voulons adresser un remerciement particulier au frère génétique inconnu de Romano. Parce que là-haut, Romano et moi, nous ne sommes pas seuls. Tu es là toi aussi. C’est grâce à toi que nous sommes ici, et à ton geste subversif d’avoir choisi le don comme valeur primordiale. » (p. 148)
Une très belle lecture, simple, poétique ; une histoire d’amour hors du commun et hors du temps. Elle reçoit le Grand Prix du dernier Salon du Livre de Montagne de Passy, heureuse coïncidence, puisque le thème du Salon était cette année « les femmes et la montagne. »
[1] La sud-coréenne Oh Eun-sun est la première à revendiquer avoir réussi le challenge, avec oxygène et une armée de porteurs néanmoins, mais son ascension du Kangchenjunga est contestée ; peu de temps après en mai 2010, c’est l’espagnole Edurne Pasaban qui termine ses quatorze sommets, avec l’aide de l’oxygène.
Guillaume Blanc
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