Plan « louze »
Nous avions prévu d’aller skier, nous nous sommes retrouvés en train de crapahuter sur les crêtes de Chartreuse. Effectivement, tandis que nous jouions au yo-yo à tenter de deviner les « bonnes » prévisions météo pour le week-end, Padrig me proposa une « petite » traversée du massif de la Chartreuse. J’avais « ski » en tête, mais réflexion faite, je me laissais séduire par l’idée. Je lui proposais alors une « grande » traversée, de gare à gare. De Grenoble à Chambéry, ou vice-versa. Ce fut vice-versa.
Et nous voici, samedi matin, sortant de la gare de Chambéry, grosses chaussures aux pieds et sac au dos, à errer à l’azimut pour tenter de tomber sur le départ du GR au milieu des rues et ruelles. Seul le GR et son balisage conventionnel peut nous éloigner de la ville avec une relative efficacité. À condition de ne pas le perdre, malgré des signes parfois quelque peu cachés. Jeu de piste.
Quand nous sommes arrivés au passage de la Coche, à quatre ou cinq kilomètres à peine de notre départ, et seulement 400 m au-dessus, pour deux heures de marche, nous nous sommes dit qu’à ce rythme, on ne sera jamais au sommet du Mont Granier, que l’on aperçoit tout au fond, là-bas, entre deux plis du terrain. Nous avons donc allongé le pas. Et pris un raccourcis.
Le GR, en effet, s’autorise des tours et des détours, passant en l’occurrence par la Pointe de la Gorgeat, petit sommet avant de déboucher au col du Granier. Nous avons donc décidé de couper au plus court. Sauf que là, le plus court, c’était la route. Aucune autre alternative. Nous avons donc avalé les six kilomètres de bitume d’un bon pas, et une heure plus tard nous arrivions au col du Granier, le moral regonflé. Nous abandonnons l’idée de gravir le Mont Granier par le sentier de la face est, ce qui nous ferais perdre plus de 300 mètres de dénivelés. Nous optons par la directe que connait Padrig, à l’aplomb de Tencovaz, en face ouest. Un peu de route pour rejoindre le village, et un peu à l’écart de l’asphalte, nous croisons quelques Sabots de Vénus, ces magnifiques orchidées dont la beauté n’a d’égal que la rareté.
Après avoir fait le plein d’eau à la fontaine de Tencovaz, nous attaquons droit dans la pente. Chemin raide, puis minuscule sentier qui ne serpente pas sous une remontée mécanique antédiluvienne. Sentier qui se perd dans la hêtraie au-delà, nous obligeant à bûcheronner quelque peu pour finalement déboucher dans les raides alpages sous les barres rocheuses. Le passage est là, dans la faiblesse qui nous surplombe. Nous finissons par retrouver un véritable chemin qui nous guidera à travers le dédale des barres.
Petit aller-retour au point culminant, Padrig le connait déjà, il en profite pour faire une petite sieste. Puis pause casse-croûte. Puis nous repartons, par le sentier, descendre par le pas des Barres pour déboucher sur une immense pelouse d’altitude, dont le vert contraste avec tout ce qui l’entoure. Les petites fleurs sont partout, à peine la neige libère-t-elle des portions herbeuses que les crocus prennent d’assaut les nouvelles surfaces entre terre et ciel. Petite portion de GR, avant de nous en éloigner à nouveau, pour rejoindre le col de l’Alpe.
Les jambes commencent à tirer, cela fait pas loin de neuf heures que nous marchons, mais comme il nous reste également pas mal de temps devant nous avant la nuit, nous décidons de continuer, afin d’atteindre le chalet de l’Aulp du Seuil, qui a un point d’eau, qui nous sera utile pour cuire nos pâtes. Une petite dizaine de kilomètres de crêtes nous en sépare ! Petite pause au col, dans l’herbe verte et grasse, à côté de la borne ornée du sceau royal qui marque la limite entre Savoie et Isère.
Curieusement la longue crête qui s’ensuit passe relativement vite, le terrain accidenté faisant qu’il faut regarder où l’on pose les pieds, le paysage est superbe, juste au-dessus de l’immense rempart est qui sépare le massif de la Chartreuse de la vallée de l’Isère. La progression est ludique, le temps passe vite, et finalement les kilomètres aussi.
Puis nous arrivons au sommet de la crête de l’Alpette, et là, le sentier semble s’évanouir dans la nature, pour n’être plus que quelque sente de chamois. Padrig propose de rejoindre le GR, quelques 300 mètres plus bas, je le convaincs de poursuivre par le haut, le long du Grand Nanti. Bien mal m’en a pris, car dans le haut, pas de véritable sentier. Nous marchons à flanc, dans un terrain somme toute un peu raide, en suivant vaguement la courbe de niveau, donc en évitant la crête plus chaotique. Au bout de quelques kilomètres de ce régime, les pieds crient « stop » à force de marcher penchés, et, en vue du fond du vallon de Marcieu sous les Lances de Malissard, alpage vallonné où doit se trouver la cabane de berger à côté de laquelle nous pourrons dormir, on se dit qu’il suffit de descendre en diagonale pour rejoindre un terrain plus favorable. Sauf qu’avant ça, le terrain est tout sauf favorable, combinant la forêt qui est déjà un obstacle substantiel en soi, avec des lapiaz — terrain calcaire oblige — qui en rajoutent une couche. Avancer là-dedans sans visibilité (on est encore loin ?) relève du calvaire.
En sortant — enfin ! — de la forêt, le terrain est devenu plus sympathique, alpage gentiment vallonné. Nous errons au milieu de cette prairie, traversons des collines à la recherche d’une cabane que nous ne voyons pas et qui se fait singulièrement languir. Il commence par ailleurs à se faire tard, voilà bien plus de douze heures que nous avons quitté la gare de Chambéry.
Mais, comme pour nous faire patienter, la nature nous offre le spectacle d’une horde de mouflons qui galopent à quelques encablures devant nous, probablement effrayés par les intrus que nous sommes. C’est fabuleux, c’est la première fois que je vois des mouflons dans les Alpes.
Finalement, au gré de nos errances, nous croisons le sentier qui descend du Passage de l’Aulp du Seuil, et qui, d’après la carte, doit passer par la cahute tant cherchée. Nous suivons ce fil d’Ariane inespéré, pour finalement tomber sur notre objectif. L’eau est au rendez-vous, elle coule à flot, claire et fraîche dans un immense bassin en béton, délimité par une barrière de barbelés...
La cabane, comme nous nous y attendions, est verrouillée. Nous dormirons donc dehors, au grand, comme prévu.
Qu’il est bon de s’arrêter, de s’asseoir et de s’étirer les jambes. Il est presque vingt-et-une heure, le crépuscule descend lentement. 2650 mètres de dénivelés positifs, un peu plus de 38 km. Nous avons avalé toute une carte IGN au 1/25000e, du nord au sud. Je range avec délectation la carte « Massif de la Chartreuse Nord » au fond de mon sac : demain, cap au sud !
Padrig, dans sa grande sagesse, nous a préparé un repas de rois, avec, en plus, l’apéro : noix de cajou et bière ou coca, au choix. Si c’est pas un pote, ça !
En parallèle, le réchaud carbure à fond, et la soupe arrive très vite. Ayant voulu voyager léger, je suis parti en short, sans pantalon. La fraîcheur vespérale faisant son office, je m’installe dans mon duvet pour profiter du dîner sur l’herbe. Pâtes au fromage et jambon cru clôtureront ce festin, et repus, nous pouvons nous en aller nous reposer.
2h57. Quelques gouttes venues du ciel nous tombent dessus. Padrig s’enroule dans sa couverture de survie, je m’enfonce un peu plus dans mon sursac. L’averse est courte et peu intense. Les prévisions météo n’annonçaient-elles pas un couvert nuageux conséquent avec de possibles averses ? Nous nous rendormons, confiants.
Quelques étoiles parviennent à transpercer la couche de nuages.
4h25, le ciel remet ça. On attend que ça passe, blottis dans nos duvets, sous nos protections étanches. 5h00, l’heure du réveil. Il pleut toujours. L’averse passagère dure. Je garde quelque espoir de poursuivre notre périple, si ce n’est par les crêtes, exposées et désormais glissantes, au moins par le GR. Padrig ne partage pas mon enthousiasme et envisage déjà un repli direct vers le fond de vallée le plus proche.
Dans l’immédiat, une accalmie, même courte, nous permettrait de sortir du duvet sans trop se faire tremper. 5h25. Les gouttes nous martèlent toujours. L’accalmie tant attendue ne viendra pas. Tout au plus une légère baisse de régime. Tant pis. C’est la version « sauve qui peu » qui se met en branle : sortir du duvet, s’habiller en limitant les dégâts. Puis, petit déjeuner à l’abri tout relatif le long du mur de la cabane, sous l’avant-toit. Au moins avons-nous le privilège de petit-déjeuner à peu près au sec. Le plafond descend, le col de Bellefont est déjà dans le brouillard. Mon enthousiasme se transforme rapidement pour se rallier au plan de Padrig : rebrousser chemin, par le GR, pour descendre à St-Pierre d’Entremont, le patelin le plus proche où nous pourrions trouver un moyen de locomotion vers Chambéry ou Grenoble. Je ressors la carte « Massif de la Chartreuse Nord » du fond de mon sac...
Dégoûtés, le moral en berne, nous partons sous une pluie battante. Je n’ai pour seul protection ma veste gore-tex qui ne tarde pas à être imbibée ; je suis en short, ce qui a l’avantage de ne pas tremper un quelconque pantalon, mais n’empêche pas la pluie de ruisseler sur mes jambes, puis de s’infiltrer dans mes chaussettes ; je n’ai qu’un petit pull en polaire, et rien d’autre. Résultat : je me caille pas mal. Les courbatures de la veille n’arrivent pas à se dérouiller sous les tremblements de intempestifs de mes jambes. J’ai le pied incertain. Heureusement, le terrain n’est pas trop scabreux.
Il a plu sans discontinuer pendant tout le temps que nous avons mis à rejoindre la civilisation, soit environ trois heures. Il a même plu au-delà. Il semblerait que toutes les prévisions météo se sont bien foutues dedans : la perturbation les a pris de vitesse, pour pointer son nez un plus tôt que prévu. Trop tôt.
Comme par miracle, l’Office du Tourisme de St-Pierre d’Entremont était ouvert en ce dimanche matin. Mais les miracles ayant malgré tout une portée limitée, pas de bus régulier (ou pas) pour nous emmener d’un côté ou de l’autre du massif. Plan B. C’est quoi, au fait, le plan B ?
Du stop ? Franchement, dans l’état où nous sommes (même mon slip est trempé, prêt à être essoré), je ne nous prendrais jamais en stop, alors... Bon, reste le taxi. Hors de prix, paraît-il dans ces contrées sauvages. Et Padrig avait un plan B. Il appelle un pote à lui, de Grenoble, voir si par hasard, il ne pourrait pas nous sortir d’affaire. Et Vincent est un bon copain, car il vient. Nous l’attendrons dans un troquet, miraculeusement ouvert, à nous égoutter patiemment en sirotant un thé bien chaud, pendant que le patron laisse la porte ouverte, car il a trop chaud...
La suite est moins délectable, puisque une fois à la gare de Grenoble — il a cessé de pleuvoir —, nous prenons le train pour Lyon. Mes pieds baignent dans mes chaussures. C’est le problème de l’étanchéité des membranes : ça marche dans les deux sens. L’eau ne peut a priori pas rentrer, mais si elle parvient sournoisement à le faire, elle se retrouve piégée, et ça fait un peu bain de pieds.
Une fois chez Padrig, on s’étale sur la terrasse, nous avons même l’honneur de recevoir quelques rayons de soleil. On se sèche. Et puis retour à Paris comme si de rien n’était. Le plan initial est tombé à l’eau, comme qui dirait... Dire qu’il va falloir se retaper la montée au col Granier, pfff...
Guillaume Blanc
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