Quand la montagne saigne…
Deuxième jour, deuxième soir. Nous avions décidé de poser notre camp là, entre deux trous, sur une croupe, immaculée. Pour éviter la soupe au sable. Une paroi rocheuse nous surplombait, au pied de laquelle une pente de neige que nous venions de traverser, deux traces blanches dans la rougeur. La pierre était orange et jaune, ocre. La neige était rouge. Pas tout à fait rouge sang, rouge ocre. Un peu sale. Mais certainement pas « grise » ou « noire », comme une neige habituellement sale, non, couleur sahara. Le coup de sirocco d’il a deux semaines a indubitablement laissé des traces. Plus que cela, il a couvert la montagne, et sa neige, d’un voile sanguin. Un voile qui s’étendait même en profondeur. Les virages effectués sur la pente de neige, moelleuse à souhait dans le Soleil déclinant, allaient chercher la blancheur dans les entrailles, si bien qu’un mélange blanc-rouge apparaissait en surface. Le Soleil, bas sur l’horizon montagneux, gonflait en teintes ocre s’ajoutant au tableau rocheux-neigeux. Nous vaquions à nos occupations, monter la tente, l’arrimer avec les rondelles de bâtons de ski, aménager chacun notre côté, un trou pour les jambes, une excavation pour poser le sac dans l’abside, un tas de neige, blanche, propre, de l’autre côté, comme réserve pour faire de l’eau, une petite étagère pour encastrer le réchaud et son tour d’aluminium protégeant la flamme des courants d’air. Le Soleil s’est couché derrière un monolithe, dont la courbe à droite était trop douce pour le laisser réapparaitre une dernière fois. Il était définitivement couché. L’horizon haché des montagnes, en contre-jour, se découpait sur le ciel. Ce n’est que le lendemain matin, avec un éclairage opposé qu’est apparue la splendeur de la chaîne des Écrins dans le fond, tout, ou presque, y était, depuis les Agneaux jusqu’à la Meije, en passant par le Pelvoux et la Barre, bien sûr. En contrebas, devant nous, les arêtes de la Bruyère, élégantes ainsi ciselées de neige. Plus loin, adossé à la montagne des Agneaux, le couloir Davin, droit, rectiligne, raide.
Dans la nuit, la Lune, pleine, illuminait le paysage d’une intense blancheur laiteuse. Quelques étoiles parvenaient à étinceler malgré l’éclairage.
Deuxième soir, deuxième nuit d’une balade entre le mont Thabor et les Cerces, débutée à Névache deux jours plus tôt.
Nous n’avions, cette année, pas pris le temps d’étaler les cartes pour imaginer une traversée comme les années précédentes. Le Queyras en 2017, premier opus de nos raids en mode mule, ski de rando itinérant en autonomie, avec tente et duvet sur les épaules. L’année suivante, la tempête nous calma. En 2019, ce fut une traversée de l’Ubaye, et en 2020, une escapade dans le sud des Écrins. Cette année, l’envie de partir malgré tout nous taquinait, nous avons décidé d’imaginer une boucle entre le massif du Thabor et celui des Cerces, entre la vallée Étroite et celle de la Guisane de part et d’autre de la Clarée. Trois jours seulement parce que voilà, le temps passe trop vite. Une boucle imaginée à la hâte, dès le début nous improvisions dans le présent.
Départ de Névache mercredi 24 février, un peu tard, le Soleil donne déjà. Un certain nombre de kilomètres nous attendent pour atteindre le point culminant de la journée, le col du Vallon. Une fois quitté le chemin de fond, marche, raquette, ski, chien, qui égrène les kilomètres du fond de la vallée, le sentier, sec, grimpe dans les hauteurs, le monde devient solitude, malgré un promeneur, une promeneuse croisée. La neige devient continue et portante quand la raideur fait place à la douceur. Une neige étrange, rougeâtre. L’incongruité m’inspire, Anne-Soisig n’aime pas ces facéties de la nature : la neige c’est blanc.
La lente montée vers le col est longue, chaude, sans être étouffante, un filé d’air parvient à s’immiscer. La descente du col, en versant nord, est chaotique, la neige est façonnée par le vent, dure, croûtée, hétérogène, en total contraste avec le versant ensoleillé. Nous remettons les peaux pour remonter sur 200 m jusque sous le lac Blanc. Nous posons alors notre premier bivouac.
Après une vaste nuit de 10 h, nous nous réveillons royalement à 6 h. Nous partons à 7 h 30 en laissant la tente en plan pour aller voir le mont Thabor, et revenir. Nous abordons un vallon encastré entre deux murailles rocheuses, au-dessus du lac, tout en nuances de rouges et blancs. Le Soleil inonde déjà les pentes à gauche, elles seront un régal à skier à la descente. Dans l’immédiat, c’est dur, les couteaux sont de sortie. Je m’attendais à croiser des hordes de skieurs et de skieuses en approchant du sommet, il n’en est rien. Seuls. Pourtant la multitude de traces enchevêtrées figées par le regel témoigne d’une certaine fréquentation, intégrée depuis la dernière chute de neige une dizaine de jours auparavant. Depuis, il fait chaud, printanier, la neige, d’abord instable, s’est rapidement posée sur une assise correcte, fiable.
Nous croiserons peu de monde malgré ces traces, partout, d’une intense fréquentation du massif. L’autonomie, poser notre tente où bon nous semble, nous met en quadrature temporelle avec les horaires habituels. Seuls au sommet du Thabor, pas tout à fait seuls à proximité de celui de la pointe des Cerces, le reste du temps, des baladeurs et des baladeuses croisées éventuellement de loin en loin.
Au sommet du mont Thabor un panorama extraordinaire s’étend. Le massif des Écrins se déploie devant nous. Celui des Grandes Rousses aussi. La Vanoise au nord. Nous restons en extase contemplative. La descente secoue légèrement au départ, mais dès que nous abordons les pentes raides ensoleillées depuis un moment, le ski prend toute sa dimension, les virages s’enchaînent avec complaisance.
Nous retrouvons la tente, que nous plions avec le reste et enfournons le tout méthodiquement dans nos vastes sacs à dos. Le périple repart, chargé. Le col des Muandes est un peu rude à atteindre, la neige est à moitié sèche, à moitié humide, mes peaux bottent lamentablement. Des sabots de neige s’accumulent sous les patins, parfois j’ai l’impression de skier sur de hauts talons avant qu’ils ne se désagrègent pour mieux se reformer immédiatement. J’ai beau tenter de lutter, ne pas soulever les skis, les faire glisser précautionneusement, les frapper l’un contre l’autre quand l’accumulation dépasse l’inacceptable, rien n’y fait. Sabotage. Alors je m’y fais, je râle et peste, la neige ne décolle pas pour autant, mais ça soulage quand même, et j’avance, tant bien que mal, me disant que ça ne peut pas durer, de toute façon.
Notre balade s’écrit au fur et à mesure. Nous n’avons quasiment rien préparé, au gré de notre envie du moment, nous déplions la carte et infléchissons notre route. Au col, ce qui avait été prévu la veille vacille, nous décidons d’un autre chemin. La descente est toute en neige printanière, vaste vallon où se succèdent des pentes dont on peut choisir l’orientation idéale pour une glisse optimale. En bas, nous nous posons sur un coin d’herbe pour enlever quelques couches de vêtements, juste au-dessus du refuge des Drayères, d’où nous assistons, amusés, au ballet d’un régiment de chasseurs alpins qui descend de la montagne sur des planches. Une cinquantaine de gus, ça part dans tous les sens, peu savent correctement skier, ils ont des sacs énormes, nécessairement chargés d’inutiles flingues, ils se cassent la figure à chaque hétérogénéité, c’est-à-dire partout. Une sorte de débandade, de retraite sauve-qui-peut. Nous avons de la peine pour ces jeunes à qui on n’a visiblement pas daigné donner quelques rudiments de glisse. L’école de l’armée est probablement darwinienne, seuls les plus vaillants survivent. Et les autres ?
Nous remontons vers le col des Cerces. Du plat, du chaud, du vent, de la neige froide, chaude, collante, ou pas, de belles sculptures éoliennes dans le corridor du col des Rochilles. Du temps pour penser aussi, réfléchir à la vie, au boulot et au reste. L’avantage de ces balades loin de tout est aussi l’absence de réseau téléphonique. Nos smartphones nous servent uniquement de GPS pour la navigation, impossible d’envoyer le moindre SMS pour dire tout va bien. Tant pis. Tant mieux, même. C’est alors l’occasion de lâcher quelque peu prise sur le quotidien, de nous rattacher à quelques éléments essentiels. La multitude de choses à faire et non faites au travail tourne un peu en boucle le premier jour, et puis les suées succédant aux suées, elle s’estompe déjà le deuxième jour, l’essentiel devient plutôt le bobo au pied, le rivet de la godasse sur le point de lâcher que le cours pas encore prêt ou la réunion non programmée. Malheureusement ces derniers refont déjà surface le troisième jour, puisque c’est le dernier. Il vaut mieux partir plus longtemps pour un « lâcher-prise optimal », finalement.
Et puis, au milieu des sastrugis, moins drôles, enrageant, même, des traces de scooters, venus là il y a peu s’amuser, c’est interdit, j’imagine le silence de la montagne troublé par ces stupides vrombissements. J’écume dans la quiétude revenue qui m’entoure. La bêtise crasse de certains de mes contemporains ne cesse de me consterner.
Autre descente dans la bonne orientation, parfaite. Petit casse-croûte au bord du lac des Cerces. À défaut de clapot, une vaste étendue blanche que nous venons de traverser en diagonale, sur des flots enfouis sous une épaisse couche de glace et de neige. Il est trop tôt pour poser le camp, nous décidons d’aller voir un peu plus loin. Dernier col, nouvelle descente toute en courbes. Nous nous installons sous le col des Béraudes.
Troisième et dernier jour. Col des Béraudes, neige dure, pente assez raide, nous transpirons pour l’atteindre. Remontée vers la pointe des Cerces, en plein soleil. J’ai chaud, je n’avance pas. Deux gars, d’abord loin derrière, nous rattrapent en haut. Ce sont des CRS. Nous sommes bloqués à 50 m du sommet par une arête effilée de rocher pourrie dans une neige molle. Je tente de traverser, mais sans corde, je ne le sens pas. Ce sera pour une autre fois. Nous profitons d’une belle descente dans du pentu. Je filerais bien directement vers Névache, mais Anne-Soisig me convainc de remettre les peaux pour aller explorer un petit vallon encaissé, celui du lac Rouge le bien nommé. Je suis. Le cirque autour du petit lac est entouré d’une crête, de rochers rouges qui semblent pleurer et perdre leur fard dans de longues coulées rouge sale.
Comme souvent lors du franchissement d’un col délicat, la question lancinante est est-ce que « ça » passe ? La carte donne l’idée, mais il suffit d’une arête acérée ou d’un invisible ressaut de quelques mètres pour barrer la route envisagée. La question nous taraude depuis un moment. Nous savons que « ça » passe, mais nous ne savons pas où exactement, sur la crête, se trouve le sésame. Une trace nous invite à la suivre, nous verrons bien. Une vingtaine de mètres en crampons pour terminer et parvenir au faîte. Et, ça… passe, allègrement, facilement, sans aucun problème.
Une dernière descente, longue, belle. D’abord une pente orthogonale aux rayons solaires, à point, puis un vaste couloir qui vient de passer à l’ombre, une traversée et une croupe en neige trop molle. Une dernière pente, blanche, curieusement sans aucune trace, curieusement… Nous rectifions.
Le chemin de croix du fond de la vallée de la Clarée est rapidement atteint. Nous enlevons presque tous les vêtements que nous pouvons, y compris le collant, en équilibre sur un pied, pour ne garder que le nécessaire. Des kilomètres de platitude sur une piste de ski de fond gorgée de Soleil et de monde. Heureusement, l’arrivée sur Névache descend, enfin. Le ruban encore enneigé serpente au milieu des pierrailles qui cuisent au Soleil. Petit plaisir ultime.
Guillaume Blanc
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