Les tribulations d’un (ex) astronome

Échange de postes et logique

vendredi 11 février 2022 par Guillaume Blanc

L’année dernière, en plein confinement dans mes montagnes, je reçois un message de mon directeur d’UFR (Unité de Formation et de Recherche) de l’université qui s’appelait encore université de Paris à cette époque, qui me demande si je ne voudrais pas faire un échange de poste avec un collègue d’Orsay qui souhaiterait aller à Paris.

J’avais abandonné l’idée de changer d’université, après une précédente tentative qui s’est soldée par un échec avant même d’avoir débuter : après deux ans de discussions passionnées, le collègue ne voulait plus faire cet échange.

Il faut savoir que pour un enseignant-chercheur titulaire, il est officiellement quasiment impossible de changer d’université, sauf en changeant de corps et en passant le concours de professeur des universités, sauf par mutation miraculeuse (en général, les postes d’enseignant-chercheurs sont ouverts aux mutations, parce que c’est la loi, en pratique, les universités préfèrent recruter de la chair fraîche). Il reste une façon non officielle de procéder en réalisant un échange de postes : pour cela il faut d’abord trouver un ou une collègue dans l’université ciblée qui souhaite aller dans votre université, puis il faut l’accord des deux universités, et s’ensuit tout un processus administratif comme l’enseignement supérieur en est friand : il faut ouvrir deux postes simultanément, postes publiés au Journal Officiel, avec un profil suffisamment étroit pour les candidats extérieurs ne se bousculent pas au portillon, vu qu’il s’agit de « faux » postes ouverts.

L’idée ayant finalement fait son chemin, plusieurs semaines plus tard, j’ai pris contact avec le collègue en question. Il semblait très motivé et avait un laboratoire d’accueil naturel à l’université de Paris. Le laboratoire en question s’est révélé très enthousiaste pour le récupérer, ce qui m’arrangeait quelque part. Nous avons rapidement informé nos responsables respectifs à l’université de Paris pour moi et à l’université de Paris-Saclay pour lui. Si l’université de Paris a rapidement ouvert un poste pour cet échange, celle de Paris-Saclay traînait des pieds. Nous avons discuté, individuellement ou à deux avec différents responsables des innombrables sphères administratives des deux établissements et du laboratoire dans lequel nous sommes tous les deux (j’ai fait un changement de labo il y a 7 ans, passant de Paris à Orsay). À la fin de l’été, il ne semblait pas y avoir de freins à cet échange. Puis dans l’automne, un haut responsable administratif de Paris-Saclay nous envoie un mail énigmatique et bourré de fautes laissant croire que tout ne se serait pas aussi simple :

Impossible d’avoir la moindre information sur le grain de sable qui grippait le rouage. Mes demandes par mail, de rendez-vous sont restées lettre morte. Nous ne comprenions pas. Même les homologues de l’université de Paris ne comprenaient rien. Le collègue a eu un entretien dans l’automne auquel je n’ai pas été convié, où on lui a fait comprendre que ça ne se ferait pas pour la rentrée 2022, en laissant planer le doute sur la suivante.

Notre histoire avait officieusement du plomb dans l’aile. J’ai laissé tomber la quête d’information pour tenter de démêler l’imbroglio, j’avais plein d’autres choses à faire infiniment plus passionnantes. Et puis, aujourd’hui, le verdict, officiel, cette fois, tombe :

Au moins, il a utilisé un correcteur d’orthographe cette fois.

En guise de préambule, on peut montrer que le raisonnement indiqué ici est faux avec un peu de logique élémentaire.

Considérons la phrase clef : « Après analyse de sa stratégie recherche sur ces domaines et en prenant aussi en compte votre demande et vos positions personnelles, les conclusions sont que l’avis est défavorable à votre demande. » Il s’agit d’un raisonnement déductif constitué de deux prémisses :

A = « a stratégie recherche sur ces domaines »

B = « votre demande et vos positions personnelles »

et d’une conclusion :

C = « l’avis »

On a donc (A ET B) ⟹ C.

Le texte nous dit que C est FAUX (« défavorable »).

On a donc les différentes possibilités résultantes des règles de logique concernant le ET et l’implication :

A B (A ET B) C (A ET B) ⟹ C
VRAI VRAI VRAI FAUX FAUX
VRAI FAUX FAUX FAUX VRAI
FAUX VRAI FAUX FAUX VRAI
FAUX FAUX FAUX FAUX VRAI

De plus, on peut considérer que l’auteur du message est en accord avec lui-même (et avec l’université), et donc que A (« la stratégie de recherche ») est forcément VRAI.

Donc, les deux seules lignes à prendre en compte sont les deux premières, pour A = VRAI. Dans ce cas, soit B = VRAI mais le raisonnement (l’implication) est fausse, soit B = FAUX auquel cas le raisonnement est juste (l’implication est vraie).

Dans le premier cas, l’avis (C) devrait être positif (VRAI). Si on considère que l’avis doit forcément être négatif (l’objet du message), alors nécessairement B = FAUX. Ce qui signifie que « nos demandes et positions personnelles » n’ont forcément pas pu être prises en compte pour obtenir la conclusion du message. Donc l’auteur du message ment.

Conclusion, le message est illogique.

Par ailleurs le corps du message reste assez énigmatique : en quoi la stratégie de recherche d’une université comme Paris-Saclay qui pèse 11000 chercheurs et enseignants-chercheurs dépend de deux maîtres de conférences (soit 0,018 % de son effectif de recherche) ? A-t-elle peur, en « perdant » mon collègue, brillant jeune chercheur, de dégringoler dans le sacro-saint classement de Shanghai ?

Sur la première page du site de l’université. C’est dire l’importance de ces classements. Quant à la « pointe » en question, c’est une autre histoire...

Si c’est le cas, alors l’université en général et celle de Paris-Saclay en particulier, sont tombés bien bas. L’ESR se meurt, ce genre d’« avis défavorable » n’est qu’une métastase d’un système gangréné depuis une quinzaine d’années. Même le CNRS se meurt puisque ma femme, biologiste, ne peut plus faire ses recherches correctement, elle publie, mais ne parvient pas à décrocher le graal de l’ANR, son équipe a été fermée manu militari quand d’autres équipes, moins brillantes scientifiquement, mais avec du pognon, ne sont pas inquiétées…

J’y avais cru, en fait, à la possibilité de cet échange (mais je croyais également à la précédente tentative, je suis quand même très crédule et naïf !). Je vais passer un peu de temps à essayer de tirer l’écheveau des dessous sordides de l’affaire. Pour avoir la satisfaction intellectuelle de comprendre. Et puis basta così.

Jusqu’à aujourd’hui je n’avais pas eu à souffrir de la bureaucratisation de l’ESR (l’enseignement supérieur et la recherche), ni de sa déliquescence, contrairement à nombre d’autres collègues. J’avais encore la liberté de mes enseignements et de ma recherche. J’ai même réussi à changer complétement de thématique, passant de la cosmologie à la transition énergétique. Par contre la liberté de mouvement est manifestement absente. Je suis pieds et poings liés à tout jamais avec l’université qui m’a recruté, puisque je ne passerai pas le concours de professeur. Je vais enseigner à vélo : 23 km aller, 23 km retour, quel que soit le temps, c’est déjà ça.

Parce que le reste, finalement, je pourrais bien le faire ailleurs ; j’avais jusque-là un certain attachement à mon UFR et à quelques-uns de mes collègues enseignants. Mais je me rends compte suite à diverses tentatives de mettre un peu de communication au sein de cette communauté (liste de diffusion, « chat », espace de discussion en ligne, séminaire régulier sur l’enseignement, page Moodle sur nos enseignements : tout a échoué) que j’évoluais dans un monde parallèle. En vrai, personne n’a envie de communiquer (au moins avec moi), et l’enseignement (qui me tient à cœur) est la cinquième roue du carrosse et n’intéresse (presque) que moi. Mon travail en pédagogie est traité de « gadget » par mes collègues, je n’ose imaginer ce qui se dit dans mon dos dans les couloirs de l’UFR. À voir le message d’un collègue qui rejoignait cette année mon équipe : « je sais que tu es assez impliqué dans toutes sortes d’expériences pédagogiques. A titre personnel, je préfère une approche classique (en tout cas avec le genre de public du L, et à la fac). Je n’imagine pas que tu imposes quoi que ce soit à tes chargés de TD, mais je préfère quand même que tu saches à l’avance avec quel genre de personne tu vas bosser ! », ça ne doit pas être joli, joli. Finalement, c’est peut-être aussi bien que la communication ne passe pas. Même s’il y a quand même des collègues que j’adore. Dont celui qui m’a permis de monter ce cours assez rapidement en l’insérant dans une maquette déjà ficelée. Pour le reste, je continue mes élucubrations pédagogiques seul dans mon coin, tant pis. Et puis quand même, j’adore les étudiants !

J’ai encore deux ou trois trucs à faire en enseignement, en recherche aussi. Et puis je crois que cela sera l’occasion d’aller faire autre chose. De prendre ma liberté. Quand la contrainte devient trop forte, il faut changer d’air.


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