Les tribulations d’un (ex) astronome

Ailefroide, tristement capitaliste

dimanche 11 août 2024 par Guillaume Blanc

Une petite bourgade calée au pied du Pelvoux à 1500 m d’altitude dans le massif des Écrins qui ne vit que deux mois par an. En hiver, elle est sous la neige, littéralement. Personne n’y habite à l’année. Elle ne vit que pour et par le tourisme estival.

Ailefroide, c’est surtout un camping, gigantesque, entre ombre boisée et cagnard en prairie. C’est l’une des mecques de l’escalade et de l’alpinisme, pendant oriental de La Bérarde qui est sur le côté ouest du massif.

Pléthore de voies d’escalade (grandes, surtout !) sur un granite fameux, des blocs (de granite itou) à grimper sans compter, départs de randonnées dans le vallon de Celse Nière, de courses d’alpinisme vers le Pelvoux, le Sélé, l’aiguille de Sialouze, etc. Et, passage obligé pour rejoindre le Pré de Madame Carle tout au bout de la vallée, autre départ pour plein de courses d’alpinisme, de randonnée, d’escalade entre glaciers Noir et Blanc. La route s’arrête là, au Pré de Madame Carle. Au-delà, c’est le Parc National des Écrins. Sans voitures. D’ailleurs la limite du cœur du parc contourne soigneusement une partie de la route du Pré telle une hernie allouée à la bagnole.

La route traverse Vallouise, puis Pelvoux. Après les Claux, elle s’engouffre dans un petit tunnel creusé à même la roche, au-dessus duquel démarre la via ferrata, avant de traverser le Gyr sur un pont. Quelques kilomètres à l’ombre de la forêt et elle débouche à Ailefroide. Au cœur de l’été, c’est-à-dire probablement entre le 15 juillet et le 15 aout, une foule bigarrée s’entasse pêlemêle dans ce hameau. Le village habitué au silence onze mois sur douze déborde soudainement de frénésie. Et la bagnole est reine [1]. Elle est omniprésente, elle stationne dans le camping (faut bien apporter tentes, matelas, duvets, bouffe et cie !), elle stationne sur les quatre parkings indiqués sur la carte IGN, et se répand même au-delà. Un peu partout, en fait. Les piétons et les piétonnes, qui devraient être les rois et reines de l’endroit, s’écartent majestueusement pour laisser passer le carrosse. Et il n’y en a pas qu’un ! Au Pré de Madame Carle, c’est la même chose, le parking se remplit. Et parfois, les voitures ne font que passer : Madame, sur le siège passager, abaisse la fenêtre pour prendre LA photo du paysage, tandis que Monsieur ralentit à peine, tout en l’intimant de se dépêcher parce que la fenêtre ouverte, ce n’est pas bon pour la clim’, et puis ça fait rentrer le chaud, forcément. Parfois, le smartphone est dégainé à travers la vitre, cela évite ces désagréments. On peut repartir, la preuve est faite que l’on y était. Qu’on l’a vu. On peut faire une croix sur la page du Lonely.

Autre symbole du capitalisme : Ailefroide, le Pré de Madame Carle, sont devenus des « must see », publicités et réseaux sociaux aidants. D’ailleurs le site de l’Office de Tourisme du Pays des Écrins ne manque, à ce sujet, pas de cynisme : « Ailefroide, un hameau à l’abri de toutes sollicitations extérieures, si ce n’est la montagne pour terrain de jeux. Un lieu de silence et d’apaisement, une expérience à ne manquer sous aucun prétexte. Au pied du Mont Pelvoux, Ailefroide est un hameau hors du temps, qui a su garder un caractère authentique avec ses typiques maisons de pierre. » Probablement vrai en hiver quand la route est recouverte d’un mètre de neige…

Le développement de l’escalade sur blocs dans la dernière décennie en a fait l’un des spots mondialement connus pour ce type d’escalade, attirant les grimpeurs et grimpeuses de toute nationalité. Un « must do » au détriment du reste (sérénité, justement, préservation de la nature, etc.). D’autant que les grimpeurs (et les grimpeuses) ne sont pas des défenseurs de l’environnement endiablés, ils ont même du mal à préserver leur propre terrain de jeu… Alors la biodiversité, le cadet de leurs soucis !

Si les touristes viennent s’entasser là sur un laps de temps assez restreint, on pourrait se dire que la nature a, elle, toute l’année pour s’épanouir en dehors des hordes de gaz d’échappements, de piétinements, de bruits et de fureur. Il n’en est, en fait, rien, car l’hiver dure longtemps dans ces contrées. Mi-avril, cette année, il y avait encore deux mètres de neige bien tassée uniformément étalée sur le Pré de Madame Carle. Et c’est à cette période que la route d’Ailefroide a été ouverte, déneigée. Aussitôt, les voitures, camping-cars, vans, et autres, se sont rués dans la brèche et ont investi le village. Donc, là, la nature n’a même pas le temps de respirer, de profiter de l’absence de neige. Elle est directement phagocytée pour nos petits plaisirs, ski, balade, grimpe. Mais en voiture, s’il vous plait, et le plus près possible pour ne pas avoir à marcher plus qu’il ne faut. Et fin juin, au début de l’été, donc, des pluies torrentielles ont inondé le Pré (recouvert d’alluvions) [2], donc les écosystèmes, faune et flore, sont sans cesse mis à rude épreuve, ils n’ont que peu de répit. Répit que nous leur chourons, allègrement.

Nous avons campé plusieurs fois à Ailefroide. Le lieu est évidemment magique. Mais si trop de monde altère la magie, l’omniprésence des voitures l’annihile. Point de résonance ici, on joue des coudes et on esquive les bagnoles. Nous n’y venons plus en été ; parfois au printemps ou à l’automne, où l’on retrouve cette sérénité qui touche au sublime. Maintenant, il y a même un accrobranche (payant) : absurdité capitaliste. Comme si l’endroit ne regorgeait pas, en lui-même, d’activités diverses ? Pourquoi fallait-il ajouter cela ? Parce que la via ferrata est gratuite ? Parce que les grandes voies sur les dalles de granite sont gratuites ? Tout comme les blocs ? Parce que la rando, c’est gratuit ? L’accrobranche, symbole du capitalisme et de la domination de la nature par l’homme : des arbres esclavagisés, ceinturés de cordages et autres ustensiles sadiques dans le seul but de procurer quelques sensations fortes (qui seront forcément plus fortes si on paye, non ?). Comme si cela était nécessaire précisément là ! On est pourtant servi côté sensations fortes, à Ailefroide ! Mais il en faut toujours plus, avec toujours des nouveautés, pour attirer le chaland. Est-ce pour autant nécessaire d’en ajouter là où il y en a déjà pas mal, voire trop, de chalands ? Jusqu’où Ailefroide compte-t-elle croitre ? Jusqu’à s’étouffer elle-même ?

Régler le problème des voitures serait pourtant simple : il suffirait de mettre en place un système de navettes entre Pelvoux (et même depuis l’Argentière) et Ailefroide et le Pré de Madame Carle (l’idée n’est pas neuve, en attendant qu’elles deviennent réalité, Ailefroide étouffe un peu plus chaque année…). Pelvoux dispose de grands parkings pour la station de ski l’hiver. Interdire les voitures au-delà serait salutaire, non seulement pour que la nature puisse respirer, mais aussi pour que les touristes eux-mêmes puissent respirer ! Il y a quelques années, nous avions voulu prendre la navette (car elle existe !) entre Ailefroide et le Pré : nous l’avions attendu plus de 45 min pour payer plus de 10 € (pour faire quelques kilomètres). Efficacement dissuasif ! Dans quel but ? Pour dire, mais si, regardez, on a essayé, ça ne fonctionne pas ! Probablement un cruel manque de volonté politique, car le système existe dans d’autres vallées, dont celle de la Clarée, et fonctionne très bien.

Il y a même un chouette sentier qui permet de rallier Pelvoux à Ailefroide en environ 1 h. C’est notre chemin obligé quand nous venons en car, car celui-ci ne passe pas le tunnel. Ouf ! Qu’en serait-il si les cars pouvaient monter là-haut ? Je n’ose l’imaginer…

Alors, à quand la sérénité retrouvée à Ailefroide ?

[1Voir, par exemple, le magnifique texte d’André Gorz, L’idéologie sociale de la bagnole, datant de 1973 et pourtant d’une incroyable actualité.

[2Les inondations qui ont affecté La Bérarde, de l’autre côté du massif, n’ont pas épargné le Pré de Madame Carle.


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