Ascension : le Dôme
Mercredi soir je suis arrivé à la gare d’Embrun vers 21h14. Retour de Paris, retour du concours de Maître de Conférences où j’ai été classé premier. J’ai commencé à marcher vers St André, et Papa est arrivé peu après. Il m’a dit que du mauvais temps était prévu sur le Mont Blanc pour la fin de la semaine. Donc pas de Mont Blanc. En revanche, il va faire le Dôme des Écrins le lendemain. Avec Patrick et Patrick. Je n’hésite même pas : j’en suis !
Rendez-vous à 4h à Embrun. Je me couche vers 23h, mais un peu excité par les évènements de la journée, je ne trouve pas le sommeil tout de suite. En tout cas, Papa me réveille un peu plus tard, vers 2h45, c’est donc que j’ai dormi. Un peu. Mais pas moyen de petit-déjeuner : pas faim. J’ai seulement réussi à enfiler un verre de jus d’orange. Le sac est prêt. On enfourne le matos dans ma voiture, direction Embrun, place de la gare. Nous prendrons la voiture de Patrick, plus spacieuse et confortable.
Le Pré de Madame Carle (1870 m) est dégagé, on peut se garer tout au bout. Il fait nuit, c’est avec les frontales que nous partons à 5h06. Et les skis sur le sac. Nous empruntons le sentier du Glacier Blanc. Tout sec. Nous chaussons en arrivant à proximité du glacier, 400 mètres plus haut. Il a encore sacrément reculé depuis la dernière fois que je suis venu ici, environ cinq ans auparavant. Désormais il remonte sur le verrou ; il se rétracte. C’est triste de voir ça... Réchauffement climatique, qu’ils disent... Mais de là à recouvrir la glace de couvertures de plastique pour les empêcher de fondre, faut quand même pas déconner : ils sont fous ces suisses !
Je profite de la pause pour enfiler le baudrier qui pourrait servir au moment de traverser le glacier. La neige est dure, gelée, nous mettons les couteaux. C’est parti. Nous passons par la gauche du glacier, plus enneigée, pour passer au-dessus du verrou. Nous traversons une zone d’avalanches de neige humide, amoncellement chaotique de grosses boules de neige figées par le gel. Pas facile, facile en skis. De fait, nous finissons par déchausser. À nouveau les skis sur le dos. Pffff... C’est qu’ils sont lourd les saloupiauts. Je commence à plier doucettement sous la charge, moi ! En conséquence de quoi, je commence à traîner un peu la patte aussi. Les Patrick sont déjà devant. Je ne les reverrai plus avant le sommet. Le mien de Patrick m’attend encore un peu. Pas dans mon assiette, moi, aujourd’hui. D’habitude je suis en meilleure forme. Nous n’avons fait qu’un peu plus de mille mètres, et je tire déjà la langue. À la moitié. C’est de bonne augure, ça... C’est vrai que j’ai un peu de sommeil en retard. D’ailleurs en ce jeudi de l’ascension je pensais rester tranquillement à la maison, et récupérer un peu. Mais non. Me voilà en train de crapahuter en montagne. Chacun fête ses réussites comme il peut !
Bon, en attendant, j’ai encore de l’énergie. Alors j’avance. Le Soleil s’est levé il y a peu de temps, embrasant le Pelvoux d’une lumière nouvelle. Il fait super beau, mais une inquiétante vague de nuage déborde par la crête au nord. Le processus reste stable. Pour l’instant. Arrivés quasiment en haut de la pente raide qui permet de franchir le verrou, nous rechaussons les skis. La pente s’adoucit, s’aplanit. Devant nous, une immense plaine immaculée. Le glacier. Là-bas, à droite, le refuge des Écrins, qui domine l’étendue glaciaire, perché sur son promontoire rocheux. Nous entamons la traversée de ce désert de neige et de glace. À chaque pas, la masse imposante de la face nord de la Barre se découvre un petit peu plus. Le paysage est superbe. À couper le souffle. Mais non, je ne l’ai pas encore coupé, le souffle. Il en reste un peu. Le pied de la face paraît à portée de spatule. Dans un quart d’heure tout au plus, nous y serons. Il n’en est rien. Le plat dure. Mais la beauté et la magie de l’endroit perdurent. Il nous faudra une heure pour en venir à bout. Pour arriver au bout. En fait j’étais tellement subjugué par la beauté environnante que je n’ai pas vu le temps passé. Les Patrick, tout blasés qu’ils sont, n’ont subit que la longueur. Et de fait, c’est long. Mais c’est beau, surtout !
Nous ne sommes pas encordés. Nous ne nous encorderons pas. Les crevasses et autres pièges sont suffisamment recouverts par la neige hivernale pour pouvoir s’affranchir de la corde. Inutile la corde que je porte depuis le début. Inutile, mais obligatoire, car aurait pu s’avérer utile ! Tout comme les crampons et le piolet...
Doucement, mais sûrement, d’abord le Dôme, puis la Barre se découvrent timidement devant notre approche. Imposant. Superbe. Magique. La montagne. Petit à petit, nous découvrons les cordées qui nous précédent, petits points noirs, microbes, qui s’agitent tranquillement, là-bas, là-haut, sur la blancheur du glacier. Je compte trois groupes. Un qui redescend de la Barre Noire, à gauche, un qui entame la dernière traversée vers le Dôme, et un qui se trouve à mi-pente. Facile pour eux : ils sont partis du refuge !
Les deux Patrick, minuscules tâches noires loin devant, se sont arrêtés au pied de la face. Mais ils repartent bien avant que nous arrivions. Sauvages ! Je sens déjà que ces derniers 900 mètres de dénivelés vont être difficiles. J’ai faim, mais pas envie de manger, je suis fatigué — manque de sommeil —, j’ai soif mais j’ai déjà avalé la moitié de mon outre. Va falloir se rationner un peu pour arriver jusqu’en haut. Papa repart. Peu après, j’y vais moi aussi. Je ne le rattraperai pas. Le trajet est très simple, il suffit de suivre la trace.
Trace qui serpente entre crevasses éparses et béantes, et séracs, ces murailles de glace vive qui en imposent et défient la pesanteur, tout en reflétant le Soleil sur une incroyable palette de couleurs aux tons bleutés. Moi, j’avance au ralenti. Je suis mort. Le manque de sommeil de ces derniers jours se fait cruellement sentir. Vraiment cruellement. Ça, plus un peu d’hypoglycémie, probablement, et ce malgré les kilos de bouffe que je trimbale depuis le bas dans mon dos — pas envie d’ingurgiter quoi que ce soit. Bref, je m’arrête tous les dix pas (je sais j’ai compté ; OK, parfois je vais jusqu’à quinze, voire vingt...). Ceci étant j’ai encore la force de profiter du paysage qui m’entoure, voire de l’immortaliser sur la surface sensible du capteur de mon appareil photo. Pourtant, j’ai peur de ne pas arriver au sommet. Je ferais bien une petite pause en forme de petit somme. Mais non, ce n’est pas possible. Continuer, c’est la seule solution.
Le brouillard est déjà venu une première fois me lécher les bottes, avant de s’en retourner. Tandis que miraculeusement j’arrive presque sur la dernière ligne droite, la traversée qui traverse (sic !) sous la Barre, juste sous la rimaye, le brouillard revient à la charge. Pour s’installer définitivement, cette fois-ci. Merde. Je continue quand même dans la purée de pois, les yeux rivés sur la trace qui déroule son fil d’Ariane à quelques pas devant moi. Un groupe de skieurs descend, autour de la trace, forcément. Ils me bousillent mes repères, les salauds ! M’enfin... Dans cette purée de pois, difficile de jeter un coup d’œil sur la directissime vers le sommet de la Barre, mais la vue de la rimaye à cet endroit, surplombante, me font dire que ce genre d’acrobaties n’est pas encore pour moi !
Je me tire plus que je progresse vers le sommet, que je sais tout proche. J’aperçois deux silhouettes dans la blanche atmosphère. Patrick et Patrick. Ils redescendent car se caillent un peu à force d’attendre. Ils craignent l’arrivée du mauvais temps aussi. Ils sont à la brèche Lory. Moi aussi. Ils pensent — naïvement — que je vais sagement m’arrêter là, et redescendre avec eux. Ça va pas, non ? Ils rêvent ! Je suis arrivé jusque là, je ne vais pas tourner les talons 50 mètres sous le sommet à cause du brouillard, quand même ! D’ailleurs ça me redonne de l’énergie, cette histoire. Non mais. Je franchi la rimaye sur le pont de neige qui supporte la trace. Ensuite il faut faire un peu gaffe, c’est raide, et la glace vive affleure par endroit. Il ne s’agirait pas de glisser ! Papa descend lui aussi. Il m’attend. Je vais au sommet. Na. J’y vais. Et j’y suis. Le dernier à fouler ce tas de neige de la journée. Tout seul. Et quelle vue ! Blanc, blanc, blanc.
Un coin de voile se déchire sur une mer de nuage qui affleure. J’aurais quand même une belle vue sur l’arête qui mène à la Barre. Effilée. Je ne sais pas si je serais capable de faire ça. Pas dans l’état de fatigue où je suis, en tout cas. Je me force à manger, une barre de céréales et un bounty qui m’écœure. Je fais quelques photos. À défaut de panorama, je prends ma gueule. Puis j’amorce la descente. Doucement. En dérapage. Traversés et conversions jusqu’à la brèche. Faut faire gaffe, quand même, glace vive ci et là, et juste en dessous, la rimaye attend, la gueule ouverte. Tranquillement, ça le fait. Je rejoins Papa qui m’attendait là, à la brèche. Brouillard.
Descente plan-plan, en suivant scrupuleusement les traces. Il s’agit pas de se perdre ! Et, doucement, miraculeusement, petit à petit, la fritte revient. Comme si la descente évaporait la fatigue de la montée. Mais je n’en crois rien, cette fatigue était anormale. Je pencherais plutôt pour le bounty écœurant du sommet qui fait son œuvre. Donc ça va mieux. Donc tant mieux. Mes craintes quant au calvaire qu’aurait pu être la descente s’évanouissent. Tout ira bien. Qui plus est, plus on perd de l’altitude, plus le brouillard se disperse. On y voit ! Le sommet est toujours dans les limbes, quant à lui... C’est la deuxième fois que je fais le Dôme, la deuxième fois que j’ai du brouillard au sommet.
Nous skions le long de la trace, entre les pièges du glacier. Seule la dernière pente, juste avant le replat, la plus raide aussi, permet de se lâcher un peu, de déchainer le plaisir de quelques courbes dans une neige plutôt bonne. Les Patrick nous attendent en bas. S’ensuit la traversée à rebours de la plaine de glace, sans aucun problème : un plat légèrement descendant. Il suffit de se laisser glisser, emporter par la pesanteur. Dès le sommet du verrou nous croisons des gens qui montent en refuge. Un véritable défilé jusqu’en bas, à la voiture. Le dit-refuge va être bien plein ce soir. Et la voie normale du Dôme bien peuplée le lendemain. Descente dans un couloir, sur une petite couche de neige fondue, sympathique. Puis traversée des avalanches, neige profonde, humide, lourde, pénible. Mais bientôt, la neige laisse place aux rochers. Il faut se résoudre à s’arrêter.
Et au bord du sentier, sous le regard amusé de quelques promeneurs, nous mettons nos skis sur le sac pour terminer à pieds. Descente pénible sur le sentier. Mais en allant doucement et en papotant, on tue le temps et pas trop les jambes. Beaucoup de monde sur ce sentier. Beaucoup de skieurs qui montent. À pieds. Sans faire exprès, une pierre roule sous ma chaussure et dévale la pente juste au-dessus d’un groupe qui stationnait là pour casser la croûte. Je crie « pierre ! » pour les prévenir du danger. Plus de peur que de mal. Je me marre, car les Patrick, devant, tout à l’heure ont eux aussi balancer leur pierre sur le même groupe. Eux ça ne les fait pas marrer de se prendre des pierres sur la tronche toutes les cinq minutes. On se fait engueuler. Certes, j’aurais pu faire gaffe. Mais si j’étais eux, j’irais pique-niquer dans un coin plus à l’abri... ou je mettrais un casque ! Ceci étant je ne suis pas eux...
Je poursuis la descente en faisant gaffe où je pose les pieds. Y’a des touristes du dimanche tout le long, il ne s’agirait pas d’en assommer un par inadvertance, ça ferait pas propre sur le sentier. Bientôt, nous arrivons à la voiture. Neuf heures de balade en tout. 6h40 de montée. 2160 mètres de dénivelés. Joli.
Guillaume Blanc
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