Il y a quelques temps que j’ai arrêté de pondre des projets pour l’Agence Nationale de la Recherche. Le rapport temps passé sur chance de gagner est devenu ridicule.
Cette agence est née en 2005, dans une volonté de décharger le CNRS du financement de la recherche, en favorisant les financements sur « projets. » Pourquoi pas, sauf que, à quelques exceptions près (dont l’expérience sur laquelle je travaille, le LSST, fait parti), le CNRS n’est (quasiment) plus qu’une coquille vide qui ne finance plus rien, une bonne partie de l’argent de la recherche en France est sous-traitée à cette agence, l’ANR.
Quand j’allais manifester aux côtés de Sciences en Marche, mon collègue me disait que depuis 2004, il n’allait plus dans la rue, parce que la dernière fois qu’il avait battu le pavé pour la recherche, cela avait mené à la création de l’ANR... Prudent, il se dit qu’il vaut mieux ne rien faire plutôt que de faire quelque chose et qu’il se passe quelque chose de pire.
J’ai tenté deux fois de jouer à la loterie de l’ANR. La première fois, en 2011, j’avais monté un projet « jeune chercheur, » — j’en faisais encore partie ! — qui m’avait pris un bon mois à temps plein à rédiger (en word — une horreur ! — avec des trucs administratifs — je fais encore des cauchemars où je me perds dans des diagrammes de Gantt...), pour évidemment être refusé. Il y a deux ans, j’ai retenté de jouer. Cette fois, le processus avait été enfin allégé, avec un processus à deux étages, une présélection sur un dossier plus léger, et une sélection ensuite. Évidemment, j’avais échoué encore une fois, mais le mal était moindre, puisque c’était à l’étape de la présélection. Ce qui m’a fait franchement rire, à ce niveau, c’est le retour des évaluateurs. Au nombre de cinq, ils devaient mettre une note (et un commentaire) entre 0 et 5 sur trois critères permettant de juger la pertinence du projet. À voir l’écart entre les différents évaluations (entre 1 et 4.8 pour le critère de cohérence du projet, entre 3 et 5 sur les autres critères), avec des commentaires qui s’opposent : « the team has not demonstrated a strong and sustain expertise in the field [1] » et un peu plus loin : « The pre-proposal clearly demonstrates the high level of expertise of the team in this respect [2] », ce qui montre bien le degré de fantaisie de ce genre de choses. Je ne sais pas où ils étaient alors aller pêcher les « experts » qui ont évalué notre projet, mais à défaut d’avoir franchi le cap, nous nous étions bien marrés !
Depuis, nous avons arrêté cette mascarade annuelle.
L’erreur qu’a faite la communauté scientifique française est de tomber dans le piège de cette ANR dès le début. Le fait est, au départ, l’argent coulait à flot, c’était facile d’avoir un financement, nombre de collègues en ont eu. Mais cet argent s’est tari peu à peu... Il suffit de jeter un œil sur les chiffres mis en exergue sur cet article consacré à l’ANR : le budget de l’ANR est passé de 640 millions d’euros en 2009 à moins de 400 millions d’euros en 2016... -37 % ; le nombre de projets déposés augmente régulièrement depuis 2005, le nombre de projets acceptés baisse régulièrement avec un taux d’acceptation passé de 25 % dans les débuts à moins de 15 % depuis 2014.
En revanche, d’un point de vue purement administratif, l’ANR fonctionne à merveille : son budget de fonctionnement est passé de 5 millions d’euros en 2006 à 35 millions d’euros en 2016, son personnel est passé de 70 équivalents temps pleins en 2006 à plus de 250 en 2015... Si vous voulez un boulot, ne postulez pas dans la recherche, allez plutôt à l’ANR !!
Cette agence est de plus en plus critiquée, montrée du doigt... Mais la recherche en général ne va pas bien.
Il faudrait que toute la communauté décide d’un coup d’arrêter cette hypocrisie, mais en ces temps de pénurie, le chercheur devient individualiste, et pense pouvoir tirer son épingle du jeu...
Pourtant, on en est loin, la preuve : le CNRS propose des formations « Déposer un projet et être financé par l’ANR. » C’est un mail proposant cette formation qui m’a encore fait rire, jaune, et fait écrire cet article. Voici le merveilleux programme de cette journée de formation :
Parce que si on ne réussit pas à décrocher de jackpot, c’est probablement parce que nous sommes trop stupides pour ça... D’où l’idée (géniale, il fallait y penser, tout de même !) de nous former (nous formater ?) pour ce faire. Donc si je résume, pour espérer gagner, il faut écrire un projet en format administratif (word obligatoirement, latex, « ils » ne connaissent pas, c’est à nous de nous adapter), mais auparavant suivre une formation (où quand même, il faut noter que les modalités pédagogiques sont : « une présentation power point » qui augure forcément du meilleur !!!) où, je suis sûr, les subtilités des arcanes des diagrammes de Gantt seront dévoilées.
Qu’est-ce qu’on se marre ! D’ailleurs, à ce propos, Science en Marche n’est pas en reste, avec sa parodie d’appel à projet Cirex... Dans la même veine on pourra consulté l’excellent (sic !) site de l’Agence Nationale de l’Excellence Scientifique (ANES), à laquelle il est encore possible de soumettre un projet (jusqu’à samedi 25 décembre, en fait !).
Lors de la « création » de la cette agence, l’appel à projet, relayée par « Sciences en Marche » en octobre dernier :
Chers collègues
Nous avons le plaisir de vous informer de la création de l’ANES (Agence Nationale de l’Excellence Scientifique). L’ANES dispose de 2,8 Millards d’euros de budget pour l’année 2017. Retrouvez nos appels à projets sur notre site web : http://excellagence.fr N’hésitez pas à partager ce message.
Cordialement,
l’ANES
Je l’avais envoyé à mes collègues, pour recevoir quelques messages candides : « Et où sont pris ces miliards ? de l’ANR ? » « A lire les textes sur le site en question, ça sent la mauvaise blague. »
Ils ne sont pas joueurs, les chercheurs !!
Tout ce cirque fait penser à l’extrait d’une nouvelle écrite en 1948 par le physicien Leo Szilard, physicien américano-hongrois qui a participé au projet Manhattan. La nouvelle s’intitule « La fondation Mark Gable, » elle fait partie d’un recueil de nouvelles, « La voix des dauphins » publié en 1961. Le narrateur, un scientifique, décide de se faire cryogéniser après avoir mis au point le processus, mais se retrouve « réveillé » en plein milieu du XXIe siècle, avant donc les trois cents années de sommeil qu’il avait programmées. La société dans laquelle il se retrouve plongé est un peu curieuse, tout le monde se fait enlever les dents par mesure d’hygiène (si je pouvais...), et on y fait fortune en vendant ses spermatozoïdes (si je pouvais...), comme ce Mark Gable ! Je ne sais pas si la nouvelle vaut le détour, en revanche, un passage le vaut, lui, le détour :
Mark Gable cherche a dépenser son argent et demande conseil pour ce faire au scientifique venu tout droit du XXe siècle :
— Avez-vous l’intention de faire quelque chose pour l’avancement de la science ? demandais-je.
— Non, répondit Mark Gable. Je crois que le progrès scientifique est trop rapide tel qu’il est.
— Je partage votre sentiment à ce sujet, dis-je avec conviction. Mais alors pourquoi ne pas faire quelque chose pour retarder le progrès scientifique ?
— Cela me plairait beaucoup, dit Mark Gable, mais comment m’y prendre ?
— Eh bien, dis-je, je crois que ce ne serait pas très difficile. Ce serait même très facile en fait. Vous pourriez créer une Fondation, dotée de 30 millions de dollars par an. Les chercheurs impécunieux pourraient demander une subvention, à condition que leurs arguments soient convaincants. Organisez dix comités, composés chacun de douze savants, et donnez-leur pour tâche de transmettre ces demandes. Enlevez à leurs laboratoires les savants les plus actifs et nommez-les membres de ces comités. Prenez les plus grands savants du moment et faites-en des présidents aux honoraires de 50 mille dollars à attribuer aux meilleures publications scientifiques de l’année. C’est à peu près tout ce que vous aurez à faire. Vos avocats pourront facilement préparer une Charte de la fondation. Tous les projets de lois pour la Fondation Scientifique Nationale présentés au 79e et au 80e Congrès pourraient parfaitement servir de modèles.
— Il me semble que vous devriez expliquer à M. Gable comment cette fondation retarderait le progrès de la science, fit un jeune homme à lunettes assis à l’autre bout de la table, et dont je n’avais pas saisi le nom quand on me l’avait présenté.
— Cela me paraît évident, dis-je. D’abord les meilleurs savants seraient enlevés à leurs laboratoires, et passeraient leur temps dans les comités à transmettre les demandes de subvention. Ensuite, les travailleurs scientifiques impécunieux s’appliqueraient à résoudre des problèmes fructueux qui leur permettraient presque certainement à des résultats publiables. Il est possible que la production scientifique s’accroisse énormément pendant quelques années. Mais en ne recherchant que l’évident, la science serait bientôt tarie. Elle deviendrait quelque chose comme un jeu de société. Certains sujets seraient considérés comme intéressants, d’autres non. Il y aurait des modes. Ceux qui suivraient la mode recevraient des subventions, les autres, non. Et, ils apprendraient tous bien vite à suivre la mode.
Je ne suis pas complotiste, mais on jurerait que tous les maux dont nos gouvernants nous accablent (et de fait, accablent la société du futur, car ils n’ont pas encore pris conscience que non seulement la floppée de récompenses qui tombent depuis quelques années sur les chercheurs français — Prix Nobel, médailles Fields, etc — est le fruit d’une politique datant des années 1980, mais que l’innovation de demain dépend uniquement de la recherche d’aujourd’hui...) sont le résultat d’un vaste complot pour déstabiliser la science et donc la société du futur. Sauf que pour ça, il faudrait quand même qu’ils soient 1) intelligents ; 2) visionnaires. Dans trente ans, en 2046, nos enfants n’auront que leurs yeux pour pleurer quand la France sera devenu un état vassal de la Chine... Mais vu que c’est l’équivalent de six mandats présidentiels, nos dirigeants actuels n’y pensent même pas. Ils sont stupides, le gâchis actuel résulte donc plutôt d’une incurie et les ressemblances avec le texte de Leo Szilard sont fortuites...
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