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Métier 2050

Ce texte a été écrit à l’automne 2024, à l’occasion d’un enseignement à des étudiants de Licence 2e année sur les métiers — ça s’appelle « préprofessionnalisation ». J’ai focalisé cet enseignement sur les aspects socio-écologiques des métiers. Les étudiants·es ont un travail de recherche bibliographique à faire sur un métier de leur choix, et un récit à écrire mettant en scène ce métier, en 2050, dans une société soit « business as usual » soit ayant amorcé un virage écologique.

J’ai donc fait pareil avec mon métier, j’ai écrit ce texte que j’ai lu aux étudiant·es tout à la fin pour ne pas les influencer. D’ailleurs, il ne respectait pas l’une des consignes qui était que la lecture ne devait pas durer plus de 10 min...

Je l’ai écrit au féminin générique en avec les règles de rectification de l’orthographe de 1990.


21 octobre 2050. J’ai 50 ans. Je suis enseignant-chercheur à l’université. L’université de mes débuts a bien changé. Les gros mastodontes ont fini par imploser sous le poids de leurs dettes. 15 ans après la fusion-création des principales grosses universités françaises, en 2035, celles-ci étaient moribondes, croulant sous des dépenses qu’elles étaient incapables de surmonter. Le modèle a ainsi vécu. Cinq ans plus tard, on revenait à des universités bien plus petites, plus nombreuses, et forcément à taille humaine, recentrée sur un seul lieu et non pas dispatchée sur des multitudes de places comme pour les universités parisiennes de l’époque. Elles ont par ailleurs essaimé dans la cambrousse : le savoir, la science s’est invitée à la campagne. L’humain a été replacé au cœur de l’ouvrage universitaire.

Après une période un peu chaotique, j’ai pu exercer mon métier dans des conditions bien meilleures qu’elles ne l’avaient jamais été. Je me suis enfin extrait de cette ville, Paris, à laquelle je n’ai jamais vraiment pu m’habituer, préférant même habiter dans une banlieue au milieu d’un peu de verdure et effectuant de longs trajets en vélo pour aller enseigner plutôt que de vivre dedans. Quand le statut des enseignantes-chercheuses a été remodelé en 2034, après que le Front Populaire a finalement accédé au pouvoir en 2032, j’ai pu changer d’université relativement facilement, la mobilité des enseignantes-chercheuses y a été inscrite comme un droit fondamental, enfin ! J’en ai profité pour aller dans une nouvelle petite fac, à Gap, dans les Hautes-Alpes. Un retour aux sources, en somme, que j’attendais depuis quelques décennies, sans pouvoir le concrétiser, faute de pouvoir exercer mon métier aux pieds de ces montagnes, jusqu’alors. L’université de Gap s’est créée autour de la science du sport, notamment des sports de montagne, ainsi que d’aspects pluridisciplinaires autour de l’habitabilité de la planète et en particulier des régions de montagne. Elle héberge ainsi un laboratoire pluridisciplinaire qui s’appelle « Décroissance et territoires de montagne ». Il s’intéresse à la question fondamentale de comment vivre sereinement à 10 milliards de personnes à la surface de la planète, dans le respect des limites planétaires et du plancher social, et ce avec un lien particulier à la montagne, puisqu’il est inscrit dans un tel territoire, à proximité du Parc National des Écrins. Il est complètement ouvert sur la ville de Gap qui l’héberge, et ses environs : les citoyennes de tous horizons sont invitées à venir traiter des questions de recherche avec les chercheuses.

D’abord recruté et en poste dans une grande université parisienne depuis 2030, je n’ai pas trainé pour profiter du nouveau statut et de mon droit à la mobilité fraichement acquis. L’université de Gap est sur les hauteurs de la ville, sous la crête de Charance. J’habite avec ma femme et ma fille un appartement dans une résidence à proximité du centre-ville. Chaque jour, j’enfourche mon vélo pour monter au boulot, soit au labo, soit à l’université pour enseigner. Mais les deux sont juste à côté, ce qui permet aux étudiantes de passer fréquemment au labo pour discuter ou travailler avec les chercheuses. J’ai décidé de ne pas encore opter pour un VAE, j’estime que je peux encore appuyer naturellement sur les pédales pour monter ma carcasse là-haut. Il y a évidemment des jours où c’est plus facile que d’autres. L’avantage, c’est que ça descend au retour ! Et puis, il n’y a presque plus de voiture sur les routes, qui sont quasiment toutes réservées aux cyclistes. Même si c’est pentu, avec les vélos à assistance électrique apparus dans les années 2010, cela ne pose pas de problème, et ça fait faire un minimum d’exercice physique pour se maintenir en bonne santé. Quelques petits véhicules électriques circulent néanmoins, à petite vitesse, ils servent pour les trajets impossibles en vélo, quand on est malade ou blessée, quand il faut transporter des choses trop lourdes ou trop volumineuses. Ces véhicules sont en accès partagé. On peut aussi emprunter des vélos cargos ou louer des vélos pour transporter les enfants quand elles sont trop jeunes pour pédaler.

Par rapport à ma jeunesse (j’ai grandi à proximité de Gap !), la ville est désormais plus verdoyante, la végétation est laissée libre un peu partout, plus de fleurs ridicules plantées chaque saison dans des bacs stériles, et enlevées à la suivante : on laisse juste pousser ce qui pousse, en taillant un peu de temps en temps : c’est l’ambiance wilderness. Beaucoup moins bruyante : les horribles moteurs thermiques ont cédé la place à quelques moteurs électriques, silencieux. Et au chant des oiseaux. Elle est beaucoup moins lumineuse aussi : après la gabegie de lumières qui éclairaient la nuit partout jusqu’au début des années 2010, la crise du covid a fait prendre conscience de l’importance de la nuit. Alors la ville a été rendue à la nuit. D’ailleurs, c’est rigolo, mais chaque piétonne a sa petite lumière pour éclairer ses pas le soir en hiver ou la nuit en général. Une frontale le plus souvent. Ou une pectorale ou ventrale selon les gouts. La batterie dure toute une vie… Les centres commerciaux de la périphérie sont devenus des friches en attendant d’être démolis et rendus à la nature ou à l’agriculture, quand toutefois c’est possible. Le centre-ville a vu refleurir des commerces. On peut facilement y faire ses emplettes à pied ou à vélo.

On travaille un peu moins qu’avant, environ 27 h par semaine. Ce qui laisse le temps de faire ses courses, justement. Et aussi de faire d’autres choses, non seulement de passer plus de temps avec celles et ceux que l’on aime, mais aussi de cultiver son jardin – nous avons un potager sur un terrain partagé – ou de se cultiver tout court, de s’impliquer dans des associations, etc.

Quand j’ai débuté ma carrière, je devais enseigner 192 h. 192 h chaque année devant les étudiantes. Sans compter tout le travail de préparation des enseignements, de leur élaboration, de leur mise en place, des heures et des heures, en amont, de réflexion, d’écriture, d’essais, etc. Les enseignements à l’université étaient encore transmissifs, la professeure dispensait son savoir à des hordes d’étudiantes écoutant sagement et religieusement dans des amphis immenses. Quelques cours en petits groupes, travaux dirigés ou travaux pratiques, mais toujours essentiellement par transmission directe : faites ceci et cela comme ceci et comme cela. Le renouveau du statut d’enseignante-chercheuse a ouvert la porte à la pédagogie. En effet, ce métier à double casquette, enseignante et chercheuse, a été pendant des décennies un métier de chercheuse qui faisait de l’enseignement un peu par obligation. Cette partie du métier n’était jusque-là pas reconnue, c’est-à-dire que l’évolution de la carrière n’en tenait pas compte, il y avait une large tendance à minimiser l’investissement en temps et en énergie dans la pédagogie, la majorité des enseignantes-chercheuses se contentant de dispenser des connaissances, sans se préoccuper de comment elles sont données et surtout reçues. Les nouveaux statuts de 34 donnent la possibilité de progresser dans la carrière en ayant une composante pédagogique conséquente, même si le volet recherche est faible. Ils ont également revu à la baisse le nombre d’heures d’enseignement statutaire, de 192 à 120 h.

J’ai commencé ma carrière dans l’astrophysique, un rêve de gosse, le ciel, les étoiles, toussa. Après quelques années, ayant tout à fait conscience de la nullité de mes enseignements, j’ai voulu réfléchir à la pédagogie, à comment mieux faire. Ça m’a pris du temps, surtout d’explorer des méthodes. Je faisais moins d’astrophysique : pour la peine, je n’ai pas vraiment révolutionné les connaissances dans ce domaine ! J’avais monté un cours sur la physique et les enjeux de société, dont le réchauffement climatique. Je me suis appuyé sur le 7e rapport du GIEC pour écrire un cours sur la physique du climat et sur le réchauffement climatique. Passionnant. Plus tard, je me suis rendu compte, petit à petit, que l’astrophysique ne me passionnait plus autant, et que les ravages écologiques sur Terre m’intéressaient de plus en plus. Je me suis mis à les enseigner de plus en plus. Et en parallèle, j’ai fini par sauter le pas, dire adieu à ma passion d’enfance pour redonner du sens à mon boulot. À Paris, avant de changer d’université, de labo et de région, je travaillais aussi sur la transition énergétique et sur l’empreinte carbone de la recherche en France. Mais j’avais envie de faire des choses plus systémiques et plus transdisciplinaires. Jusqu’à aujourd’hui, changer d’université n’était pas très facile, surtout quand on s’intéressait plus à l’enseignement qu’à la recherche, voire quasiment impossible. Quand cela a changé, j’ai rapidement sauté sur l’occasion.

La crise des universités de 35 a ouvert la porte à de plus petites structures. L’université à taille humaine de mes rêves, avec un labo pour travailler sur des questions qui me semblaient les seules essentielles – question de survie ! -- alors que l’humanité subissait de plein fouet la catastrophe écologique : au climat déréglé, s’est en effet ajoutée une crise de la biodiversité, qui, si elle était évidemment attendue par les scientifiques, n’en fut pas moins brutale à la fin de la décennie 2020 : les rendements agricoles ont brusquement chuté laissant planer l’ombre d’une possible famine.

Cette humanité engluée dans les griffes de quelques firmes qui générait des profits astronomiques avait besoin de retrouver de l’espoir et du rêve. Comment vivre ensemble sereinement sans creuser tant et plus dans les limites biogéochimiques de la planète ? Beaucoup de recherches sur ce sujet et d’autres, connexes, ont débuté dans les années 2010, mais le capitalisme de la recherche, le cloisonnement des disciplines, la sacrosainte liberté académique, mais surtout les orientations politiques de la recherche données implicitement par le financement des sujets à la mode, comme l’IA ou l’ordinateur quantique, ont beaucoup retardé l’ouvrage. L’ordinateur quantique s’est finalement révélé impossible à mettre en œuvre, cela a été démontré par une étudiante en thèse en 2027. Je m’en souviens, ses résultats avaient fait grand bruit – forcément ! L’effondrement d’un empire (de startup, de géant du web et de la banque, etc.) bâti autour de cette hypothèse a contribué à faire du ménage dans certaines disciplines en recherche. L’IA a vu son potentiel forcément discrédité lors de la canicule de 31 où Paris a frôlé les 50 °C pendant 3 jours ! Qui a stoppé net quasiment tous les serveurs informatiques et à fortiori les grandes fermes de calcul qui servaient de nourriture à l’IA. L’humanité a pris alors conscience, certes tardivement, que tout baser là-dessus, c’était scier la branche sur laquelle elle était assise ! Le financement de la recherche en France avait fortement pâti des coupes budgétaires et de l’orientation du peu qu’il restait vers ces deux thématiques. Une fois celles-ci déconstruites définitivement, ces quelques subsides pouvaient être redirigés ailleurs. Après quelques errements chaotiques, l’arrivée au pouvoir du Front Populaire, qui avait une vision claire pour la recherche depuis plus de 15 ans, a enfin permis de faire du ménage. Il n’y eut pas forcément plus de moyens, mais ceux-ci n’étaient plus gaspillés dans les gouffres sans fond des strates bureaucratiques empilées les unes sur les autres ou dans des projets vains aux mains d’élites corrompues.

Le Front Populaire ayant, au fil des ans, acquis une conscience aigüe de l’urgence environnementale, c’est évidemment et rationnellement dans ce sens que les moyens furent redéployés. L’effondrement des universités-mastodontes l’année d’après a permis de tirer un trait définitif (espérons-le), sur ce modèle désuet : place à une vaste décentralisation, au déploiement de l’université dans sa mission originelle, produire et dispenser du savoir et forger des citoyennes à même de vivre dans la société et d’en résoudre les diverses crises existentielles. À ces deux missions s’est ajoutée, ou plutôt s’est imbriquée celle d’être des creusets des sociétés humaines d’un avenir désirable. Les universités ont toujours été des microsociétés, devenues plus individualistes, comme le reste, dans les années 2000 et 2010, elles ont même poussé l’idée jusqu’à devenir des tremplins pour les grosses firmes néolibérales qui avalaient toujours plus de ressources humaines, en plus d’ingurgiter celles de la planète. L’idée était donc de reconstruire, mais à taille humaine, de façon plus étalée afin de disperser le savoir aux quatre coins du pays, et surtout d’expérimenter à petite échelle le comment vivre ensemble à grande échelle. Les cloisons séculaires entre les disciplines ont naturellement sauté, la question posée nécessitait de travailler d’un point de vue social, psychologique, biologique, mais aussi physique, chimique, etc. La science redevenait un tout indissociable. La mesure de l’urgence fut, enfin, prise. Du moins en France. Les thématiques non indispensables furent ainsi reléguées aux miettes des financements, quand il y en avait. Ainsi l’astrophysique de ma jeunesse. Car le problème auquel l’humanité se confrontait n’était pas de nature astrophysique, mais sociale. Profondément ancré en elle-même. La quête de la connaissance sur l’univers était certes passionnante, fondamentale et désintéressée, mais la nature de l’énergie noire ou la masse de l’Univers pouvaient bien attendre un peu, le temps que l’humanité retrouve ou trouve son équilibre. C’est dans ce contexte un peu chaotique, mais néanmoins prometteur que la petite université de Gap naquit.

Je l’ai rejointe peu après. Tout était à construire, y compris l’enseignement et la pédagogie. Profiter d’une feuille à peu près blanche dans un tel contexte est une chance inouïe. J’ai pu ainsi mettre à contribution tout ce que j’avais acquis, essentiellement dans mon coin, en enseignant dans cette grosse université parisienne ; mettre en place une pédagogie en équipe, avec discussions, concertations, essais, etc. ; avoir le temps qu’il faut pour que ça fonctionne. Il fallait bien faire autrement : le nombre d’enseignantes a peu augmenté (à peine assez pour absorber la baisse du temps de travail et celle de la charge d’enseignement) et les moyens donnés à l’université par le gouvernement n’étaient pas énormes. Le changement de paradigme sociétal suite au changement de régime politique demandait des moyens absolument partout, il fallait partager et patienter. C’est donc la façon de faire cours que nous avons revue. Les cours d’amphi furent supprimés, le savoir était dispensé en amont par l’intermédiaire d’ouvrage ou de vidéos, les enseignements en présentiels, en relativement petits groupes d’une quarantaine d’étudiantes étaient là pour les aider à le digérer. Cela passait par des travaux dirigés et pratiques, mais surtout sur beaucoup de projets en lien avec la société alentour et les citoyens qui la composaient. Les enseignements sont naturellement transdisciplinaires, les enjeux socioécologiques y sont naturellement intégrés. Mais la physique fondamentale y a sa place aussi.

J’ai changé aussi ma thématique de recherche (pour la 4e fois dans ma carrière !) pour en venir à réfléchir sur des enjeux plus philosophiques que physique, mais qui me paraissent néanmoins essentiels. Notamment sur la place de la nature et sur nos rapports avec cet environnement indispensable que la croissance et notre modèle économiques s’évertuent à éradiquer. D’autres choses me passionnent, comme rarement une question de recherche l’a fait, comme le système agricole : comment nourrir l’humanité sans tuer la terre ? Ou encore sur les liens entre démocratie et écologie, d’autant que nombre de pays sont encore sous des régimes fascistes. La route est encore longue, mais ces dernières années, j’entrevois une lueur au bout du tunnel…