Portraits futuristes de skieuses de rando
Dans le cadre du guide pratique « Ski alpinisme » réalisé avec Philippe Descamps et Olivier Moret, qui sort le 20 novembre 2025 chez Paulsen-Guérin, j’ai écrit deux portraits futuristes (et donc fictionnels) de skieuses. L’un est dystopique (inédit), le second (qui figure dans le livre) est utopique.
Jenna, née en 2025¶
Enfant de la Silicon Valley, fille d’un père technofasciste américain milliardaire, elle renie simultanément sa nationalité et son sexe masculin dès sa majorité et s’exile en France. Postulant sans trop s’attarder sur les détails au premier programme d’échange proposé par l’université de Stanford, elle atterrit presque par hasard à l’université de Grenoble Alpes. Elle est subjuguée dès son arrivée par la couronne de cimes qui aimante le regard au bout de chaque rue. Ses fréquentations universitaires ne tardent pas à l’entrainer sur ces hauteurs, puis sur les pentes de neige naturelles. La raréfaction des itinéraires de ski de rando concentre les adeptes qui doivent partager les pentes. Ayant appris à skier, enfant, sous les ski-dômes de la côte californienne, Jenna découvre la montagne dans toute sa grandeur avec ses amies sur les hauteurs de Belledonne. Mais élevée au moindre effort par toute une batterie de techno-robots, elle se rend rapidement compte qu’elle n’a pas la carrure. Pugnace, guidée par cette envie, animée par l’éternelle quête technosolutioniste, elle plonge rapidement dans le techno-ski : un exo-squelette pour que le corps supporte l’effort, et des skis de rando à assistance électrique. Le brevet déposé en 2026 par la société E-Outdoor est désormais dans le domaine public. Le marché, bien que de niche, attire des investisseurs et plusieurs marques proposent désormais leur modèle. Les peaux se déroulent telles des chenilles au rythme des pas, grâce à une ingénieuse combinaison de capteurs de mouvements et de calculateurs en temps réel. Cela donne l’illusion du mouvement classique. Plusieurs modes régulent la suée que l’on souhaite se procurer. Jenna devient rapidement l’égérie-influenceuse (3,5 millions de followers !) de la société suisse E-Tron[1]. Les stations de ski classiques étant devenues ringardes, ce nouveau marché de l’outdoor hivernal attire les jeunes héritiers des grandes fortunes mondiales. Il faut sortir des pistes avec des skis électriques tout en suivant un tracé optimisé pour s’affranchir des avalanches par la version 4.3 de l’application Skitourenguru™ qui tient compte du changement des conditions météorologiques en temps réel.
Le tracé est suivi grâce au masque GPS en réalité augmentée ; les nouveaux modèles incluent des chamois, parfois des perdrix ainsi que des traces des animaux d’antan. Jenna filme ses sorties en montagne en 360 intégral et commente ses sensations en temps réel. Tout un chacun peut la suivre dans ses aventures tout en ayant accès aux informations cruciales renvoyées par ses différents équipements connectés, DVA, évidemment, ou bien chaussettes chauffantes. L’aventure par procuration fait un tabac ! Il est même possible, à l’aide d’un implant Neuralink, de ressentir les mêmes impressions d’accélération ou de température. Le ski de randonnée dame le pion aux stations, les fabricants de matériel sont les réels gagnants de ce virage des pratiques. Évidemment, la nature sauvage n’existe quasiment plus, ces outils permettent à tous et toutes d’aller partout, souillant ce qui reste de neige de quelques traces d’huile...
Camille, née en 2025¶
Enfant de la ville, enfant de la plaine, Camille a appris à skier dans une petite station familiale nichée dans une vallée reculée des Hautes-Alpes. Le ski était une valeur cardinale de son père et de son grand-père. Premier tire-fesses toute seule à trois ans, suivie de la flopée d’étoiles colorées avec les « Rouges », au gré d’un enneigement devenu aléatoire. Dès 7-8 ans, les traces en-dehors des pistes l’attirent. Une première découverte dans quelques centimètres de belle poudre qui étincèle sous le soleil, elle est conquise. Ses parents lui bricolent une paire de skis de fond avec des peaux pour commencer les randos. Balades à la journée ou petits raids en refuge, puis sous tente, elle adore. Cette envie simultanée de glisse et de liberté ne la quitte plus.
Se rendant compte que la société détruit cet écrin de nature qui lui procure tant de plaisir et de bien-être, elle décide d’œuvrer pour la préserver. Suite à de brillantes études en parallèle à Sciences Po et en Licence de physique, elle devient activiste écologiste. Sa verve naturelle fait d’elle une candidate de choix pour les médias, radio, télévision ou internet. Elle répond du tac au tac au plus macho des climatonégationistes, avec le sourire et les arguments, factuels et scientifiques, leur clouant généralement le bec avec panache. Camille sait utiliser les outils de communication tels que les réseaux sociaux ou la vidéo pour toucher ses contemporains. Elle devient ainsi une figure de proue d’un vaste mouvement pour la nature, une nouvelle Greta Thunberg, avec un charisme à faire chavirer les plus réticents. Elle tourne ses clips percutants dans la nature sauvage, en particulier celle des montagnes qui la subjugue. Le moindre prétexte semble bon pour sortir à skis de rando et illustrer par l’image le réchauffement climatique avec la raréfaction de la neige aux moyennes altitudes et l’effondrement de la biodiversité avec des traces d’animaux devenues aussi rares que la neige à Noël. Petit à petit, elle passe d’égérie à icône. Un mouvement populaire émerge. L’écologie finit par gagner des voix dans les urnes, et surtout, la nature occupe désormais une place centrale dans les décisions politiques. Limiter l’extinction du vivant en cours devient une priorité. Les écosystèmes de montagne sont parmi les premiers bénéficiaires. Les stations de skis, devenues ringardes sont désertées et reviennent à la nature — Mountain Wilderness a du grain à moudre pour des décennies avec tant d’installations devenues obsolètes. Les nouvelles générations plébiscitent le ski de randonnée pour pénétrer respectueusement dans une nature sauvage, même s’il fait moins d’adeptes qu’au tournant du siècle : le retrait de la neige vers les hauteurs et la fin de l’usage de la voiture à des fins de loisirs l’ont rendu plus compliqué pour qui ne peut avaler les kilomètres d’approche à bicyclette ! Beaucoup de chemin reste à parcourir, mais la transition est enclenchée.
Étron : Matière fécale (de l’homme ou de certains animaux) consistante et moulée (source : https://
www .cnrtl .fr /definition /etron