La Fresque du Climat, un outil utilisable à l'université ?
La Fresque du Climat est un atelier de 3 h qui « permet à chacun·e de comprendre le fonctionnement, l’ampleur et la complexité des enjeux liés aux changements climatiques afin de se les approprier et d’agir. » L’association éponyme a été créée en 2018, donc à peu près depuis que je m’intéresse sérieusement au sujet de l’enseignement des enjeux socio-écologiques. J’ai cependant toujours regardé cet outil d’un regard distant — d’ailleurs je n’ai jamais participé à un seul atelier de Fresque, quelle qu’elle soit. En tant qu’universitaire, j’estime que j’ai la capacité de m’approprier un sujet, en l’occurrence le climat, et de l’expliquer aux étudiant·es à ma façon, sans devoir utiliser une ressource calibrée et surtout peu adaptable.
Ceci étant, l’atelier Fresque du Climat a eu un succès gigantesque : en 2025, l’organisation revendique plus de 2 millions de personnes ayant suivi cet atelier dans le monde. La structure associative a un budget de l’ordre de 5 millions d’euros en 2025. C’est un atelier très (très !) lucratif ! Si c’est gratuit pour les écoles, universités, etc., car fait par des animateur·ices amateurs et bénévoles, en revanche pour les entreprises, c’est 1500 € HT par groupe.
Le fait que La Fresque du Climat soit devenu un business juteux (presque dès ses débuts, puisque le chiffre d’affaire était de près de 200 k€ dès 2020), et donc un des rouages du capitalisme, m’a définivement écarté d’une quelconque vélléité de m’y intéresser.
Malgré cela, de nombreux collègues, que ce soit dans la communauté proche de l’équipe enseignement de Labos1point5 que j’ai animé pendant 3 ans, puis dans celle de l’association EESES (Enseigner les Enjeux Socio-Écologiques dans le Supérieur), utilisent ce genre d’ateliers dans leurs établissements. En avril 2022, nous avions fait une réunion virtuelle dans l’équipe enseignement de Labos1point5 sur ce sujet. Il y avait eu de nombreux témoignages et retours d’expériences d’utilisations de la Fresque avec des milliers d’étudiant·es. Les retours étaient dithyrambiques ; l’utilisation de cet « outil » à l’université était justifiée par le fait qu’il n’était généralement pas proposé en tant que tel, sans rien autour : souvent, il sert d’introduction et il est suivi d’un débriefing à la fin avec les participant·es. Il permet aussi de déporter sur un outil clé en main un hypothétique manque de légitimité[1] qui pourrait affecter certain·es collègues. Bref, tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes.
Je n’en suis pas moins resté dubitatif. Dans mon enseignement de Licence sur les enjeux écologiques, je fais un cours sur le climat (qui n’est qu’une partie de l’ensemble), à ma sauce. Je fais faire un travail aux étudiant·es en petits groupes sur leur empreinte carbone personnelle (à partir de l’outil de calcul d’empreinte carbone de l’ADEME, NosGestesClimat) : j’estime ne pas avoir besoin de ces ateliers divers et variés (Atelier 2 tonnes, Inventons nos Vies Bas Carbone, etc.). Le seul atelier auquel j’ai daigné assister est « Ma Terre en 180 minutes » spécialement fait pour les labos de recherche, sans but lucratif, et qui est plutôt pas mal.
Un autre problème de La Fresque du Climat, selon moi, est son biais climatique, comme son nom l’indique. Le biais climatique est extrêmement répandu : les climatologues et le GIEC ont effectivement réussi à mettre le sujet sur la scène médiatique, mais au détriment des autres enjeux écologiques. D’ailleurs, souvent, les climatologues méprisent le formalisme des frontières planétaires qui, de fait, recadre le climat dans un ensemble vaste de problèmes divers. J’ai entendu l’une d’elle dire qu’elle « abhorrait les limites planétaires » et que « ce n’était pas de la science »[2]. Un peu, peut-être, parce que cela les détrône du feu des projecteurs, tout comme les climatologues auraient détrôné les géologues de l’oreille des dirigeants[3] au tournant du siècle. L’effondrement de la biodiversité est ainsi moins médiatisé, ce qui est dommage car c’est le problème principal, celui auquel la survie de l’humanité est suspendue. Donc La Fresque du Climat passe de facto à côté de l’aspect systémique de la catastrophe écologique, ce qui n’est pas le moindre de ses défauts.
Je pensais que cet outil était de moins en moins utilisé dans
l’enseignement supérieur avec la montée en puissance des enseignements
sur les enjeux écologiques depuis le rapport Jouzel en
2022
et surtout la note de cadrage du Ministère de l’Enseignement
Supérieur en juin
2023. Mais
force est de constater dans les discussions au sein de l’association
EESES mais aussi dans les présentations de
retours d’expériences au colloque ETES
2025 (Enseigner les Transitions
Écologiques et Sociales dans le
Supérieur),
que le sujet est toujours d’actualité !
J’ai donc fait une petite recherche bibliographique sur le sujet. J’ai trouvé très peu de littérature critique de ce dispositif.
En voici un éventail.
Un premier texte critique, rédigé par une collègue qui l’avait d’ailleurs exposé dans une réunion de l’équipe enseignement : « Fresque du climat : racisme, sexisme, ethnocentrisme et technosolutionnisme ». Elle y recense les biais déjà évoqués, ainsi que des biais sexistes et racistes dans les images présentées dans une version de 2023 — peut-être que cela a évolué depuis. Elle évoque le fait que la question des inégalités est absente. Et que selon l’atelier, le climat est un problème d’ingénierie qu’il suffit de résoudre (en décarbonant l’énergie, par exemple).
Cet écueil est développé par une tribune de Stéphane Foucart dans Le Monde du 23 avril 2023 : « La Fresque du climat invisibilise les racines politiques et idéologiques du réchauffement ».
Pour pouvoir se targuer de neutralité et d’objectivité, [La Fresque] n’aborde le réchauffement que sous son aspect technique. Elle en fait un problème physico-chimique, une question de sciences naturelles. Elle invisibilise de ce fait ses racines politiques et idéologiques et prend ainsi le risque de diffuser, en creux, deux idées dangereuses.
La première est celle du caractère performatif du savoir : produire et diffuser de la connaissance sur un problème reviendrait à le résoudre. Cette idée, très répandue dans le monde savant, a notamment présidé à la création du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), en 1988. Or, on le voit, le célèbre panel scientifique a permis de consolider, de synthétiser et de diffuser la connaissance sur le réchauffement auprès des décideurs, mais cette connaissance accumulée ne s’est pas traduite par une diminution des émissions de gaz à effet de serre.
Quant à la seconde, elle fait accroire que, le réchauffement n’ayant pas de racines idéologiques bien identifiées, sa résolution ne tient qu’à une série de mesures techniques solubles dans tout projet politique. Il y aurait des solutions de droite, de gauche, des solutions libertariennes ou néolibérales, néofascistes ou sociales-démocrates.
Stéphane Foucart, Le Monde, 23 avril 2023
Le créateur de La Fresque, Cédric Ringenbach, s’est fendu d’une réponse à cette tribune du Monde. Son credo : « La sensibilisation aux enjeux climatiques n’est pas suffisante pour déclencher l’action, mais elle est nécessaire. » Sauf que si la connaissance est biaisée, cela n’aide pas.
Cédric Ringenbach commence sa réponse par « Sujet sensible mais ô combien vital et incontournable pour l’avenir de l’humanité, l’urgence climatique divise alors qu’elle devrait rassembler. » Oui, mais non ! Certes, l’urgence climatique qui est en fait une urgence environnementale devrait rassembler, mais pour cela il faut avoir une vision systémique de la catastrophe écologique. Ce que l’expression « urgence climatique » qu’il emploie contredit. Mais Cédric Ringenbach est un ancien directeur du think tank The Shift Project qui « vise à éclairer et influencer le débat sur les défis climat-énergie ». The Shift Project fait des choses très intéressantes, c’est grâce notamment à son rapport sur l’enseignement du climat dans le supérieur en 2019 que j’ai compris la nécessité d’enseigner non seulement le réchauffement climatique mais surtout les enjeux socio-écologiques à l’université. Il est néanmoins fortement biaisé du côté de l’unique aspect climat-énergie, justement. On comprend ainsi la polarisation du créateur de la Fresque.
Un autre article très intéressant : « La mosaïque de la bonne conscience. La Fresque du Climat au secours du capitalisme » paru dans la revue Esprit en mars 2025, montre que l’atelier s’inscrit dans un contexte d’employabilité capitaliste, loin, donc, de remettre en question le dogme dominant du fonctionnement économique de nos sociétés à l’origine même des catastrophes environnementales : « Quand vient le moment de conclure l’atelier, l’animatrice insiste sur l’apport de cette formation : « Vous former à ces enjeux écologiques est un enjeu d’employabilité pour vous. » » Tout est dit.
Cette conceptualisation du problème écologique dans les établissements « d’excellence » est une approche individualisante qui vise la transformation de comportements, c’est-à-dire la mise en place « d’éco-gestes » quotidiens. De fait, comme le stipule le site de l’atelier, les étudiants sont « outillés pour créer des solutions à leur portée ». Or cette façon de représenter le problème et ses solutions occulte « les modes de production et de consommation dominants ». L’interrogation sur le système économique capitaliste que les étudiants sont voués à rejoindre professionnellement reste en marge, si ce n’est absente, de l’atelier.
Margaux Trarieux, Christophe Birolini, Walkens Sainval. La
mosaïque de la bonne conscience. La Fresque du Climat au secours du
capitalisme. Revue Esprit, 2025,
https://
Enfin, une étude publiée en mai 2024 par l’association belge « Écotopie » qui se consacre à l’éducation à l’environnement, intitulée « Vers une éducation au climat robuste et émancipatrice : regards sur la Fresque du climat » par Emeline De Bouver et Coline Ruwet questionne « les approches dominantes centrées sur la performance pour nourrir le projet d’une éducation au climat robuste et émancipatrice. » Elle est assez ardue et longue à lire, très axée sur la notion de pédagogie transformative[4] ; elle est donc intéressante ne serait-ce que pour cet aspect. L’étude plaide pour une approche transdisciplinaire de la question climatique (ce que ne fait pas la Fresque), et pour une éducation au climat. Et de ce fait, un biais de cet étude est de ne considérer — encore ! — que l’angle climatique au détriment des enjeux socio-écologiques en général. De ce fait l’étude est finalement peu critique de la Fresque.
Ce dont nous ont convaincu toutes les rencontres que nous avons faites pour cette étude, c’est qu’il ne sert à rien de se positionner uniquement sur un outil, il importe de regarder les usages qui en sont fait. Faisant fi des prescriptions légales, les animateurs et les animatrices personnalisent, adaptent, arrangent, utilisent des techniques d’intelligence collective acquises ailleurs. Ils observent leurs publics, les réactions, iels écoutent les questionnements. Iels réévaluent régulièrement les dispositifs et leurs effets sur les publics. Iels questionnent le sens. Tous ? Non bien sûr, il y a aussi des animateurs et des animatrices qui se contentent de suivre à la lettre le dispositif, peu importe qui se trouve en face d’elleux.
[...]
Notre position sur l’outil est en demi-teinte et elle est intrinsèquement liée à une question que les animateurs et les animatrices posent à la Fresque du climat : va-t-elle être un outil vivant, adaptable, qui entend les interpellations qui lui sont adressées par ceux et celles qui l’utilisent, ou va-t-elle s’engouffrer encore plus dans la voie de licences cadenassées laissant peu de place à la magie des animateurs et des animatrices, à leurs initiatives pour la rendre encore plus à la hauteur des enjeux actuels ?
Vers une éducation au climat robuste et émancipatrice : regards sur la Fresque du climat, Emeline De Bouver et Coline Ruwet, mai 2024
Un résumé de ce rapport est disponible ici.
Une analyse psychologique a été faite par Hélène Jalin sur la mise en action des « Fresqueurs », et leurs changements de comportements après l’atelier : « Nos résultats montrent que 30 % des participants à la fresque ont significativement modifié leurs habitudes un mois après, contre seulement 9 % dans le groupe qui n’y avait pas participé. La sensibilisation apparait donc efficace, mais seulement pour une minorité de participants. Par ailleurs, les efforts étaient concentrés dans le mois qui suivait l’atelier et disparaissaient ensuite. » L’article précise que l’accompagnement sur le long terme dans un « groupe » est nécessaire pour un changement efficace de comportement. Cela n’est évidemment pas propre à ces ateliers et peut certainement s’appliquer à l’ensemble des formations sur les enjeux socio-écologiques — dits TEDS, « Transition Écologique pour un Développement Soutenable » — dont l’objectif, au-delà de la simple diffusion des connaissances, serait la mise en action des jeunes acteurs et actrices de la société en devenir. Et ce n’est de toute façon pas gagné.
En guise de conclusion, La Fresque du Climat est un outil de sensibilisation à l’unique problématique du réchauffement climatique qui peut avoir une utilité dans certains contextes (entreprises ?). Les retours faits par les collègues sont qu’en contexte universitaire ou scolaire, elle ne peut être faite sans contextualisation et sans développement et élargissement ultérieurs. Elle doit être accompagnée pour aller au-delà de son objectif propre et resituer la problèmatique dans un cadre systémique plus large ainsi que transdisciplinaire. Dans l’enseignement supérieur, rien que de devoir faire tout ça en parallèle invite à s’en passer pour parler du climat et surtout des enjeux socio-écologiques d’une autre manière.
Le manque de légitimité des enseignant·es-chercheur·es est très souvent évoqué dans les discussions. Comment un·e spécialiste de telle discipline pourrait enseigner correctement un savoir provenant d’une autre discipline que la sienne ? Cette question se résout très facilement : un·e enseignant·e-chercheur·e est rompu·e à la recherche bibliographique notamment pour construire des enseignements parfois à la marge de son domaine de recherche. Pour ce faire, iel s’appuie sur des ressources publiées par les chercheur·es du domaine en question. Nous avions publié un texte en partie sur ce sujet, Oser la transition écologique, en 2021 dans AOC.
Ce en quoi elle n’a pas complètement tort, mais j’y reviendrai ultérieurement.
Les géologues ont longtemps eu l’oreille attentive des gouvernants, puisqu’ils avaient la connaissance des gisements de pétrole. Le réchauffement climatique vient remettre la consommation de pétrole en doute, ce qui aurait considérablement gêné certains géologues comme Claude Allègre. Voir La fabrique du mensonge : comment les industriels manipulent la science et nous mettent en danger de Stéphane Foucart, 2013.
La pédagogie transformative est une pédagogie qui vise, entre autres, à l’émancipation.