Après quelques péripéties organisationnelles, nous y voilà. Pietro est venu me récupérer à la gare de Visp, j’arrive de Paris, un sac énoooorme sur les épaules (comme d’habitude, en fait). Nous posons notre camp de base au camping de Randa, à quelques encablures au nord de Zermatt.
Pour débuter notre virée valaisanne, nous mettons notre dévolu sur le Weissmies, 4017 m de son état. Vendredi 17 août, nous prenons la voiture pour nous décaler d’une vallée vers l’est. Départ à pieds de Saas Grund. Évidemment, impossible de se garer gratuitement. Seule possibilité, le vaste parking à côté du téléphérique, à raison de cinq francs suisse par jour. Pour la peine, nous dédaignons le-dit téléphérique et montons tranquillement à pieds. Sympathique sentier dans le mélézin jusqu’au petit hameau de Trifalp, maisons de pierres aux toits de lauzes, sentier qui devient moins sympathique ensuite, arpentant les terres estivales d’une vaste station de ski. Sorte de Disneyland à la montagne, comme (presque) seuls les Suisses en sont capables. Passons. Le tout sous la face ouest, rocheuse, du Lagginhorn, « 4000 » de son état.
Accueil charmant au refuge Weissmies : vous payez tout de suite !?, avec un ton qui penchait plus certainement vers un final en « ! » que vers l’hypothétique « ? » OK, je paye tout de suite. Et pour cuisiner ? Ben, dehors, hein...
Peut-être que les refuges de l’Oisans, Selle, Promontoire et compagnie nous chouchoutent trop, du coup, quand on va voir ailleurs, on trouve l’accueil un peu fade...
Nous profitons de l’après-midi radieux pour aller voir au-dessus comment se déroulera l’approche de la voie le lendemain. Une petite balade dans le plus simple appareil : seul l’appareil photo en bandoulière ! Au détour du faîte de la moraine, une bande de jeunes bouquetins remuaient les touffes de rase végétation entre deux cailloux pour grignoter, sans se soucier autrement que du coin de l’œil de notre présence.
Nous avons de là une belle vue sur l’ensemble de l’itinéraire du lendemain. L’approche de la voie sera facile, le glacier Hohlaub à traverser pour rejoindre le col sur l’arête, Lagginjoch, est devenu l’ombre de lui-même, se rétractant comme peau de chagrin sous les coups du butoir du réchauffement. Pour la peine, plus de zone crevassée à contourner. Il suffit de passer. Nous poursuivons la balade jusqu’à l’arrivée du téléphérique au Hohsaas, pour voir la descente sur le glacier Trift. Puis retour au refuge.
Le soir nous nous calons au pied d’un mur, à l’abri du vent, pour faire chauffer le réchaud. Soupe, semoule de couscous, tisane et chocolat au menu. Repus, nous irons nous coucher de bonne heure, bien avant que le crépuscule ne s’éteigne. Plus tard, raffut et éclats de voix nous réveilleront quand les gens normaux monteront se coucher, sans aucun respect pour ceux qui se lèvent tôt...
De fait, le réveil sonne à trois heures. Gasp ! Nous évacuons le dortoir le plus silencieusement possible. Dehors, les étoiles décorent le firmament, il fait bon. Nous nous installons sur une table pour petit-déjeuner. Thé, muesli, pain et confiture. Peu avant quatre heures, frontale vissée sur la tête et sac sur le dos, nous quittons le halo de lumière enveloppant le refuge pour nous enfoncer dans les ténèbres du sentier. La montée est alors efficace, et trois cents mètres plus haut, nous bifurquons vers l’amas de blocs et rochers en aval du glacier. Une vague sente balisée de cairns semble tracer un itinéraire à travers ce capharnaüm. Bientôt les cailloux morainiques font place à la glace, nous chaussons les crampons. Et cap sur la brèche dans la l’arête qui nous domine, le Lagginjoch.
À six heures, nous sommes au départ de notre voie, l’arête nord. Nous avons pour cela grimpé sur le flanc ouest du Lagginjoch, pour découvrir avec stupéfaction, passant la tête de l’autre côté, un horizon est irradié de mille feux, tandis que l’aube se lève. Nous sommes ponctuels au rendez-vous avec la lumière. Les frontales peuvent être remisées dans le sac. Nous nous harnachons du matériel, coinceurs, friends, mousquetons — le baudrier du premier de cordée fait un peu sapin de Noël — et nous nous encordons pour débuter ce voyage aérien sur le fil entre versant lumière à l’est et versant ombre à l’ouest. D’ailleurs, à l’ouest, des silhouettes minuscules affluent : deux autres cordées arrivent...
Bientôt le soleil émerge de l’horizon est, illuminant le rocher d’une couleur ocre. Des rayons découpés par de lointaines montagnes échancrées survolent en contre-jour un panorama de brumes et de mers de nuages. Le regard parfois se laisse prendre par cette étendue d’îlots sombres entre flux et reflux d’une timide et silencieuse marée éthérée. À droite, c’est une couronne de géants en guise d’horizon, Allalinhorn, Alphubel, Täschhorn, Dom, Lenzspitze, Nadelhorn... qui commencent à s’illuminer sous les premiers rayons de soleil. Cette dichotomie des paysages droite-gauche évolue avec la lumière lors de la course diurne du Soleil, et ne laisse pas indifférent : le spectacle de la nature est juste là...
Nous évoluons rapidement, en corde tendue, sur le fil de l’arête, qui comporte de nombreux passages faciles et quelques passages plus délicats. Une des deux cordées qui nous suivent finit par nous rattraper. Nous les laissons passer devant, ils arriverons au sommet peu de temps avant nous. Pietro démarre, le baudrier chargé à bloc. Petit à petit, il laisse derrière lui, sangles, friends, mousquetons, que je récupère. Quand il se retrouve « à poil, » je prends les devants, à mon tour de chevaucher le rocher en tête. Nous enfilons ainsi la première partie, relativement facile jusqu’à la première bosse. Entre les deux bosses, l’arête se fait plus fine, plus étroite, plus vertigineuse donc, et l’escalade se ralentit, la difficulté ayant pris un petit cran vers le haut. Nous ne perdons pas pour autant en efficacité, et continuons notre progression. Un sympathique petit gendarme déversant côté ouest, l’une des parties les plus dure est même équipé de plaquettes. Petit à petit, la deuxième bosse est franchi, la suite redevient facile, sans toutefois être complètement débonnaire.
À la limite entre roc et neige, petite pause, pour chausser les crampons, faire quelques photos et manger deux-trois trucs. La suite se déroule sans problème jusqu’au sommet, il suffit de suivre la trace. Pietro, devant, mène la danse, il a le pas rapide, je peine derrière à le suivre. La corde est constamment tendu. Pourtant, je n’ai pas l’impression de traîner outre mesure, ce que confirme mon altimètre !
La vaste calotte neigeuse — « mousse blanche » — du sommet du Weissmies, accueille des dizaines de personnes montées pour la plupart par la voie normale, celle du glacier Trift, au nord, depuis Hohsaas. La plupart ont pris la première benne du téléphérique, ils étaient encore ce matin au fin fond de la vallée. Téléphérique qui met ce « 4000 » à portée, démystifiant ainsi la haute montagne. Nous avons pour notre part préféré le faire « à l’ancienne. »
Après avoir profité de l’incroyable panorama (on voit l’Oberland, un bout du glacier d’Aletsch, le glacier du Rhône et le Dammastock, parcouru en ski de rando il y a quelques années) nous prenons le chemin de la descente. Descente qui se faufile sur l’imposant glacier Trift, entre séracs et crevasses. Descente reposante, la trace est faite et bien faite, il suffit de suivre.
En arrivant au niveau du seul passage un peu délicat, nous tombons sur un bouchon. La cordée de derrière nous propose de passer devant. Pour la peine nous continuons de doubler, mais la cordée suivante était en fait un véritable train, sept sur la même corde, du coup, ça braille un peu, quand on croise leur corde. Une nana hystérique qui finit par découvrir que nous sommes français — la montagne en suisse est très cosmopolite —, se met à gueuler dans un français avec un fort accent germanique : « Putain, fait chier, les deux, là ! » Au moins, elle connaît du vocabulaire. Bon, je ne fais pas le malin, c’est vrai qu’on aurait pu attendre sagement derrière tout ça (mais on y serait encore). Au pied du ressaut, je lance vers le premier de la cordée géante, qui devait en être le guide un : « sorry for that » ; il me rétorque : « this is not the normal way to do this » Certes. Mais accroché bout-à-bout sept pèlerins visiblement débutants, et le cas échéant, devant la lenteur de progression de la colonne, ne pas laisser passer les cordées rapides, est-ce le normal way to do that ?
M’enfin. La suite est avalée rapidement, la zone crevassée du bas se négocie facilement, car en glace. Retour au refuge, puis descente dans la vallée pour retrouver la voiture en plein cagnard sur son parking payant.
À peine de retour au camping-camp de base, nous voici le nez dans les topos. Pietro aimerait un bon gros sommet, comme le Cervin ou le Weisshorn. Pour ma part, je tente de raison garder et de poursuivre notre expérience de cordée sur des courses moins longues. C’est ainsi que le lendemain du Weissmies, nous prenons la navette qui part du camping pour Zermatt et montons à la Rothornhütte.
La navette nous dépose à l’entrée de la ville. Nous devons donc parcourir quelques centaines de mètres sur le bitume de la rue principale de Zermatt. La rue grouille de touristes, les constructions de part et d’autres sont abondamment garnies de géraniums, les devantures des magasins alternent entre bijoutiers (Rolex), restaurants et banques... La Suisse, quoi ! Nous trouvons la petite ruelle qui s’embarque timidement sur le côté, ruelle qui monte, qui monte, qui monte, bien au-dessus des toits, sur les flancs de cette ville qui n’en finit pas de s’étendre et de grignoter les parois de la vallée. Bientôt, la ruelle terriblement en pente devient sentier, le béton laisse finalement place à la verdure.
La montée est efficace, nous avalons les mille six cents mètres de dénivelés en un peu plus de trois heures trente. Montée qui me rappelle des souvenirs, quand on avait fait la voie normale du Zinalrothorn, il y a de ça quelques années...
Après-midi à flâner sur la terrasse brûlante du refuge, entre cordées qui reviennent, la corde en vrac, et alpinistes qui arrivent, la corde joliment lovée. Le paysage est fabuleux, depuis l’Alphubel à gauche, jusqu’au Cervin à droite, les « 4000 » se déclinent ici à toutes les sauces [1]. Dire qu’il y en a qui regardent la télé...
En fin d’après-midi, l’heure de la soupe approche, nous nous installons dehors sur une margelle pour dresser notre table. Bientôt ce seront une multitude d’autres « hors sac » qui vont coloniser les abords du refuge pour faire rugir les réchauds. Il ne fait pas froid, bien au contraire, les derniers rayons de soleil restent virulents. En guise de digestif je m’affale sur le banc de pierre devant la bâtisse pour contempler ces majestueux sommets qui s’abreuvent des derniers rayons de soleil. Ça, c’est du vrai cinéma !
L’avantage des vacances en montagne, en refuge, c’est que si on s’y lève à l’aube voire même bien avant, en revanche on se couche avec les poules, voire même bien avant. Simple translation temporelle. Au lit à huit heure et demi, donc. Et réveil à trois heures et demi. Nous sortons du dortoir endormi pour pénétrer dans l’air vif de la nuit. Et oui, le petit-déjeuner aussi, ça se passe dehors... Au moins, il est vite avalé, et une demi-heure plus tard, nous sommes à pied d’œuvre. Pourtant nous sommes parmi les derniers à partir sur la voie normale du Zinalrothorn. Cinq cents mètres de dénivelés dans du terrain facile alternant entre neige et rocher, à la lueur de la frontale, pour ensuite quitter la trace et bifurquer vers une vire qui nous mène au bassin supérieur du glacier Trift [2], dont la traversée nous pose exactement au pied de la Rothornjoch, cette brèche caractéristique dans l’arête sud-ouest du Zinalrothorn d’où démarre l’escalade proprement dite. Brèche que nous rejoignons sans difficulté. Pendant ce temps, le jour s’est levé et le soleil a fait son apparition.
Au départ, l’arête est facile. Puis, petit à petit, les choses se redressent, s’affinent, s’évasent, se creusent, et l’escalade devient plaisante. Finalement, nous sortirons peu le topo de la poche du pantalon, le cheminement étant relativement évident. Quelques gendarmes contournés, le plus souvent par la gauche — dont un qui nécessita de remettre les crampons pour une dizaine de mètres sur un névé bien raide en neige béton —, d’autre franchis par le fil. Très peu d’équipement, une toute petite poignée de pitons. Et puis, tant bien que mal, nous parvenons au Gabel, ce point de l’arête que rejoint la voie normale. La suite est équipée de plaquettes et facile. Une cordée descend, trois autres arrivent au sommet.
Nous les rejoignons rapidement. Au sommet trône l’inévitable croix, comme si la montagne ne se suffisait pas à elle-même et avait besoin de fioritures décoratives, croix qui sert de point d’ancrage, finalement. On s’y vache, on s’y assure. Le sommet est suffisamment vaste pour qu’on trouve un bout de cailloux où poser ses fesses. Le panorama n’est pas aussi idyllique qu’il y a deux jours, les lointains sont bien brumeux, des cumulus y bourgeonnent. Décoration ou annonce de mauvais temps ? Le bulletin de prévisions de Météo Suisse ne prévoyait pas de dégradation pour ce jour, alors... Décoration ! Sauf que la déco, quand c’est surchargé, ce n’est plus de la déco. M’enfin... Et puis tout en bas, au fin fond de la vallée, un coin de verdure dans une échancrure, c’est notre camping de Randa, deux mille cinq cents mètres plus bas ! À proximité, la belle pyramide du Weisshorn, et à l’opposé l’élancé Ober Gabelhorn qui se dresse fièrement au-dessus de son arête est en neige. Au-delà, la clique habituelle des « 4000 » valaisans...
Tandis que nous arrivons au sommet une cordée s’en redescend, en tirant un rappel depuis la sacro-sainte croix. Quand je vois le terrain facile qui y mène, je me demande si cela est bien utile. La cordée suivante tirera également un rappel. Pour la dernière, ce sera moulinette et désescalade. Ensuite tous ces braves gens tirent de grandes longueurs sur l’arête qui est pourtant sans grande difficulté. Après avoir avalé quelques fruits secs agréablement agrémentés de M&M’s (une découverte de l’année précédente !), nous entamons nous aussi la descente. Mais comme d’habitude, en corde tendue, et en désescaladant. De fait, nous doublons rapidement tout le monde. Dédaignant tirer un rappel, on se fait un peu peur dans les dalles au-dessus du Gabel.
Sous le Gabel, la voie normal n’est que rocher pourrie, dans un goulet d’étranglement de surcroît. Il faut désescalader en marchant sur des œufs, bien faire gaffe où on met les pieds et les mains, sans oublier de jeter un œil au-dessus pour éviter les pierres balancées par les cordées au-dessus, ou les bouts de glaces qui tombent spontanément de la face sud. Bref, un grand moment, bien bien long. De surcroît, on finira quand même par poser un petit rappel, quand ça ne passe plus en désescaladant. Fourvoiement. On abandonne ainsi dans la montagne, discrètement mais tout de même, un anneau de cordelette et un maillon rapide... Nous sommes désormais bien en dehors de l’axe du couloir, quelques pas sur l’arête sud-est, et nous rejoignons bientôt la neige, fin des principales difficultés. Ça tombe plutôt bien, car les cumulus décoratifs sont passés à l’offensive, et quoiqu’en dise Météo Suisse, le tonnerre gronde et se rapproche dangereusement. J’ai failli me poser sur un vieil étron — on se croirait dans un chiotte —, pour enfiler mes crampons. L’humain reste humain, en toutes circonstances, en définitive.
C’est ainsi que nous arrivons rapidement au refuge, sans avoir pris le temps de flâner en route, comme si nous avions le feu au cul. De fait, les premières gouttes tombent du ciel. Nous sommes à l’abri. Une petite pensée aux trois cordées encore là-haut, espérons qu’elles sont à l’abri, non de la pluie, mais de la foudre...
Ce ne seront que quelques gouttes, l’apocalypse rageuse sera pour une autre fois. N’empêche que la chose a notablement refroidi l’air ambiant, et nous trouvons refuge dans le tempéré réfectoire pour passer le reste de l’après-midi. Pietro constate la mine déconfite que la maigre bibliothèque du refuge est uniquement germanique. Rien, donc, à se mettre sous les yeux pour tuer le temps.
Ce soir-là, rebelote, dîner au grand air, sauf que cette fois-ci on supporte allègrement la gore-tex. L’avantage c’est le panorama : j’ai rarement dégusté un repas avec un tel panorama ! Il a beau être présentement un peu grisâtre, il n’en reste pas moins époustouflant.
Le lendemain, nous hésitons : l’idée originelle est de traverser l’Ober Gabelhorn vers l’arête ouest. Mais les récentes prévisions météo prévoient un temps similaire à celui de la journée d’aujourd’hui, donc avec des orages localisés possible dans l’après-midi. Par ailleurs, nos ressources physiques et mentales (enfin, surtout les miennes), vont en s’amenuisant avec l’accumulation. Nous décidons ainsi de ne faire que l’aller-retour par l’arête est et la Wellenkuppe, ce qui sera effectivement bien largement suffisant.
Les jours se ressemblent, parfois. Réveil trois heures trente, petit-déjeuner sous un ciel étoilé, départ vers quatre heures. Identique. Sauf qu’au lieu de partir directement au-dessus du refuge, nous partons sur sa gauche ; au lieu de monter dans un éboulis de gros blocs, on descend dans un éboulis de gros blocs pour rejoindre rapidement le glacier Trift. L’essentiel de l’approche va se faire de nuit en suivant plus ou moins une vague trace, en évitant au passage quelques crevasses au fond desquelles le halo de la frontale se perd, un peu comme il se perd quand on lève la tête vers le ciel d’encre. Un replat, puis après une rimaye bouchée, une pente plus raide. Fin du glacier. Début de l’aube. Le temps de changer d’harnachement et le ciel diaphane diffusait déjà une lumière suffisante pour reléguer la frontale au fond du sac.
L’escalade du bastion de l’arête est de la Wellenkuppe commence dans du rocher pourri. Puis un petit mur au rocher guère plus encourageant. Je commence à râler, Pietro reste serein. La fatigue des courses précédentes n’a pas été totalement effacée par les nuits pourtant réparatrices, en un certain sens. Et grimper dans du rocher délité n’a pas ma préférence, qu’on se le dise ! Ensuite, c’est quasiment de la balade sur sentier, avec un dernier morceau d’escalade facile, sur de l’excellent rocher. Nous débouchons alors au pied de la calotte de neige de la Wellenkuppe, dont nous rejoignons rapidement le sommet.
Après quoi, c’est arête de neige, le fameux « Grand Gendarme » à franchir, arête de neige, puis arête de rocher pour parvenir au sommet. L’arête de neige m’inquiète. L’inconnu...
En fait, si elle est parfois étroite avec une bonne pente de glace côté nord, elle est en revanche très bien tracée. Il suffit de mettre un pied devant l’autre. Pourtant cela ne me rassure qu’à moitié parce que cette trace parcourt aussi des morceaux excessivement cornichés, sorte de meringues aux facétieuses circonvolutions. Trace qui se faufile vers le meilleur compromis entre pente de glace très raide, et corniche de neige, même si parfois on passe sur la corniche, ou tout au moins en deçà de la ligne de fracture de la-dite corniche. La gravité faisant en général très bien son office, celle-ci risque d’être fatalement rappelée vers le bas un jour ou l’autre, sans forcément se soucier de savoir s’il y a des alpinistes sur son dos ou pas. Bref, tout à ces pensées purement physiques, j’avance un pied devant l’autre, me rassurant comme je peux (si tout l’édifice a tenu jusque là, il va bien tenir encore un peu, le temps qu’on passe dans un sens, puis dans l’autre !). Le franchissement du Gendarme se fait à l’aide de cordes fixes. J’ai beau déploré un tel équipement en haute montagne, je suis finalement content de pouvoir là m’agripper à elles...
Un autre bout d’arête de neige, les mêmes pensées qui tournaient en boucle dans ma tête, puis nous arrivons sur l’arête terminale en rocher. Deux cordées et un groupe de trois filles et un gars désencordés la descendaient, faisant à l’évidence la traversée de la montagne. À part ces huit pèlerins, personne d’autre, nous étions les seuls à partir de la Rothornhütte, tous les autres sont semble-t-il allés s’entasser sur la voie normale du Zinalrothorn.
La voie dans le rocher reste « tracée, » les multiples passages en crampons ayant fini par polir le gneiss pour lui donner un aspect blanchâtre là où il faut mettre les pieds. L’arête est suffisamment sèche pour que nous laissions les crampons dans le sac. C’est déjà ça ! Quelques passages scabreux, dont une dalle qui fut quelque peu acrobatique à franchir en « grosses » (alors en « crampons » j’vous dis pas) ! Et puis nous arrivons tant bien que mal au sommet vers dix heures. Enfin, ce qui semble être le sommet. Car on voit bien une corniche de neige un peu plus loin qui semble être un demi-mètre plus haute que le solide rocher sur lequel nous sommes... Mais est-ce bien la peine de rechausser les crampons pour ça ? Pour monter sur une corniche d’un demi-mètre ? Disons que je suis suffisamment « calmé » comme ça, sans devoir en rajouter. Pietro ne dit rien mais n’en pense peut-être pas moins.
Le panorama est encore plus perturbé que la veille, je ne sortirais même pas le réflex, pourtant porté jusque-là. Peut-être que la fatigue y est elle aussi pour quelque chose... ? De fait, nous décidons de redescendre les cent cinquante mètres d’arête en tirant des rappels. Cela ne nous fera pas forcément gagner du temps, mais cela nous fera gagner en fatigue nerveuse, le rappel se déroulant en général plus aisément que la désescalade. Comme ils sont équipés, autant en profiter !
Un certain nombre de rappels de vingt-cinq mètres et une heure et demi plus tard, nous touchons la neige. Il suffit alors de passer le film à l’envers. Les corniches sont toujours là, la neige seulement un peu plus molle : le pied s’enfonce parfois un peu plus. Mais elles ont décidé de rester en place encore un peu. Nous parvenons sur la Wellenkuppe sans encombre, et de là, nous désescaladons l’arête est, jusqu’à tirer un petit rappel sur le dernier mur. Puis re-crampons pour descendre tranquillement (enfin, tiré par Pietro, plutôt !) le glacier que nous pouvons désormais contempler en plein jour, jusqu’au refuge, où nous arrivons vers quinze heures trente.
Là, petite pause restaurative, avant de redescendre, comblés, dans la vallée. Descente au pas de course, car la dernière navette pour le camping est à dix-neuf heures à Zermatt. Avec tout de même un franchissement de torrent déchaîné par la fonte des neiges : pas de pont, pas de pierres salutaires qui dépassent ; Pietro y va chaussé, comme ça ; moi, je tergiverse de haut en bas et j’y vais pieds nus. Deux heures pour descendre, nous aurons même le temps de passer acheter du pain !
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