Les grimpeurs utilisent de la magnésie (carbonate de magnésium), pour se sécher les doigts et ainsi éviter qu’ils ne glissent lorsqu’ils agrippent les prises, de la même façon que les gymnastes utilisent la même poudre pour les mêmes raisons. Ce sont ainsi ses propriétés hygroscopiques (attraction des molécules d’eau de l’environnement immédiat) qui sont mises à profit. Dans les gymnases ou salles d’escalade (SAE pour Structure Artificielle d’Escalade), la magnésie pose un unique problème, celui de saturer l’air ambiant de particules fines, et donc avec un effet délétère sur la santé des gymnastes-grimpeurs.
Les prises de résine, sur lesquelles s’accumulent inexorablement un amalgame de sueur et de magnésie, peuvent être brossées, puis démontées, nettoyées à grande eau, voire remplacées. Quand le grimpeur quitte la salle pour exercer son art en milieu naturel, le problème des particules fines disparaît avec la ventilation naturelle. En revanche les prises de rocher des voies grimpées ne peuvent alors pas être démontées pour être nettoyées et/ou remplacées. Il convient donc de pratiquer avec une certaines éthique d’utilisation minimaliste de la magnésie afin que les générations futures de grimpeurs puissent également profiter des mêmes voies sans y trouver des prises saturées de magnésie.
À l’origine était Patrick Edlinger et son sempiternel sac à magnésie parfois pour (presque) unique parure :
De fait certains sites de grimpe de par le monde voient la magnésie interdite. En Allemagne, le site Garden of Gods au Colorado, ou bien réglementé comme à Arches National Park aux États-Unis où la magnésie utilisée doit être de même couleur que le rocher.
Or il se trouve que depuis une dizaine d’années, en France tout au moins, la fréquentation des salles d’escalade s’est fortement accrue (+50% de licences en Île-de-France entre 2001 et 2010), avec un transfert, au moins partiel, vers les sites naturels, qui sont à l’origine de l’escalade. Tout ce petit monde, formaté en salle, a une pratique identique en site naturel : utilisation de magnésie à go-go. Or dans la nature, souvent unique en son genre, on ne peut pas tout se permettre, si on veut qu’elle dure et perdure.
En Île-de-France, LE site naturel par excellence est Fontainebleau, connu mondialement pour ses blocs. Ses blocs de grès, une roche poreuse, dont la formation débute après que la mer qui recouvrait le bassin parisien jusqu’à il y a 35 millions d’années s’est retirée, laissant de vastes dépôts de sable ; un milieu dunaire et lacustre subsiste. Des strates de grès se forment — grains de sable cimentés par de la silice ou du calcaire — qui seront par la suite découpées en blocs de taille métrique à décamétrique par l’érosion du banc de sable sous-jacent. Nous grimpons ainsi sur des cailloux qui datent un peu. Prière, donc, d’en prendre soin !
L’escalade sportive consiste à contrecarrer la force de pesanteur grâce aux aspérités (les prises) du rocher. L’escalade en falaise outre le fait de nécessiter du matériel de sécurité, corde et baudrier, pour qu’une éventuelle chute ne soit pas fatale, a pour objectif d’enchaîner une longue série de mouvements pour gravir une paroi de plusieurs dizaines de mètres. L’escalade sur blocs, sur des voies de quelques mètres tout au plus, privilégie l’esthétique de la gestuelle sur quelques mouvements. Dépourvue de matériel de sécurité, si ce n’est un tapis — crash-pad — amortissant les inévitables chutes, elle permet la fusion du grimpeur avec le rocher dans sa plus simple expression, seule une paire de « chaussons, » sortes de ballerines moulantes aux semelles de caoutchouc adhérant, est nécessaire pour pratiquer cette gymnastique.
L’escalade sur bloc ne repose donc que sur le grimpeur lui-même. Et pour pouvoir agripper les prises et s’élever, celui-ci compte fortement sur les forces de frottement. Sans elles, pas de grimpe possible : imaginez-vous gravir une cascade de glace sans piolets ni crampons ?
Pour appréhender ces histoires de frottements, supposons un solide immobile posé sur une surface plane et horizontale, sur lequel on applique une force verticale d’intensité (qui peut être son poids). Puisque le solide est immobile, il ne s’enfonce pas dans son support, donc une force de réaction d’intensité , verticale et de sens opposé à s’applique également au solide. Ces deux forces sont égales en intensité () et opposées en sens, de sorte que leur somme (vectorielle) est nulle : le solide est en équilibre, il ne bouge pas.
Appliquons maintenant une force d’intensité , horizontale (tangente à la surface de repos), sur ce solide ; si celui-ci glisse parfaitement, sans frottement, sur son support, alors il accélère dès que la force existe. En revanche, s’il est soumis à des frottements (ce qui est presque toujours le cas dans la vraie vie), alors une force apparaît, opposée à et d’égale intensité. Le solide est toujours au repos, à l’équilibre.
Si on augmente l’intensité de la force , la force de frottement augmente simultanément pour maintenir le solide au repos (voir la figure ci-dessous). Tant que l’intensité de cette force ne dépasse pas un certain seuil , le solide reste immobile. Il est en adhérence. Au-delà de ce seuil (), le solide se met en mouvement, il accélère, son équilibre est rompu. La force minimale qu’il faut appliquer au solide pour le mettre en mouvement est donnée par la loi de Coulomb [1] :
,
où est le coefficient de frottement statique ou coefficient d’adhérence, qui dépend de la nature des matériaux en contact et de l’état de la surface de contact. On a également, plus généralement : .
Lorsque l’intensité de la force tangentielle devient suffisamment importante, le solide se met en mouvement et acquiert une accélération . À ce moment-là, la force de frottement est indépendante de la vitesse et est donnée par la loi de Coulomb :
où est le coefficient de frottement dynamique ou coefficient de glissement. Là encore ce coefficient dépend de la nature des deux matériaux en contact et la nature de leur surface de contact. En général on a et donc , ce qui explique qu’il est plus difficile de mettre en branle une armoire que de la faire glisser.
La deuxième loi de Coulomb stipule que la force de frottement est indépendante de la surface de contact entre le solide et son support. On peut comprendre cela car la surface de contact réelle n’est pas celle qui est apparente macroscopiquement. Dans un monde idéal, l’ensemble des points de la surface du solide touchent l’ensemble des points de la surface du support sur lequel il est posé : l’aire de la surface de contact est celle que l’on voit de l’extérieur. En réalité les aspérités et « imperfections » de ces deux surfaces, font que l’aire du contact est une très petite fraction de l’aire macroscopique que l’on « voit » de l’extérieur. Mais plus la force normale augmente, plus les aspérités cédent et s’interpénètrent et plus l’aire réelle de contact augmente. Mais cette aire réelle de contact reste indépendante de la surface macroscopiquement visible du contact...
Le modèle de Coulomb est un modèle simple (mais pas universel) qui permet de comprendre la plupart des situations pour le contact entre deux solides (frottements solides). Néanmoins il ne prédit pas du tout la valeur des coefficients et , cette prédiction (et par la même, la compréhension de physique des frottements) est assez compliquée et fait l’objet d’un champ de la recherche en physique actuelle. La science des frottements est la tribologie (et non, ce terme ne désigne pas l’étude des tribus primitives de la forêt amazonienne...).
Pour revenir à nos cailloux, ce qui va intéresser le grimpeur n’est bien évidemment pas le coefficient de frottement dynamique (si sa main ou son pied glisse, c’est pas bon du tout), mais bien évidemment le coefficient de frottement statique [2]. Dans ce cas, la force est la force appliquée de façon normale à la surface de contact entre les doigts et le rocher ou les pieds et le rocher. Au maximum elle est égale au poids du grimpeur. Ceci dit, tant la peau des doigts en contact avec le rocher que la gomme des chaussons sont des matériaux visco-élastiques au comportement tribologique compliqué... Et oui, si la grimpe est un sport à la portée de tout un chacun, sa compréhension physique est pour le moins pas si simple !
Contrairement au gymnaste, le grimpeur pense — ou croit — que la magnésie augmente le coefficient de frottement de ses doigts sur le rocher ; la magnésie lui permettrait ainsi de mieux adhérer à la roche.
Il y a un peu plus d’une dizaine d’années, paraissait une étude scientifique empirique sur les effets de la magnésie en escalade (Li et al. 2001), notamment la mesure du coefficient de frottement statique de la peau des doigts avec différents types de roche. Ils obtenaient un résultat marginalement significatif comme quoi la présence de magnésie réduirait le coefficient de frottement. Ce qui m’étonne dans leurs résultats, c’est que les coefficients de frottement pour les doigts secs et humides sont égaux.
Intuitivement, j’imaginais plutôt que l’humidité (donc la sueur) a tendance à lubrifier le contact entre la peau et le rocher et donc à réduire le coefficient de frottement. En ce qui me concerne c’est d’ailleurs ce qui me fait mettre de la magnésie quand je grimpe : non pas pour augmenter artificiellement les frottements statiques, mais pour réduire l’humidité de mes doigts (et donc quand même augmenter leur adhérence sur le rocher !).
Curieusement, je viens de tomber sur une étude similaire récente (Amca et al. 2012) qui démontre le contraire, à savoir que la magnésie a un effet positif sur le coefficient de frottement de la peau. Mais si les tests statistiques pratiqués sur les résultats semblent montrer un effet significatif, quand on regarde les résultats obtenus et leurs barres d’erreurs, l’effet apparaît plus marginal.
Amca et al. expliquent le résultat négatif de Li et al. par le fait que les forces qu’ils ont appliqué pour mesurer le coefficient de frottement sont trop faibles (quelques dizaines de newtons) par rapport à celles qui existent sur les doigts des grimpeurs, d’autant qu’il a été montré que le coefficient de frottement de la peau dépend de l’intensité de la force normale appliquée. Amca et al. mesurent ce coefficient de frottement sous l’effet de forces égales au poids du grimpeur (environ 700 newtons). Néanmoins, compte tenu de la diversité des situations en escalade, l’intensité de la force normale que l’on applique sur les prises doit varier de quelques dizaines de newtons jusqu’au poids du grimpeur au maximum. Il faudrait donc mesurer ce coefficient en fonction de l’intensité de cette force avec le même protocole expérimental (celui de Li et al. semble plus facilement reproductible), ce qui devrait permettre de voir une transition — effet lubrifiant / effet adhérent de la magnésie — pour une force normale se situant quelque part entre 30 N et 700 N...
Par ailleurs, si Li et al. distinguent peau sèche, peau humide, peau avec magnésie, en revanche Amca et al. ne font pas la distinction.
Les soi-disants effets de la magnésie sur le coefficient de frottement ne sont-ils ainsi pas dû simplement au fait que la peau est asséchée ?
Quoiqu’il en soit, avec seulement deux études (à ma connaissance) sur le sujet couvrant de surcroît seulement les deux extrêmes de la gamme de forces normales observée en escalade, il est difficile de conclure dans un sens ou dans l’autre. Néanmoins l’idée est bonne, le protocole expérimental pas si compliqué à mettre en œuvre, il serait particulièrement intéressant de reprendre ce genre d’expériences en allant un peu plus loin (faire varier l’intensité de la force, les conditions de température et d’humidité, le type de roche, le type de poudre, magnésie et colophane, voire autre chose pour voir si l’effet observé est réellement dû à la magnésie, etc). Mais s’il faut attendre encore onze ans pour avoir une troisième étude sur le sujet, on risque de ne pas en voir le bout ! Et si je m’y mettais ?
Tout cela, sans oublier l’inévitable effet « psychologique » de cette poudre blanche devenue indispensable...
Le grimpeur de bloc qui exerce son art dans la forêt de Fontainebleau, « Bleau » pour les intimes, est un bleausard. Depuis plus de cent ans, les montagnards parisiens s’entraînent à Bleau. Depuis les années quatre-vingt-dix, le « bloc » est devenu une discipline de l’escalade à part entière, on grimpe maintenant sur les blocs non plus pour s’entraîner avant d’aller en montagne, mais comme une fin en soi. Ainsi le massif de Fontainebleau est devenu une destination incontournable pour n’importe quel grimpeur (et grimpeuse), a fortiori s’il (ou elle) est un(e) spécialiste du bloc !
L’escalade sur bloc s’est démocratisée et internationalisée. La fréquentation des différents sites d’escalade de la forêt a explosé depuis les années 2000.
Le bon vieux bleausard, celui qui est né sur les blocs et accuse déjà quelques décennies de crapahut au compteur, celui qui connait tous les blocs par cœur, avec les mouvements qui vont avec, bref, celui qui était là bien bien avant que je n’y débarque moi-même, lui, donc, utilise forcément du pof, et encore, avec une excessive parcimonie.
Le « pof [3] » c’est de la colophane, résidu solide issu de la résine de pin mise dans un chiffon. Un composé organique, donc, contrairement à la magnésie qui est minérale. Il absorbe la sueur, il colle un peu aussi [4]. Aurait-t-il des propriétés adhésives vis-à-vis du rocher ?
Le bleausard « historique » utilise du pof parce qu’il prétend que ça abîme moins le rocher, le pof résiduel est lavé par la pluie, détruit par le rayonnement ultraviolet solaire de par sa nature organique, tandis que la magnésie s’incruste dans les pores du grès bellifontain finissant par lisser et lustrer les prises au grand dam des générations futures de grimpeurs...
J’ai tendance à faire confiance aux « anciens » sur ce coup-là. Ayant découvert « Bleau » en club avec eux, c’est tout naturellement que j’ai été sensibilisé dès le début à tout ça. De fait quand je vais à Bleau, mon sac de magnésie reste à la maison, je me balade de bloc en bloc avec mon pof.
Évidemment tout le monde n’a pas été à la même école et à cause de la fréquentation croissante, on voit de plus en plus de grimpeurs, probablement venus des salles, qui se trimbalent entre les rochers avec de pleins seaux de magnésie, s’en tartinent les mains (et au-delà), et laissent ainsi d’infâmes traces blanches sur ces blocs à l’esthétique par ailleurs sublime qui se passeraient sans aucun problème de ce pseudo-art pariétal moderne.
La TL2B ne proscrit pas l’usage de la magnésie, mais recommande de brosser les prises après utilisation. Certes. le mieux serait pourtant d’utiliser la magnésie (ou le pof) avec une très grande parcimonie — et c’est tout à fait possible sans nuire à la performance ! —, le brossage pourrait avoir des effets lustrants sur le grès à long terme. Bleau Info proscrit la magnésie au profit du pof. Le COSIROC est dans la même veine. Quoiqu’il en soit, tout ce petit monde des acteurs de la forêt promeut une ligne éthique semblable. Peu suivie d’effet.
Je n’ai pas trouvé de sources scientifiques sur les effets de la magnésie et de la colophane sur le rocher et le grès en particulier (ce qui permettrait éventuellement d’étayer solidement le vécu des anciens). Dans le doute, j’utilise donc du pof, sur la foi de décennies d’expérience, de manière minimaliste. Et je ne brosse pas, mais je ne laisse pas de traces sur le rocher.
J’ai bien dans l’idée de faire une manip pour tenter de quantifier tout ça — la colophane est-elle meilleure pour le grès de Fontainebleau que la magnésie ? — ; il faut encore que je réfléchisse au protocole expérimental, que je trouve un peu de temps, que je dégote quelques ustensiles (loupe binoculaire, par exemple), mais l’idée fait son chemin...
En espérant que le grimpeur [5] se fasse violence à lui-même avant que les blocs deviennent ingrimpables. Si nous bousillons ce terrain de jeu inestimable, que diront nos enfants ?
Ah, depuis le temps que j’attendais qu’un physicien distingué prenne cette question à bras le corps ! C’est quand tu veux pour les expériences in situ ; je peux fournir quelques réactifs et te donner accès à une loupe ou même un microscope, voire participer à l’élaboration du protocole expérimental. Plusieurs compléments très subjectifs à apporter. D’une part, les bleausards cherchent en fait très peu à communiquer sur le sujet auprès des nouveaux pratiquants ou visiteurs. Par exemple l’article de bleau.info n’est pas du tout mis en avant sur leur site ; il n’est probablement même pas (…)
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