Mont (mon ?) Blanc
Il a fallu trouver un week-end où nous étions disponibles et motivés tous les trois, mais surtout avec des conditions météorologiques et nivologiques adéquates. Le Mont Blanc, ça se mérite ! Un beau temps généralisé sur toute la France la semaine du 5-11 juin nous a décidé. José a réservé le refuge des Grands Mulets une dizaine de jours à l’avance, pour être sur, quant à moi j’ai pris les billets de train pour aller rejoindre Padrig à Lyon. Et voilà, y’avait plus qu’à...
Ce qui suit a été écrit au refuge des Grands Mulets, samedi 10 juin dans l’après-midi, sur un coin de table inondé de lumière solaire, avec vue sur le Dôme du Goûter, à côté d’une tablée d’alpinistes italiens qui discutaient à bâtons rompus...
Massy-Lyon. 16h30 - 18h30. Nos tribulations dans les gares et le train, à José et moi, ne sont passées inaperçues ! Les regards se faisaient insistant sur notre passage... Padrig nous récupère à la Part-Dieu. Nous partons directement à Cham’ dans sa petite voiture pleine de matos. Un peu plus de deux heures de route plus tard, nous arrivons. Coucher de Soleil somptueux sur les Aravis en cours de route, une Lune presque pleine se levant juste à côté des cimes que nous venons titiller : l’accueil fut chaleureux ! Et, en arrivant au camping, les derniers rayons de l’astre du jour embrasent le Dôme du Goûter, loin, bien (trop ?) loin au-dessus de nous, l’Aiguille du Midi et d’autres aiguilles de rochers que je découvre et dont les noms m’échappent. Camping des Écureuils. José nous a concocté un petit festin pour le dîner : taboulé, pâtes à la sauce tomate et au grana, salade de mâche au fromage, le tout couronné par une tranche de melon juteux. Il m’avait vu venir : je comprends à présent pourquoi il a préféré s’occuper du repas lui-même ; avec moi ça aurait été pâtes-gruyère, point-barre ! C’est donc sous le regard des hautes montagnes que nous nous régalons. Même si ces hautes montagnes me semblent présentement bien hautes, justement, et bien loin. Une belle trotte nous en sépare !
Je suis réveillé bien avant le réveil, ce qui est quelque peu désagréable, sensation de ne pas avoir profité pleinement de la nuit pour me reposer. Et pourtant je me sens en pleine forme ! P’tit déj’ composé d’un thé au muesli : j’adore ça, depuis que Padrig m’y a fait goûter au refuge du Pelvoux ! J’en mange même chez moi, pour varier les plaisirs gustatifs matinaux...
On plie la tente et les affaires, et d’un petit coup de voiture Padrig nous amène sur le parking qui précède l’entrée du tunnel du Mont Blanc. Le sentier part de là. 1270 mètres. Un sacré dénivelé nous attend avant de trouver la neige. 6h40 : nous mettons les skis sur le sac et les chaussures de ski dans le sac, pour monter en baskets. Malgré un sac à dos super lourd qui me cisaille les épaules, la marche sur le sentier est plus confortable comme ça. La progression est constante : nous prenons de l’altitude. Indéniablement. Il s’agit quand même de s’économiser un peu pour la suite ! Le sentier zigzague à l’aplomb de l’aiguille du Midi, et juste au-dessus de la rampe d’accès au tunnel. Le doux ronronnement des camions n’aura de cesse d’accompagner notre balade. Balade qui se déroule accessoirement juste sous un ancien téléphérique qui menait sur l’Aiguille du Midi (décidément, la pauvre, on ne lui a laissé aucun répit !).
Paysage saccagé par ces ruines d’une triste époque où l’homme se croyait le maître incontesté des montagnes. Câbles qui rouillent en pendouillant lamentablement entre deux vieux pylônes immondes, des gares intermédiaires dans le plus complet abandon, en ruines. Quand l’homme se désintéresse de ses jouets, il ne fait pas le ménage, il laisse tout tel quel. Comme ça. Immondices. Comme si le tableau n’était pas assez complet, c’est un ballet incessant d’hélicoptères et de petits avions qui ont accompagné notre marche d’approche. On aurait pu espérer ces cieux de hautes montagnes purs et dédiés au silence des cimes, mais non, touristes fortunés et capitalistes cupides en ont décidés autrement, et nous voici entourés de bourdonnements en tout genre polluant notre quiétude et celle de la nature d’assourdissant décibels.
Après environ 1200 mètres de dénivelés, les premiers névés apparaissent. La neige est encore dure, en baskets, ça devient limite casse-gueule ! Nous les troquons contre les chaussures de ski, libérant de cette manière nos épaules d’un poids certain. Les baskets, désormais inutiles, sont planquées dans les ruines d’une gare du téléphérique. S’ensuit une petite traversée vers le glacier des Bossons que nous faisons à pieds. Puis nous chaussons enfin les skis en marge de ce fleuve de glace dont le tumulte semble avoir été figé par quelque Dieu colérique. Nous nous encordons pour traverser ce glacier. Je mène la petite troupe sur la trace de nos prédécesseurs, dans un paysage féérique. Océan de blancheur qui se découpe sur un ciel d’un azur profond. La saison hivernale a été généreuse : peu de crevasses ouvertes, les ponts de neige sont conséquents. La trace louvoye néanmoins ici et là, pour éviter quelques pièges. Parfois, je m’arrête pour immortaliser quelque point de vue. Un intense bourdonnement me dérange l’oreille droite... Je tourne la tête : un petit avion de tourisme rouge et blanc survole le glacier en rase-motte, et passe à proximité. Ô belle quiétude montagnarde ainsi perturbée par ces touristes en quête de sensations fortes sans pour autant dépenser d’énergie (musculaire !). De l’argent, oui, mais de l’énergie (musculaire), non !
Bientôt nous arrivons à la fameuse Jonction, bord du glacier où le flot impétueux est plus perturbé qu’auparavant. Le passage n’est possible qu’au printemps, quand la neige lisse quelque peu le paysage tourmenté. Ça tournicote entre les murs de glace. Et puis devant mes skis, un trou béant. Une crevasse sur la trace, un demi-mètre à franchir. J’hésite un peu, que faire (de moi et de mes skis) ? En skis, rien à faire, ça le fait pas. Finalement j’opte pour le saut les skis à la mains, non sans avoir demandé à José un peu de mou sur la corde ! Mes compagnons de cordée font de même. Et nous voici sortis de ce parcours chaotique. Nous croisons les premières cordées qui redescendent du sommet. Il nous reste une dernière pente de neige à gravir, en skis, pour arriver au refuge. Neige qui commence à sérieusement se ramollir sous l’effet du Soleil. Refuge en vue. Il est perché sur un éperon rocheux. Mais, au fait, comment y accède-t-on ? Ça y est, je vois. Une main courante montre le chemin : va falloir grimper pour y arriver ! Nous laissons les skis en bas et franchissons cette ultime obstacle. Nous sommes les premiers. Il est midi et demi. Six heures de montée, 1800 mètres de dénivelés. Je me sens beaucoup plus en forme qu’après les 2100 mètres pour arriver au refuge du Promontoire dans le tour de la Meije...
L’après-midi passe lentement sous un beau Soleil, en farniente. José me propose de revoir le mouflage, mais l’envie n’y est pas, surtout au milieu de tout ce peuple. Sieste sur un banc, donc, allongé au Soleil, avec vue sur le glacier des Bossons et la face ouest de l’Aiguille du Midi. Le glacier est superbe : des blocs de la taille d’un immeuble émergent ça et là. Un univers de glace. Vue sur le sommet du Mont Blanc aussi, sur la « piste » de descente sur laquelle le flot des skieurs ne semble jamais vouloir se tarir : combien étaient-ils là-haut ? Le flux des skieurs qui montent au refuge, à contre-courant, donc, dure lui aussi une bonne partie de l’après-midi. Nous serons environ soixante-dix ce soir. Des amis de José, italiens, arrivent, après avoir suivi le même chemin que nous, mais en étant partis plus tard. Peu de monde, finalement, sera parti du bas : la plupart ont pris le téléphérique de l’Aiguille du Midi jusqu’au premier tronçon, pour rejoindre le glacier des Bossons en traversée sous l’Aiguille. Ce petit subterfuge permet d’éviter les mille mètres de dénivelé les plus pénibles... Mais il faut alors mettre l’éthique dans sa poche, le temps de...
Les toilettes valent le détour : une cabane, à côté du bâtiment principal, qui pendouille à moitié sur le vide, vide qui donne sur la paroi dominant le glacier des Bossons. Un simple trou dans la dalle, avec vue sur la paroi souillée une dizaine de mètres en contrebas. Pas besoin de chasse d’eau, la pesanteur se charge de l’évacuation. Je me demande quel est l’impact écologique de ce genre de chose... Pas de bactéries dans les glaciers pour aider à décomposer tout ça, où se termine la course de ces « offrandes » que les alpinistes laissent à la montagne ? Pourquoi chacun ne remporterait-il pas tout ça chez lui ?
Dans la salle principale, réfectoire, où je me suis posé pour coucher ces quelques réflexions sur le papier, sur un pan de mur trône une collection de trophées divers et variés que le gardien a glané au fil des ans et des rencontres. Parmi eux, l’affiche dédicacée du record « mondial ! » de l’aller-retour Chamonix-Mont Blanc-Chamonix en ski de rando : 5h15 ! Ce sont Stéphane Brosse et Pierre Gignoux qui s’y sont collés en 2003. 5h15, pour moi, un horaire pareil, c’est complètement surréaliste !
Le refuge vit. Soixante-dix personnes, dont une majorité d’italiens (à vue de nez, en tout cas, car on entend surtout des italiens), ça fait du brassement d’air ! Léger manque un peu de convivialité, on est loin de la formidable connivence rencontrée au Promontoire ou à la Dent Parrachée... Ici c’est chacun dans son coin. Les gardiens sont deux, deux jeunes tout sourire qui semblent heureux d’être là... L’attente touche à sa fin. Bientôt l’heure de la soupe, 18h. Après quoi ce sera dodo, pour un réveil collectif à 1h. Dehors, les nuages arrivent.
La suite de ces aventures a été écrite un peu partout à mon retour ici-bas (train, RER...) dès qu’un moment de libre se dessinait à l’horizon...
Samedi soir. 20h. Nous réussissons enfin à payer, condition sine qua non pour aller nous coucher. Je suis fourbu. J’ai l’impression de m’endormir relativement vite. Et puis je me suis réveillé pour je ne sais quelle raison ; impossible de me rendormir. Après avoir tournicoté dans tous les sens, j’ai fini par regarder ma montre : 23h29. Encore une heure et demi à dormir. Cette bonne nouvelle m’a rendormi. Je crois.
Réveil général à 1h. P’tit déj’. La salle à manger est littéralement prise d’assaut. Plus de place. Nous emportons notre plateau sur les tables de la terrasse, dehors. On est à 3051 mètres, il est 1h du mat, il ne fait même pas froid. Quelques étoiles scintillent au-dessus de notre tête, la Lune, qui nous est cachée, brille néanmoins de sa pleine face. Nous terminons notre deuxième bol de thé et ultime tartine de confiture à l’intérieur, sur une table libérée.
C’est hallucinant de voir comment les gens se comportent dans l’exiguïté du refuge et les préparatifs frénétiques du départ. Comme si quelque urgence les appelait quelque part. Dans la salle du matos, règne le chaos, chacun chausse ses pompes et enfile son baudard sans se soucier le moins du monde de ses voisins. Nous patientons un peu devant un tel capharnaüm. Il y en a même un qui enfile ses skis sur son sac à l’intérieur ! Le Mont Blanc mérite-t-il de voir pareils abrutis accrochés à ses flancs ?
Le refuge se vide aussi vite qu’il s’était empli lentement. Wlouff. Comme si l’on avait soudainement retiré un quelconque bouchon d’évacuation. Le calme revient, mais nous n’en profiterons pas, car nous partons, nous aussi ! Petite désescalade à la frontale pour rejoindre nos skis qui nous attendent bien sagement sur le glacier. 2h12. Nous partons, skis aux pieds, frontale vissée sur la tête. Un tas de clampins nous précède, un autre nous suit. Nous traversons un glacier peu tourmenté pour attaquer la pente qui mène vers l’arête nord du Dôme du Goûter. Itinéraire alternatif, « Voie Royale » un peu plus raide que par les classiques « Grandes Montées » qui se trouvent exposées aux imprévisibles chutes de séracs. La majorité du peuple a décidé de faire comme nous. La trace est faite, une quinzaine de skieurs nous y précédent. Malgré un rythme tranquille afin d’économiser notre souffle, nous rattrapons ce petit monde, et devons patienter, derrière. La pente se redresse, il faut troquer les skis contre les crampons. Suivre la colonne dans la trace est un peu pénible : je n’arrête pas de taquiner celui qui me précède avec la pointe des skis qui dépasse du sac. José se la joue contestataire et monte à côté. Je ne tarde pas à faire de même. Depuis la crête où nous crapahutons dans la nuit, les lumières des frontales de ceux qui sont dans la « Voie Normale », tout en dessous de nous, ressemblent a des petites lucioles perdues dans l’obscurité.
Le ciel s’éclaircit peu à peu vers l’est, les aiguilles acérées du massif se détachent, noires et verticales, sur un ciel tout empourpré, tandis que Vénus émerge au-dessus du glacier des Cosmiques brillante de mille feux. Seule une lueur incongrue reste attachée au sommet de l’Aiguille du Midi, gare d’arrivée du téléphérique, et petit rappel que cette foutue civilisation n’est décidément pas loin. Pas loin du tout, puisqu’elle est arrivée jusque là. Aiguille du Midi dont le flanc sud se pare d’une lueur blafarde. La Lune, pas loin d’être pleine, illumine ces parois d’une irréelle blancheur. Mais elle nous restera cachée, à nous, petits alpinistes en quête d’altitude. C’est que, parfois, la Lune est timide. Mais si.
Je continue de mettre mes pieds l’un devant l’autre, et de m’élever un peu plus à chaque pas. La pente est raide, mais pas dramatiquement. Tant que c’est en neige, tout va bien. Sauf que, voilà. Voilà une plaque de glace qui brille dans le halo de ma frontale. C’est idiot, mais je sens la sueur perler et le pouls s’accélérer. Manque d’habitude. Le rythme se ralentit, de l’énergie se perd pour rien. La glace ne dure pas, la neige revient. Ce petit jeu dure sur 500 mètres. Je me sens en pleine forme. Une équipe d’italiens reprend la tête du convoi. J’ai la pêche, mais je me garde de gambader à droite et à gauche comme un lapin : ce n’est pas terminé, loin s’en faut. José, lui, a vraiment la pêche ! Petite pause en arrivant au sommet de la pente raide. Il fait jour désormais, je range la frontale. Petit contournement de crevasse pour entamer la dernière ligne droite avant l’épaule du Goûter.
Là, pause générale pour remettre les skis, le temps de traverser jusqu´au col du Goûter, sous la cabane Vallot.
Le Soleil en profite alors pour émerger de l’horizon dans un ciel limpide. Instant magique. Le manteau de glace de la face nord du Mont Blanc, s’habille aussitôt d’un superbe manteau d’or. Le phare orangé qui grandit d’instant en instant s’élève dans un ciel d’orient bardé d’un dégradé de mille couleurs, du pourpre à l’azur. La neige se pare de reflets dorés tout autour de nous.
Nous reprenons notre progression. La lumière du jour s’affûte de plus en plus. La traversée vers le col est quasiment horizontale. Ce col du Goûter est incroyablement vaste, il est le point de ralliement de trois « voies normales » : celle des Grandes Montées avec ses séracs, celle que nous avons suivi, et celle provenant du refuge du Goûter, la voie classique estivale. De fait ce sont des alpinistes à pieds qui viennent de là. Le dénivelé y étant moindre, les premières cordées arrivent au sommet alors que nous débouchons à peine au col. Quant à moi, je commence à ressentir une inhabituelle fatigue. Nous sommes à 4200 mètres. Encore cent cinquante mètres, dont une cinquantaine en crampons, et nous voilà au refuge Vallot. La légende veut qu’il serve de dépotoire aux touristes-alpinistes, je ne pourrais pas le vérifier, car il est fermé pour rénovation. Ben oui, même là, ça arrive. La petite troupe fait une pause, les uns pour enfiler un sur-pantalon - le vent se fait de plus en plus glacial -, les autres pour s’enfiler deux raisins secs et trois amandes. Le vent. Je le vois venir. Avec mes skis en guise de bannière sur mon sac, il me secoue déjà ; il va bien réussir à me foutre par terre, quand je serais là-haut, sur l’arête, et donc directement sous son emprise. Je sens que ça va être folklorique. Mais chaque chose en son temps. Je repars doucement, je commençais à sérieusement me cailler dans l’attente. Les autres suivent.
L’arête des Bosses la bien nommée. La trace, large et confortable, sentier de glace et de neige, serpente entre pentes, replats, et séracs. Paysage glacial. De glace. Et de neige. Peu de rocher. Paysage polaire. Montée sur l’arête des Bosses... Rien de bien difficile : il suffit de suivre la trace, ce fil d’Ariane qui mène indéniablement droit au sommet. Un pied devant l’autre, pas de grandes enjambées, impossible, seulement un pied devant l’autre, c’est tout. Et petit à petit, je m’élève. Même si l’impression de faire du sur-place, sans pour autant pouvoir augmenter le rythme de quelque façon, est flagrande. À tel point que je ne cesse de me retourner pour voir si mes poursuivants n’en ont pas marre de se trainer derrière moi... Mais non, chacun est affairé à ses petits pas, sans prêter attention aux miens, de petits pas. D’ailleurs ils ne sont pas directement sur mes talons, je ne gêne donc personne. Seraient-ils tous dans le même état que moi ? Une fatigue physique intense, comme si chacune de mes jambes, que je dois soulever et déplacer légèrement dans le processus de la marche ascensionnelle, était en plomb. Absolument impossible de faire des grands pas. Mon regard reste fixé sur l’endroit où je vais devoir placer le pied suivant. De temps en temps seulement je jete un œil rapide autour de moi. Au-dessus pour avoir une idée de ce qui m’attend, derrière moi, pour voir si je ne gêne personne, et parfois sur le paysage qui m’entoure. Je garde quand même assez de lucidité pour étudier la face nord que nous avons prévu de descendre à ski. Pas si raide que ça, mais il faudra louvoyer entre les murs de glace et les barrières de séracs. Mieux vaut étudier le passage de loin. Le vent d’est rend parfois chaque pas un peu plus pénible. Il me glace le corps et m’anesthésie le visage. Je m’aperçois qu’un filet de morve s’envole dans les rafales. Je l’essuie d’un revers de ma moufle. Si je m’arrête trop longtemps pour reprendre mon souffle ou essayer d’ingurgiter trois raisins secs, le froid me saisit. Je n’ai pas pensé prendre de sur-pantalon ou de polaire en plus. J’essaye de focaliser mon esprit. Me remémorant les récits que j’ai lu sur la haute altitude, j’essaye de réciter une table de multiplication. Comme celle des six, utile pour convertir la vitesse d’ascension en mètres par seconde que donne mon altimètre en centaines de mètres par heure. Mais pas moyen, après une seule multiplication mon esprit vagabonde ailleurs. Impossible de le fixer sur autre chose que ma progression vers le sommet. Pas faim, pourtant il me faut bien engranger un peu d’énergie. Mes habituelles barres de pâte d’amande m’écœurent rien que d’y penser. Heureusement, j’avais pris un sac de fruits secs divers et variés. Il faut que je me force pour manger, mais j’arrive à avaler quelques fruits secs de temps en temps. Super soif aussi. Au départ de l’arête, au-dessus du refuge Vallot, je prenais bien soin de vider ma pipette après chaque rasade, pour éviter qu’elle ne gèle. Mais ça n’a pas suffit, le tuyau a gelé. Évidemment. Comme c’était juste sous le sommet, j’ai laissé tombé toute velléité de le dégeler. Je verrais ça plus tard. Ma montre-altimètre est enfouie sous ma veste et les moufles. Je n’ai plus aucune notion du temps qui passe. Mais le sommet se rapproche petit à petit.
Croisements : délicats... En général, ceux qui descendent ont la décence de laisser passer ceux qui montent. Ça se passe très bien comme ça. D’ailleurs, je ne les remercierais jamais assez, ceux qui descendent de me laisser passer : je n’aurais pas eu la force de faire maintes contorsions pour leur céder le passage. Ne reste qu’à les remercier d’un sourire crispé, en espérant que pas trop d’humeur visqueuse ne me coule alors du nez ! Quand le chemin devient scabreux, il devient d’autant plus difficile pour les cordées qui descendent de m’éviter. Le second d’une cordée qui passait au-dessus de moi a ainsi glissé, sans mal, mais je me suis quand même précipité (enfin, au ralentit, hein !) sur lui pour le retenir. Et puis il y a eu une série de trois cordées italiennes sur l’arête sommitale acérée qui ont voulu passer sans se soucier de moi le moins du monde. Je voyais bien qu’ils n’étaient pas à l’aise, ces foutus touristes, mais moi non plus, j’étais pas au top. Je ne les remercierais jamais assez de m’avoir presque piétiné pour passer. Comme quoi, dans la foule, il y a parfois des abrutis, le pire, c’est que l’on ne retient qu’eux...
La vue de la dernière arête, sommitale, longue, horizontale, plus étroite que jusque-là, m’a démoralisée. Pourtant, la trace était toujours là, mais la pente était plus raide de chaque côté. Je ne regardais pas en bas, et restais fixé sur la trace devant mes pieds. Mais qu’est-ce que je fous ici ? Quand je pense que la plupart des gens sont bien au chaud sous leur couette en train de dormir ou de farnienter. La baisse de moral n’a pas duré. Évidemment que je suis heureux d’être là ou je suis. Pour rien au monde je n’aurais échangé ma place avec quiconque ! Et puis cette arête, malgré quelques croisements pénibles, fini par se terminer, pour aboutir sur un sommet somme toute assez vaste, mais un sommet plutôt en forme d’amande (sur la tranche), que de dôme comme j’en avais l’image à l’esprit. Le Mont Blanc de Courmayeur que je m’imaginais tout près, un peu comme l’est le Dôme du Goûter du col homonyme, est en fait bien plus bas... Comme m’avait prévenu José, le paysage est un peu plat : forcément, on domine tout. Les lointains sont brumeux. Je repère le Viso, pyramide qui émerge toute seule là-bas, au sud. Je n’arrive pas à m’attarder dans la contemplation. J’ai froid, le vent me fouette le visage... C’est un peu bête, rétrospectivement, mais c’est ainsi. Je quitte les crampons, que je mets en vrac dans le sac, j’enlève les peaux qui en profitent pour virevolter à l’horizontale dans les remous de l’air ambiant. Je les plie tant bien que mal et j’enfourne le tout dans le sac. En vrac. On verra au chaud plus bas pour faire du rangement. Quelques photos, tout de même, pour immortaliser la chose.
Le flot des ascentionnistes ne se tarit pas. D’un côté, sur l’arête ouest, les Bosses, et de l’autre côté, sur le flanc est en provenance des Cosmiques. Flot permanent, dans les deux sens, ceux qui descendent, ceux qui montent, ceux qui traversent. Et ceux qui descendent à skis dans la face nord. Je chausse les skis. Première fois de ma vie que je fais du ski à 4800 mètres. Première fois aussi, d’ailleurs, que je viens faire le zouave à une pareille altitude ! Padrig est prêt, nos amis italiens se sont déjà engouffrés dans la pente. José virevolte ici et là, l’appareil photo à la main. Dépêche, José, on se gèle ! Enfin moi, surtout !
La descente s’amorce par l’est, la pente est sympa, rien de bien terrible, neige très dure, mais skiable. Petite traversée vers l’ouest pour passer un obstacle, puis retour vers l’est, etc, etc. Ce n’est pas bien sorcier, là encore, il suffit de suivre les traces des dizaines de skieurs qui nous ont précédé. Nous passons sous des murs de glace impressionnants : des glaçons pour géants ! La neige n’est pas terrible, mais l’ambiance est féerique : je me sent minuscule au milieu de tout ça. Et puis nous sommes à l’abri du vent, je n’ai plus froid, mes fonctions vitales reprennent leur activité : la faim revient, la soif aussi. La chape de plomb qui m’enveloppait semble s’être disloquée. Je revis. Pourtant nous sommes encore à plus de 4000 mètres d’altitude. Au pied de la face, un amoncellement de glace pilée, séracs effondrés et disloqués par la chute. Un petit pas, en glace, à passer et bientôt nous sommes au pied de cette superbe face dont la descente fut un véritable régal. Huit cents mètres de descente. Nous faisons une petite pause au Soleil, sous le col du Goûter, en admirant ce glacier sur lequel nous venons de skier. Nous sommes encore à 4000 mètres. Grandiose. La pêche est revenue, j’ai chaud, faim, soif, bref, tout baigne !
Un seul petit regret m’envahit doucettement, celui de n’avoir pas profité un peu plus du sommet. La mémoire est courte, car là-haut, dans ce vent glacial, je n’avais pas particulièrement envie de flâner. Nous avalons quelques fruits secs tant en regardant les skieurs qui descendent. L’attente permet aussi à la neige de se ramollir un peu au Soleil afin qu’elle soit ainsi plus agréable à skier. Même si l’effet est pervers (trop dure en haut, trop molle en bas) et ne pourra jamais fournir la neige idéale sur l’ensemble de la descente... Nous repartons.
Notre descente rejoint ici l’itinéraire de montée par les Grandes Montées, sous une succession de murs de glace branlants. Par endroit, nous skions entre les glaçons, des blocs de la taille d’une table, résidus de quelque avalanche. C’est le passage mortel lors de la montée, la chute aléatoire de ces montagnes de glace transforme le passage en « roulette russe ». La descente est plus rapide, et notre mobilité sur les skis plus grande, ce qui limite le risque. Au-dessus, la crête du Dôme du Goûter, que nous avons suivi à la montée. Nous voici en vue du refuge. Retour à la case départ. Sauf que nous ne nous arrêtons pas. La neige est trop molle, trop lourde, aurait-on trop attendu ? Sauf sur le replat qui s’étend devant le refuge, où la couche superficielle revenue ne s’avère pas trop profonde, ce qui me permet de me lâcher un peu. Une dernière pente avant de déboucher sur la Jonction, damée par les passages successifs, d’une texture qui ressemble à celle d’une piste en fin de saison : bosses et neige trempée. Il faut patienter pour passer la crevasse de l’aller : y’a la queue. Désormais elle se contourne, sans déchausser. Ensuite, c’est comme dans un jeu vidéo : une trace unique qui serpente entre séracs et crevasses en descente. Celui qui sort de la trace a perdu ! C’est rigolo comme tout de traverser le glacier comme ça, à toute allure. Figure imposée.
Mais toute bonne chose ayant une fin, il nous faut bientôt déchausser définitivement les skis. Petite traversée montante pour retrouver nos baskets. Avant de les enfiler, un dernier névé en ramasse. Et finalement, dernier calvaire. Une heure et demi de descente sur un sentier interminable, avec ce poids énorme sur les épaules. Les chaussures de ski, qu’est-ce que c’est lourd ! Quand on les a aux pieds on ne s’en rend pas compte... Voulant éviter un névé qui obstrue abusivement le chemin, je prends un raccourci, et glisse, le bas des skis qui dépasse touche par terre, me déstabilise et je me casse la figure. Rien de grave, mais zut, quoi, hein ! Je descends, je descends, pressé d’en finir. Pas de photos, tant pis. Mais ce foutu sentier n’en finit pas. Et l’alti qui descend si lentement. Une douleur vive d’un coup sur un orteil. Flûte. Je continue. Mes genoux commencent à revendiquer leur droit au repos. Je joue des bâtons, pour limiter les dégâts. Et, enfin, nous arrivons. Pour le coup, j’étais plutôt content de revoir cette horrible route et ces camions monstrueux.
Il est 14h15, la descente m’a offert en souvenir une horrible petite ampoule sur un orteil... Ça fait douze heures que nous sommes partis du refuge. Après avoir mis de l’ordre dans notre fourbi (surtout moi avec le mien), nous allons boire un verre à Chamonix, avec nos amis italiens, juste devant la gare de départ du téléphérique de l’Aiguille du Midi. Des alpinistes vont et viennent devant nous. Mais nous n’en sommes déjà plus, tout habillés en civils que nous sommes. Perdus dans la masse anonyme. La chaleur est étouffante. Comme si l’on était passé sans transition - le temps d’un week-end - d’un printemps frisquet à un été caniculaire. Quel choc !
Le Mont Blanc, je m’en faisais toute une montagne ! Ben voilà...
J’étais persuadé qu’il était franco-italien notre Mont Blanc. Mont Blanc d’un côté, Monte Bianco de l’autre. Mais non, ce n’est pas aussi simple. Si la cartographie française le considère comme exclusivement français, en revanche les italiens le voient comme moitié-moitié. En fait tout le monde a un peu raison, puisque la réponse n’est pas tranchée et se perd dans les limbes de l’histoire frontalière entre les deux pays. Personnellement, je vote pour le partage. Y’a pas de raison !
Là, je répondais vaguement un certain Balmat avec je ne sais plus qui, dans le courant du XIXe... Et bien sûr, j’ai tout faux (presque) : première ascension le 8 août 1786 par Jacques Balmat et Michel Paccard.
Pour la première descente à skis de la face nord, il faut attendre 1953, par Lionel Terray !
D’autres images de l’aventure...
Guillaume Blanc
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