Au cœur d’une université d’excellence
L’université Paris Diderot est devenue l’université d’excellence de Paris. J’ai la chance d’y être enseignant-chercheur. C’est fabuleux, l’excellence, on me déroule le tapis rouge quand je vais enseigner la bonne parole (physique) à l’élite de demain. On a des conditions de travail sans équivalent, excellence oblige : les étudiants sont comme des coqs en pâte. Nous aussi.
Un des principaux bâtiments d’enseignement du campus Paris Rive Gauche, la Halle aux Farines, est magnifique dans sa rénovation : mur en béton brut de décoffrage, pour donner un aspect sinistre aux couloirs et salles de cours. C’est savamment étudié pour éviter qu’étudiants et enseignants n’y passent trop de temps, et finissent par s’abrutir sur leurs cours respectifs. C’est comme le fait qu’aucune table, chaise, banc ne peuple les couloirs du bâtiment, d’une part pour habituer les étudiants à l’inconfort : il est préférable de s’asseoir par terre pour travailler, c’est mieux pour la circulation sanguine, le cerveau est ainsi mieux irrigué. Tout comme les murs noirs et gris, sordides, cela incite à ne pas s’attarder là, ce n’est pas fait pour, il ne faudrait pas être déconcentré par la décoration. En plus, afin de former les étudiants à des connexions neuronales complexes, l’architecte a tout prévu : il n’y a aucune logique habituelle dans la disposition des salles, il faut un plan ou une bonne dose de chance après un temps plus ou moins long d’errance hasardeuse pour trouver « sa » salle. Tout cela est bon pour développer le sens de l’orientation, c’est démontré dans moult études scientifiques.
L’architecte, le même, a même poussé le luxe du détail à réserver un certain nombre de surfaces (de béton brut, on l’a dit) murales pour que les étudiants laissent libre cours à leur expression artistique. C’est ainsi que naissent au fil des ans des tags, des graffiti, au vocabulaire imagé et fleuri. Je suppose que je dois à mon grand âge le fait de ne pas comprendre toujours la portée artistique de ces œuvres. Mais peut-être faut-il faire ses gammes quelque part dans le street art avant de s’ouvrir au vaste monde, comme c’est le cas dans le quartier adjacent du 13e arrondissement. Parcourir certains escaliers de la « Halle », c’est ainsi changer de monde. Merci pour notre éveil artistique.
La « Halle », toujours — je connais essentiellement ce bâtiment, pour y enseigner depuis plus de 10 ans (et je m’y perds toujours, mais je ne suis pas de la génération X ou Y ou Z, je ne sais plus, je n’ai pas les connexions neuronales pour me repérer aisément dans un tel dédale) — un chef-d’œuvre de trouvailles pour le bien-être des étudiants, comme nous l’avons en partie vu. Que dire de plus ? Que l’université prend un soin particulier à former de futurs citoyens résistants. Résistants aux maladies : les toilettes du bâtiment sont délibérément laissées sales, pour permettre aux usagers, les étudiants, quelques enseignants de passage, de parfaire leurs résistances immunitaires. Et croyez-moi, c’est un défi pour les équipes de nettoiement que de ne pas tout récurer à fond, en laissant un petit peu de tout un peu partout. Résistants au froid : la Halle est savamment conçue pour faciliter l’effet Venturi, bien connu des physiciens, ces courants d’air qui contournent les obstacles. Le rez-de-chaussée est ouvert de part et d’autre pour justement que le vent s’y engouffre plus facilement, un peu comme une cave sans murs, ce qui nécessite une bonne adaptation au froid pour la traverser, parcours obligatoire pour atteindre les étages, plus ou moins fermés, en plein cœur de l’hiver. En plein été, surtout caniculaire, l’effet est plutôt agréable, donc inutile, ce qui tombe plutôt bien : l’université est fermée en été.
Pour revenir sur les toilettes de la Halle, il n’y a pas (plus ?) de distinction entre celles pour les femmes et celles pour les hommes, cela peut surprendre au premier abord, mais en y réfléchissant, c’est le symbole même de l’égalité femme-homme : l’université est à la pointe du progrès social se faisant, comme elle s’en enorgueillit.
Elle est même précurseur dans l’adaptation au réchauffement climatique : dans la Halle, un certain nombre de fenêtres ne ferment pas. C’est normal, c’est pour laisser un petit vent frais afin de revigorer les cerveaux qui travaillent d’arrache-pied. Et puis chauffer ne coûte rien alors autant laisser ouvert. Dans un autre bâtiment, Condorcet, au contraire, les fenêtres ne s’ouvrent pas. Cela permet d’apprendre à s’adapter aux situations trop chaudes, qui vont certainement arriver plus fréquemment dans l’avenir. Malin, n’est-ce pas ? D’un bâtiment à l’autre, les étudiants — et nous avec — peuvent travailler leur adaptabilité aux changements. Au froid d’un côté, au chaud de l’autre. Sans compter la nécessaire adaptation à l’air vicié et putride au bout de deux heures de cours avec trente personnes dans une salle sans ouvertures. On forme les guerriers du monde de demain.
Autre innovation technique que j’ai découverte il y a peu. Probablement m’avait-elle auparavant échappé par sa subtilité. La semaine dernière, en entrant dans la salle où j’avais un cours, j’ai dû allumer la lumière tellement il faisait sombre, malgré les fenêtres et la luminosité extérieure : grand beau, grand soleil. J’ai pensé que les stores étaient abaissés, mais après un examen approfondi, je me suis rendu compte qu’il n’en était rien (la salle ne dispose pas de store), mais qu’au contraire c’est la couche de poussières sur la vitre extérieure qui faisait ainsi office de filtre (épais). Franchement, là, chapeau : laisser la crasse s’accumuler, lentement, année après année, quelle idée lumineuse, si je puis m’exprimer ainsi. Les coûteux stores deviennent inutiles, et heureusement, car c’est fragile, un store, depuis le temps, ils auraient été abîmés. De plus, cela évite de regarder les oiseaux voler, dehors, les étudiants restent concentrés. Il fallait y penser. Cela demande d’actionner la lumière même en plein soleil, mais qu’importe, c’est gratuit la lumière électrique !
Autre petit détail qui mérite le détour : j’ai découvert une salle de cours dans le bâtiment Condorcet, où les prises de courant ne délivrent pas de courant. Lorsque je branche le vidéoprojecteur, rien. Décontenancé, j’appelle les techniciens, qui viennent, ouvrent un coffre avec une clé spéciale, pour réenclencher un disjoncteur. C’est le bouton rouge d’arrêt d’urgence qui se trouve sur cette boîte, mais aussi dans le passage. Il est donc fréquemment actionné par inadvertance. Mais comme toujours, c’est extrêmement ingénieux : comme ça les étudiants qui mettraient les doigts dans les prises ne sont pas électrocutés ! Il fallait y penser ! Franchement, qu’est-ce qu’on les bichonne nos étudiants. Vive l’excellence !
Dans les amphithéâtres de la Halle aux Farines, qui servent pour les cours magistraux et les examens, l’éclairage est en demi-teinte. Un luminaire sur deux, ou deux sur trois, c’est selon, ne fonctionne pas. Au début, je me disais que les ampoules sont probablement difficiles à changer, chères, peu accessibles, etc. Et puis en y réfléchissant bien, je pense, au contraire que c’est à dessein : toujours dans l’objectif fort louable de former des étudiants pour qu’ils deviennent des citoyens au-dessus du lot, on les habitue à prendre des notes, lire un énoncé d’examen, écrire avec un éclairage minimaliste. Il est bien connu que la pénombre favorise de surcroît l’activité cognitive. On fait ainsi d’une pierre deux coups : on améliore leurs performances nyctalopes et on favorise leurs apprentissages.
Les enseignants ne sont pas en reste, l’université peut se vanter de leur faire faire une activité physique régulière. Par exemple, les tableaux noirs qui se trouvent dans ces mêmes amphithéâtres étaient initialement (il y a fort longtemps, dans une galaxie lointaine…) actionnés mécaniquement à l’aide d’un simple interrupteur. Ces tableaux sont grands, mobiles, donc, et sur trois épaisseurs. L’université a rapidement compris qu’il n’était pas judicieux de les actionner automatiquement, c’est de l’énergie électrique dépensée pour rien, alors que cela peut contribuer à l’activité physique de l’enseignant, qui, on le sait, n’est pas un grand sportif, en moyenne. On prend soin de notre santé, c’est dire !
Il y a des salles de travaux dirigés, dans un autre bâtiment, Sophie Germain où il n’est pas autorisé de bouger le mobilier. Les tables sur lesquelles les étudiants travaillent. Quelle clairvoyance, imaginez qu’on puisse le faire, on ferait travailler les étudiants en petits groupes, pour faire de la pédagogie différentiée ou de l’apprentissage par les pairs, mais quelle infantilisation ! Heureusement que l’université est vigilante sur ces points pour nous empêcher de faire des erreurs pédagogiques, comme tant d’autres établissements d’enseignement supérieur, qui n’ont évidemment pas compris qu’ils se fourvoyaient.
Bref, quelle fierté de faire partie d’une telle université, d’excellence, qui de surcroît grimpe les barreaux des indispensables classements internationaux avec grâce et dextérité. De surcroît nous sommes sollicités pour aller de l’avant, avec nombre d’appels à projets pour de la pédagogie innovante, des pédagogies numériques, etc. J’avais même déposé un projet sur un appel pour de la pédagogie innovante avec l’utilisation du numérique. Il s’agissait d’acheter quelques webcams de qualité pour projeter en direct des expériences de physique faites en cours magistral afin que tous les étudiants puissent voir aisément. Heureusement, l’idée a été retoquée : « pas assez cher, mon fils ». Ouf, j’appartiens bien à la classe des riches, on a de l’argent, beaucoup d’argent, y compris pour acheter des choses inutiles (mais chères). Rassurant.
Guillaume Blanc
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