Gelure
Samedi 18 avril 2009. -30°C au réveil. Au coucher aussi. -17°C au beau milieu d’un après-midi baigné de soleil. Ça caille. Au bout du troisième jour de ce régime, tandis que je faisais la trace de bon matin, au soleil de surcroît, le réchauffement interne de la mécanique ne fit pas son œuvre. Je me démenais comme un malade pour traîner et tirer mes cinquante ou soixante kilogrammes de pulka dans une neige toujours particulièrement profonde, sans que la moindre goutte de transpiration ne daigne perler. Grand beau. Soleil. Ciel bleu uniforme. Je me caillais sur mes skis en tirant ma coquille. Dans la neige glaciale, mes pieds n’eurent aucune chance.
J’ai commencé à avoir un peu peur pour eux. J’ai attendu Antoine, parce qu’en plus j’étais tout seul au beau milieu d’un champ de crevasse, ce qui n’améliorait pas mon moral. Il est passé devant. Même dans la trace, pas moyen de me réchauffer. Mes pieds continuaient d’avoir froid.
Là-haut sur le replat, j’ai dit stop. Nous nous sommes désencordés. Je me suis assis sur ma pulka, j’ai enlevé les coques, les chaussons. Le bout de ma chaussette était rouge imbibé. L’ampoule due au froid que j’avais depuis deux jours avait éclaté sans douleur. D’ailleurs tout le bout de mon gros orteil était à vif, un bout de peau battait au vent, et je ne sentais rien. Même en passant l’ongle sur la plaie, rien. Heureusement, ça saignait un peu, ce n’était pas blanc, bleu ou noir, donc a priori pas trop grave. J’ai enfilé mes pieds dans mon duvet, là, comme ça, au milieu du glacier, assis sur ma pulka.
Et puis les copains ont remonté le camp exactement là où ils venaient de le démonter... Je suis redescendu avec la pulka d’Antoine, je me suis engouffré dans la tente que Michèle venait de remonter dans un temps record. Effet de serre à l’œuvre, il y régnait une douce chaleur salvatrice. Au bout d’un certain temps, la sensibilité a fini par revenir... Ce n’était peut-être rien de grave. Pas encore. Mais le signal d’alarme était tiré, et Antoine, qui a eu des gelures à plusieurs reprises, qui m’a dit que je ferais mieux de me faire évacuer si je ne voulais pas y laisser un bout de viande. Décision difficile. Abandonner ces montagnes sublimes au bout d’une semaine seulement ? Les risques de vraiment se geler un bout de pied étaient trop grands.
Michal a appelé l’hélico. Engagement somme toute relatif...
Nous l’attendions vers 18h, il est arrivé vers 21h. Les coordonnées qu’il avait n’étaient pas bonnes. Pourtant Michal leur avait communiqué les coordonnées géographiques et les coordonnées UTM données par notre GPS, ce qui aurait dû leur permettre de recouper l’information en cas de doute. En fait ils se sont retrouvés trop à l’est. Après avoir tourné un moment, ils sont allés à la base militaire toute proche de Mesters Vig. Là, ils ont récupéré le dossier de notre expé déposé au Danish Polar Center, pour savoir quel était notre itinéraire, mais sans succès. Ils ont essayé d’appeler notre téléphone satellite, sans succès. Et pour cause : convaincu qu’ils allaient nous trouver sans problème, nous avions éteint le téléphone pour économiser les batteries qui fondaient à vue d’œil. Finalement, ils ont eu la bonne idée d’aller voir là où nous sommes partis une semaine auparavant, et de suivre nos traces. C’est ainsi qu’ils nous sont tombés dessus dans la soirée, tandis que nous avions déjà attaqué notre dîner.
Plus tard, j’ai appris que le policier qui a reçu notre coup de fil avait récupéré une longitude avec les deux digits des minutes de longitude inversés par rapport à ce que j’avais noté sur le GPS... 72°13’15.7« N, 024°24’27.4 »W au lieu de 72°13’15.7« N, 024°42’27.4 »W, soit 18 minutes trop à l’est... Quelques kilomètres d’erreur... Problème de compréhension entre anglais franco-polonais et anglais danois ? Quant aux coordonnées UTM, il ne savait même pas ce que c’était... Faut dire qu’internet rame pas mal dans ces contrées reculées !
Dans l’hélico venu me chercher, c’est tout juste s’il y avait encore une petite place pour moi : quatre personnes en avaient profité pour venir faire un peu de tourisme. Le policier d’Ittoqqortoormiit — à cause des ours blancs, m’a-t-on dit —, le médecin — pas vraiment nécessaire, m’a-t-il avoué lui-même, mais la balade valait le coup ! —, le pilote, évidemment, et un des deux militaires gardiens de la base de Mester Vig, pour la balade. Ils étaient tous avec leurs appareils photos numériques ou leur caméra, pour filmer mon sauvetage et prendre des photos de ces tarés de français venus faire les zouaves dans ce coin hostile et un peu loin de tout.
Après avoir laissés les copains dans la magnifique solitude de ces montagnes avec une larme à l’œil, nous avons mis le cap sur Mester Vig. Pour faire le plein, et pour passer la nuit. Le pilote m’a dit qu’il se faisait trop tard pour rallier Constable Point, et trop sombre. Je ne suis pas sûr qu’il n’était pas capable de piloter dans des conditions de visibilité seulement un peu réduites, genre crépusculaires ; par la suite je l’ai vu faire un vol commercial dans le brouillard et le vent violent. Bref, passons. Je crois que l’idée et l’envie générale était de passer la nuit à la base pour le fun. Après tout, c’est l’assurance du français qui allait payer, autant en profiter...
Je les ai trouvé méprisants, ces danois. Peut-être étaient-ils déçus que je me porte bien. Trop bien ? Peut-être que cela enlevait quelque peu de leur bravoure à venir m’enlever des horribles griffes du froid polaire... Ils parlaient en danois, je ne comprenais rien, et puis je m’en foutais, déçu comme j’étais de voir mon rêve s’effondrer. Ah, si j’avais fait plus attention, peut-être que... ? Et si, et si, et si... ?
Toujours est-il que finalement la petite étape dans cette base fut très intéressante. Je ne regrette donc pas le petit détour. Même si globalement, je trouve ce ramassis de danois pas très futés... Pourquoi le policier n’a pas fait répéter à Michal les coordonnées ? Pourquoi ne nous trouvant pas ne sont-ils pas allés directement voir à notre point de départ, que le pilote connaissait bien, puisque c’est lui qui nous y avait déposés une semaine auparavant, au lieu de tergiverser... ?
Le lendemain, nous reprîmes l’air pour aller à Ittoqqortoormiit, où j’allais passer quelques jours, en attendant de me faire rapatrier en France. Le médecin, un guignol, n’a daigné jeté un coup d’œil (très rapide) sur mon pied que le surlendemain de ma récupération. Les trois jours passés dans ce village m’ont parus une éternité. Les danois que j’y ai côtoyés, n’étaient pas vraiment sympathiques, plutôt méprisants, même. Vive le tourisme au Groenland !
J’avais des phlyctènes au bout des doigts de pieds, c’est le stade 2 des gelures, sur 4, d’après le bouquin d’Emmanuel Cauchy, Petit manuel de médecine de montagne, qui dit : « Pas de rapatriement en urgence, mais arrêt de l’expédition. » Guérison en quelques semaines. Encore que, à bien y regarder peut-être que ce n’était que le stade 1, « pas de rapatriement urgent, » parce que je n’avais pas de couleur bleutée au bout des phalanges...
Rien de bien grave, donc. Peut-être aurais-je pu continuer en faisant plus attention ? La faute à pas de chance ? En tout cas, dix jours plus tard, bien au chaud dans la tanière printanière parisienne, je sens que mes bouts de doigts de pieds restent un peu curieux, comme quand la circulation sanguine se fait mal. Il va falloir un peu de temps, malgré tout.
En tout cas, j’ai grillé définitivement mon potentiel carbone, avec ces histoires ! Pourtant, à peine avais-je quitté ces magnifiques Alpes de Stauning que j’avais déjà envie d’y retourner...
Guillaume Blanc
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