De Stéphane Audeguy.
C’est dans le RER que j’ai découvert l’existence de ce roman. La théorie des nuages ! Il ne m’en fallu pas plus pour voir ma curiosité aiguisée, que ces deux mots, « théorie » et « nuages », accolés.
Sophie Latour, bibliothécaire de son état, entre au service de Akira Kumo, couturier et accessoirement collectionneur, pour l’aider à classer sa bibliothèques d’ouvrages consacrés à la météorologie. Mais pour ce faire, il faut connaitre l’histoire de ces nuages qui font et défont le temps qu’il fait. Cette histoire est intimement liée aux hommes qui l’ont faite. C’est ainsi que le lecteur pénètre dans les secrets de Luke Howard qui inventa les noms des nuages, cumulus, stratus et autres cirrus ; ensuite il y eût le peintre anglais Carmichael qui essaya de figer l’essence même des nuages, pour finalement se rendre compte que c’était impossible ; et puis le scientifique Richard Abercrombie, qui fit le tour du monde dans l’espoir de capturer la diversité des nuages et de les classifier en encyclopédie ; si le scientifique fit effectivement le tour du monde, et qu’il en rapporta effectivement une sorte de classification, celle-ci se révéla bien éloignée des préoccupations initiales du savant. D’ailleurs elle ne fut jamais révélée à la société savante, qui n’y aurait rien compris ! Tous trois britanniques, si le premier a bel et bien existé, en revanche les deux autres sont soit d’obscurs inconnus (pour Google tout au moins !), soit d’illustres personnages sortis tout droit de l’imagination de Stéphane Audeguy... Trois britanniques peut-être parce que les britanniques, de part leur situation météorologique sont nécessairement expert en matière de nuages : une tradition séculaire... ?
Le lecteur virevolte ainsi autour des nuages au fil des mots, substances éthérées qui défraient l’âme de l’artiste et du rêveur, bien loin des tempêtes, cyclones et autres tornades ; mais en filigrane le nuage le plus dévastateur de tous, à l’antipode du nuage tel qu’il existe dans notre esprit, un nuage de mort lente et immédiate : Akira Kumo est un survivant de Hiroshima.
Ce qui est étonnant ce sont les quelques passages relatant des explications scientifiques, comme celle du bleu du ciel, qui est non seulement exacte, mais expliquée de manière sublimement pédagogique ! Extraordinaire pour un romancier, dont il est dit en exergue qu’il « enseigne l’histoire du cinéma et des arts... », qui n’a pas a priori de formation scientifique !
Une fois entré dans ce roman, difficile d’en sortir ailleurs que par le point final. On se régale, l’écriture est délectable, le style léger, les convenances au tiroir. Les plaisirs contemplatifs des volutes de vapeur d’eau qui ornent le ciel s’intercalent avec délices et sans tabous avec les plaisirs de la chair, comme quoi, l’un n’est pas forcément incompatible avec l’autre.
« Une fois de plus, Howard est profondément étonné non seulement de la beauté déchirante du monde physique, mais aussi de cette puissance gratuite, de cette exubérance joyeuse de la Nature. »
En lisant ce livre, qui disserte de ces choses insignifiantes que la Nature est capable de nous donner chaque jour sans que personne n’y prête la moindre attention, j’y ai trouvé une résonance particulière : contempler les nuages et leurs ornements ventripotents qui s’enroulent et se déroulent au gré des vents est pour moi un plaisir sans fin...
« [...] les normes, lors même qu’elles se présentent comme le bien commun, ou peut-être surtout dans ce cas-là, sont précisément conçues pour exclure le plus grand nombre. »
Moi qui me croyais délicieusement hors-norme, peut-être en suis-je, en fin de compte ?
« Il faut être un peu bête, et l’être avec une sorte d’obstination irraisonnée, pour s’intéresser aux nuages. Pour la plupart des gens de bon sens, les nuages sont là. Et puis c’est tout. Que dire d’autre ? Ils font partie du décor. »
Et moi avec !
« Le mensonge est en place : un menteur habile ne propose jamais une vérité monolithique, qui sentira toujours trop la confection ; il compose plutôt un ensemble de petits détails qui, isolément, ne prouvent rien ; mais qui, par leur dissémination même, provoquent une impression de vraisemblance. »
« Inventer quelque chose avant qu’en soit ouverte la possibilité technique cela s’appelle, au royaume des sciences, un échec cuisant. »
« Il semble que toute collection gravite autour d’une pièce manquante, sorte de moyeu autour duquel peut tourner, indéfiniment, la folie collectionnante de son propriétaire. »
« La jungle bruit selon ses propres lois, insoucieuse des hommes qui croient l’explorer. »
« Résister à des imbéciles est épuisant. »
« Le nuage d’Hiroshima est un nuage très particulier, un nuage prolongé, jusqu’au sol, d’un pédoncule effilé, un nuage posé sur un pied comme un champignon grotesque. »
« Il faut être fou pour oublier Hiroshima, mais c’est la seule façon d’y survivre ; il oublie tout. »
« Les objets de la nature, dans leur immense majorité, se présentent comme irréguliers : la ligne droite, le cercle, le cube n’existent pratiquement pas sur cette planète. Que l’on considère des objets aussi différents que le flanc d’une montagne, la paroi du vagin d’une femme ou la surface d’un grain de blé : tous comprennent des aspérités, des irrégularités plus ou moins importantes ; mais la science occidentale n’a jamais véritablement tenu compte de chaque sinuosité, de chaque anfractuosité dans l’étude de ces objets. »
Certes, mais il existe également dans la nature des objets à la régularité presque impeccable : le galbe d’un sein de femme, le cube doré d’un cristal de pyrite voire même la sphère terrestre elle-même... De ceux-ci, la science s’en occupe ! Et des autres aussi, on appelle cela des géométries fractales...
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