Ueli Steck, la machine suisse, vient de mettre (à l’automne 2013) l’himalayisme à l’échelle des Alpes. Une ascension qui prendrait plusieurs jours à n’importe alpiniste aguerri lui aura pris une trentaine d’heures aller-retour, même pas deux jours, en solo, en ouvrant le tiers de la voie, dure, et de surcroît en la redescendant. Il part du camp de base avec un sac à dos plus petit que le mien quand je pars en montagne pour la journée ! Bon, le bonhomme s’entraîne dans les faces nord des Alpes les plus dures, comme moi je vais faire mon footing matinal. D’ailleurs il a le même petit sac à dos. Les alpinistes « normaux » font une ascension alpine à la journée, donc une ascension himalayienne en plusieurs jours. Question d’échelle. Lui, finalement, il a simplement effectué une contraction globale des durées, à l’inverse de la relativité : une ascension sérieuse dans les Alpes lui prend trois heures, donc une ascension sérieuse en Himalaya lui prendra dix fois cette unité de temps. Globalement, c’est le même rapport, entre les alpinistes « normaux » et lui.
D’ailleurs, en parlant d’alpinistes « normaux, » quelques semaines après l’exploit d’Ueli Steck, une cordée de choc, Stéphane Benoist et Yannick Graziani, répétait à peu près le même itinéraire sur la face sud de l’Annapurna, mais en onze jours. Et c’est déjà un exploit.
On est ainsi à des années-lumières d’un alpinisme amateur dilettante tel que je le pratique. De fait, je ne serai jamais dans le peloton de tête de l’alpinisme car ce sport est devenu un véritable sacerdoce pour celles et ceux qui le pratiquent. L’amateurisme est de plus en plus rare : il faut passer ses journées à s’entraîner pour arriver à percer la bulle de ce haut niveau. C’est aussi l’époque qui veut ça : beaucoup de choses ont été faites au XXe siècle, et désormais aller plus loin, plus vite, plus haut — sortir des sentiers battus — nécessite des capacités hors du commun doublées d’un entraînement draconien. Au début du XXe siècle, il était encore possible de pratiquer l’alpinisme en dilettante et d’avoir ses entrées au GHM [1] ou encore de donner son nom à un petit sommet encore vierge de l’Oisans [2], comme cet illustre et lointain confrère Daniel Chalonge, qui eut le mérite d’être à la pointe de la recherche en astronomie, à la pointe de l’alpinisme de son temps et à la pointe de la photographie de l’époque. Multi-tâche, Daniel Chalonge.
Les itinéraires d’alpinisme que je fréquente actuellement sont côtés AD ou D au maximum, donc le niveau dans lequel devait évoluer Daniel Chalonge et ses acolytes dans les années 1920. En revanche, je suis équipé de matériel moderne pour les parcourir, piolets tractions, crampons techniques à douze pointes, cordes solides, élastiques, baudrier, etc. Tandis que les alpinistes « explorateurs » de la fin du XIXe — début XXe arboraient souliers à clous, piolets en bois, crampons à dix pointes, corde en chanvre nouée à la taille. Aurais-je osé m’élancer dans une escalade « difficile » donc tapant dans le cinquième degré encordé à la taille (sans baudrier) avec une corde incapable d’amortir le moindre choc, et des souliers cloutées qui devaient déraper sur le rocher dans un déluge d’étincelles ? Ah ça, ils avaient le moral, les anciens !
C’est ainsi que les frontières sont repoussées toujours un peu plus loin dans ce sport extrême d’exploration, grâce à l’évolution des techniques (gestuelle), mais aussi (et surtout) du matériel. Le moral est toujours à la hauteur, puisque Ueli Steck ne s’embarrasse même pas d’une corde (enfin, si pour la descente en rappels). Sauf que lui, c’est son métier, globalement. Même si cela fait belle lurette que la plupart des alpinistes qui percent le haut niveau sont grosso modo des professionnels du vide : ils ne font que ça.
Par ailleurs, les conquêtes sommitales restent désormais confinées dans le cénacle étroit de la discipline : le monde entier s’était ému lors du « premier 8000 » en 1950, mais son ascension par la face sud, que ce soit en moins de 30h ou en 11 jours, 63 ans plus tard ne touche que les initiés. En France, les figures médiatiques de l’alpinisme n’existent quasiment plus, les Berhault et autres Destivelle ne sont plus là pour faire la couverture de Paris Match. Seul peut-être Lionel Daudet a un petit écho auprès des non-montagnards avec ses aventures hors normes. Peut-être que Ueli Steck a un peu d’aura auprès du grand public suisse ?
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