Crapaud, Muraille Castelnau, Dos d’Âne, Pas du Chat, Cheval Rouge… des qualificatifs imagés qui résonnent en moi, glanés au fil de conversations ou de lectures, mais qui n’évoquaient jusqu’alors rien de plus que des passages d’escalades complètement abstraits sur l’itinéraire du Grand Pic de la Meije.
Nous avions bien tenté d’aller les voir de plus près déjà deux ans auparavant, mais les conditions météo nous avaient alors déviés vers une petite traversée sur la Meije Orientale depuis le versant ouest du col du Pavé. Une belle course agrémentée d’une première nuit au refuge de l’Aigle, alors non gardé car interdit par arrêté préfectoral pour cause de vétusté. C’était le dernier été du refuge de l’Aigle ancien modèle.
L’année dernière, la météo capricieuse de l’été ne nous a pas permis de mettre les pieds en haute montagne. Une tentative sur l’arête des Dents de Coste Counier lors d’une journée prévue grand beau se solda par une retraite en rappel sous la tempête en fin de matinée. L’été 2014 ne fut pas celui de l’alpinisme. Du nôtre, en tout cas.
Cet été-ci, avec ses airs caniculaires, semblait plus prometteur de ce point de vue. Même si le beau temps généralisé (ou presque) et installé dans la durée du mois de juillet augurait un mois d’août humide pour les aoutiens que nous sommes. D’autant que ces dernières années, tant en alpinisme qu’en ski, nous avons quelque peu fait office de malchance, tombant presque systématiquement sur le mauvais créneau. Le plus humide.
Et bien non, même pas. Comme quoi la chance tourne, elle va, elle vient. Mais si la montagne est sèche, elle surchauffe aussi comme le reste du pays. Le pergélisol s’écoule par les stigmates du réchauffement climatique, comme si les glaciers se devaient de ne pas être les seuls en peine. La montagne s’ébranle, les rochers jusque-là éternellement soudés par le gel sur leur socle voient leur éternité raccourcir. Le massif du Mont Blanc s’écroule de toute part. Infréquentable. Quant aux Écrins, il semble rester droit dans ses bottes, même si ses glaciers se rétractent encore un peu plus.
Camp de base, Saint André d’Embrun. Le soleil persiste. Pas de temps à perdre, il faut en profiter. Deux nuits réservées au refuge du Sélé, nous allons inaugurer la saison par une superbe voie d’escalade sur le granit de la face sud-ouest des aiguilles de Sialouze, « Ventre à terre. » Avant de revoir nos velléités à la baisse pour la suite et de grimper sur le sommet de l’Ailefroide Orientale. La traversée vers le sommet occidental sera pour une autre fois.
Petit épisode de temps perturbé durant le week-end, il faut bien arroser le jardin. Météo France prévoit à nouveau un créneau de beau la semaine suivante. Refuge du Promontoire réservé. Celui de l’Aigle aussi.
Mardi 11 août au matin. La journée devant nous, ciel bleu à l’horizon, nous partons du parking du téléphérique de la Grave, à pieds. Pied-de-nez au téléphérique. Le sentier, fort sympathique, loin des câbles, débouche rapidement sur un petit alpage bucolique, où pait tranquillement une poignée de vaches sous la muraille noire de la face nord de la Meije. Par la suite, il se perd dans les pierriers morainiques sous le glacier de la Meije. Nous poursuivons à vue, droit dans la pente, vers la base des Enfetchores. Là, petite pause pour nous encorder et enfiler le casque même s’il y a pas mal de marche, de vire en vire, entrecoupée de quelques pas de grimpe. Le vide se creuse néanmoins, le fond de la vallée s’éloigne, la verdure laisse place au minéral. L’air s’allège, pas le sac.
Nous arrivons rapidement sur les pierriers à proximité du glacier, sous la brèche de la Meije. Nous étions seuls, mais voilà qu’une cordée nous rattrape. Une guide et deux charmantes clientes. Le pied sûr, ils ne se sont pas encordés, d’où un gain de temps substantiel. Ils nous dépasseront dans la descente de la brèche de la Meije, dalles raides exposées et sales, que nous négocierons pas à pas, tandis qu’ils passeront debout, pieds à plat en adhérence, sans autre assurage que les deux clientes encordées à leur guide. Heureusement, aucun petit caillou n’est venu se glisser malencontreusement sous leurs chaussures… Évidemment, ça va un tantinet plus vite !
Nous chaussons les crampons pour prendre pied sur le glacier de la Meije qui va nous emmener au pied de la brèche, versant nord. Nous suivons les traces qui cheminent savamment dans le labyrinthe des crevasses, gouffres plus ou moins importants et plus ou moins ouverts sous l’azur. La rimaye se franchit encore correctement, au prix d’une courte traversée sur une lèvre supérieure toute fine. Puis la brèche, faiblesse dans le fil de la muraille rocheuse entre le Râteau et la Meije. La descente, pourtant courte, est éprouvante. Dalles exposées, recouvertes de poussières et de fins cailloux, il faut assurer chacun de ses pas. Ou y aller franco, comme le guide. Nous préférons assurer. Ça prend le temps que ça prend. Encore un bout de glacier, la branche ouest des Étançons, qui se réduit un peu plus d’année en année, bientôt (?), le refuge du Promontoire sera connecté à la brèche de la Meije par de simples (et horribles) dalles caillouteuses…
Refuge, enfin. Même si les 1900 mètres de dénivelés de la montée ont été avalés sans dommage, nous sommes content de grimper les marches métalliques qui mènent à cette oasis de vie où tout le monde prend agréablement le soleil à l’abri d’une petite brise d’est, glaciale. Il n’est pas trop tard, nous pouvons également profiter du temps qui passe, préparer la course du lendemain, certes, mais aussi bouquiner grâce à la bibliothèque bien fournie du refuge — je peux ainsi poursuivre ma lecture d’un livre des éditions Guérin, commencée la semaine précédente au refuge du Sélé —, et surtout papoter avec Frédi et Nathalie que nous sommes toujours ravis de venir saluer sur leur promontoire.
Nous n’avons pas été les seuls à scruter les prévisions météo pour venir ici. Le refuge est archi-plein ce soir, avec 44 personnes. Pour la peine, nous piquons leur lit aux gardiens, qui dormiront dehors ! Et comme neuf cordées sont prévues sur la traversée de la Meije, nous préférons décaler notre départ pour partir tranquillement au lever du jour. D’autant que nous avons réservé le refuge de l’Aigle, de l’autre côté, pour y dormir. La perspective de chercher notre itinéraire de jour d’une part, et seuls d’autre part (c’est-à-dire pas dans les talons d’un guide qui connaît la voie par cœur) nous incite à préférer cette alternative. Nous ferons également parti du deuxième service pour le dîner, avec une cordée de grimpeurs et un père et son fils de dix ans et demi venu faire l’expérience d’un refuge en haute montagne. Bravo !
Une nuit plutôt réparatrice plus tard, nous nous levons vers 5h. Frédi et Nathalie sont encore debout, levés à 3h, l’heure des premières cordées. Nous déjeunons avec appétit contrairement au refuge du Sélé, où le premier repas de la journée s’apparente à un plateau pour malade à l’hôpital… Nous nous préparons ensuite calmement à décoller. Comme la marche d’approche est réduite à zéro par l’emplacement du refuge, il s’agit de s’encorder sur le balcon, pour commencer à grimper entre la buanderie et les toilettes. 5h50. La frontale est allumée mais comme le jour pointe son nez depuis un moment elle ne va pas servir très longtemps.
La brèche du Crapaud est juste là. Pour s’en extraire, le pas du Crapaud met tout de suite dans l’ambiance : ça grimpe ! Et ce sera le cas tout le long. Ce n’est pas très difficile, essentiellement du troisième degré, mais l’alpiniste n’a pas de répit : ça grimpe tout le temps. Plus, haut, sur l’arête du Promontoire, une cordée redescend, trop petite forme. Le campement des Demoiselles me paraît bien étroit et exposé, je ne sais pas si je camperais là ! Pas de quoi faire la fête, en tout cas. La suite est évidente, couloir Duhamel, jusqu’à venir buter au pied de la paroi du Grand Doigt, la muraille Castelnau. Qu’il nous faut donc contourner par la droite. C’est là que ça se gâte un peu pour nous, parce que la dalle Castelnau, lisse et exposée, est peu engageante, parce que la vire humide sur laquelle ruisselle la fonte du glacier Carré, au-dessus, ne fait pas plus envie, alors on tergiverse, on tente d’éviter ça, mais c’est pire, et finalement on s’y engage du bout des pieds, délicatement, en essayant de se protéger tant bien que mal. Parce que oui, en plus, si le début regorge de pitons, ici, plus grand chose, et la pose de friends s’avère délicate. Bref. Le ruisseau est franchi dans un sens, puis dans l’autre un peu au-dessus. On ne sait pas trop si on était bien dans « la voie », toujours est-il que nous en retrouvons des stigmates évidents (pitons, fraîches traces de pas…) plus haut. Je me demande aussi comment se passe tout ça quand le filet d’eau est gelé ? En crampons, évidemment, mais ça doit être alors une autre paire de manche !
Le Dos d’Âne, un pas athlétique, puis la dalle des Autrichiens en renfougne, et enfin le Pas du Chat avec un pied dans le vide et d’autres passages anonymes, pour finalement arriver sur la vire du glacier Carré. Ce fameux névé éternel — mais jusqu’à quand ? —, qui décore admirablement la face sud de la Meije. Nous y voici enfin, pour poser le crampon dessus. Il s’avère assez raide et quasiment en glace : seules les pointes avant y pénètrent.
Pendant que nous sommes tout à notre ascension, encore dans l’ombre, attentif à l’itinéraire, attentifs à nos pas, dans notre dos le soleil joue sa symphonie matinale et dans sa course crescendo dans l’azur, touche un à un les sommets du panorama qui nous entoure. Le massif se découpe, acéré, sur un ciel limpide. Il n’est pas aisé de s’absenter dans la contemplation quand l’esprit est tout entier tourné vers l’ascension dans laquelle le corps s’apprête. Néanmoins, le temps d’une photo, la tête se détourne de la paroi pour regarder ailleurs. Et s’extasier, forcément. Avant de revenir vers les (pré)occupations du moment.
Les mollets s’échauffent donc dans la montée du côté ouest du glacier Carré, pas de trace digne de ce nom. La traversée sous le Pic du Glacier Carré est reposante. Même la dernière partie de l’escalade est reposante. Facile, itinéraire évident, les friends s’enclenchent dans le gneiss juste quand il faut. J’étais tout à mon plaisir quand il fut perturbé par le bourdonnement désagréable d’un hélico. Qui s’avéra être la sécurité civile qui se dirigeait droit sur nous. En vue du pilote, je fais immédiatement le signe « N » avec les bras, pensant que les secours avaient été déclenchés dans le coin, mais pas par nous. Il tourne et revient. J’insiste pour dire que nous n’avons pas besoin de lui. Il me fait OK du pouce, puis me fait signe de me protéger. Ça y est, j’y suis, ça se passe au-dessus de nous. De fait. Il se dirige vers la paroi à quelques encablures au-dessus de notre tête. Je me blottis dans mes bras, mais je laisse quand même un œil curieux trainer vers le haut. Vol stationnaire à ce qui me semble être quelques mètres de la paroi… Je ne peux m’empêcher de penser à ce qu’il se passerait s’il venait à la toucher… Le pilote est habile, forcément. Un sauveteur est hélitreuillé vers le rocher, puis c’est un alpiniste qui est enfourné dans le ventre de l’appareil, et puis un autre. La machine s’envole vers la vallée, nous en profitons pour grimper un peu. Elle revient en récupérer un troisième avant de laisser le silence retomber sur la montagne. Nous reprenons nos esprits, éparpillés par la scène et les interrogations qu’elle procure, et par là-même, notre escalade.
Nous sommes en vue du dernier passage baptisé avant le sommet, le Cheval Rouge. Je me trompe de dalle, c’est Anne-Soisig qui se dirige vers la bonne, celle avec le surplomb qui ne fait pas envie. Mais comme souvent, il ne faut pas se fier aux apparences, et nous chevauchons bientôt l’arête, une jambe côté Étançons, une jambe côté Romanche. De belles écailles permettent de franchir aisément le surplomb, les fesses dans le vide de l’austère face nord. Un petit bout d’arête avant de poser les pieds sur le sommet. 3983 mètres.
Je m’attendais à un sommet relativement vaste, et propre. En fait s’il est vaste, il est en revanche plein de cailloux. Les emplacements de bivouac sont assez petits, j’ai l’impression qu’on ne peut y dormir qu’en position fœtale. Toujours est-il que si la nuit au sommet fait partie de nos fantasmes, elle n’est pas à l’ordre du jour. En fait il est plutôt 13h, quand nous nous y pointons, au sommet. Et comme pour nous punir d’être arrivé si tard, la montagne alentour s’est couverte d’un voile pudique. Le panorama, si clair au levé du soleil, a sombré dans quelque cumulus, semble-t-il. C’est à peine si la Barre des Écrins surnage entre les volutes. Il faudra donc revenir. En attendant, pragmatique, Anne-Soisig se précipite sur son sac à dos pour en sortir le drapeau de « Sciences en Marche » que j’avais complètement oublié !
Et oui, Sciences en Marche est un collectif de chercheurs et de scientifiques qui s’efforce de lutter contre la casse orchestrée par nos gouvernants de la recherche et de l’enseignement supérieur en France. Déjà une traversée de la France en vélo particulièrement bien médiatisée, l’automne dernier, mais pour tenter de faire entendre raison à un secrétariat d’état à la recherche qui s’obstine à faire la sourde oreille, notamment sur la niche fiscale du Crédit Impôt Recherche, rapport enterré purement et simplement, de nouvelles actions sont prévues pour l’automne. Nous envisageons ainsi de monter le drapeau au sommet du Mont Blanc à la fin du mois. Mais devant les conditions délicates dans ce massif en ce moment, nous avons estimé qu’il valait mieux un drapeau sur la Meije qu’un drapeau nul part. Voilà. Séance photo donc. Même si un drapeau avec quatre coins et seulement deux mains pour le maintenir déployé dans le courant d’air, c’est pas facile !
C’est aussi le moment de grignoter un morceau, avant de démarrer la deuxième grosse partie de la course, la traversée des arêtes jusqu’au Doigt de Dieu, tout là-bas, qui semble encore plus haut que le Grand Pic, effet d’optique, tout en narguant la gravité au-dessus du vallon des Étançons. Prétentieux, Dieu ?
Je risque un tour du propriétaire, pour constater que je suis loin d’être le premier à fouler cette cime. Je m’y attends, évidemment, mais je m’attendais moins à ce que mes prédécesseurs laissent autant de traces de leurs passages en ce lieu. Une sculpture pourrave en forme de vierge ou de ne sais quoi, un drap avec des signes cabalistiques tracés dessus, pour ce dont je me souviens… Des matelas mousses aussi, pour les dormeurs qui auraient oublié les leurs. Et d’autres trucs que je n’ai plus en tête. Sans compter le sac poubelle soigneusement dissimulé dans une anfractuosité entre le Dos D’Âne et la dalle des Autrichiens. Liste à laquelle on pourrait ajouter les innombrables rappels, parfois à quelques mètres les uns des autres, comme au sommet de la quatrième dent, qui certes, décorent la montagne avec leurs pitons reliés de sangles bariolées comme une guirlande de Noël, et dont la majorité sont inutiles, mais a-t-elle besoin de ça, la montagne ? Je n’ai pas là la tête à faire le ménage, mais je reviendrais bien le faire un jour ou l’autre !
Après cette courte pause réparatrice, nous poursuivons. Les rappels pour rejoindre la brèche Zsigmondy sont faciles à trouver, pas de problème. Comme indiqué dans le topo, nous renfilons les crampons, avant les passages glacés, mais il faut d’abord les faire crisser sur quelques rochers. Dont une magnifique dalle lisse inclinée, dont le bord fait office d’arête que l’on peut prendre généreusement à pleines mains, mais sur laquelle les crampons patinent douloureusement. Vient le câble, ensuite, que j’imaginais plus court. En fait, il contourne exactement toute la dent Zsigmondy, sur plusieurs centaines de mètres. Le tout sur la glace. Évidemment, sans lui, le passage serait particulièrement délicat. Le prendre ou bien l’ignorer ? J’avoue que si la question m’a effleuré, mon niveau mental sur ce coup-là n’est pas au niveau de mon éthique, ou bien de celle que je voudrais avoir. Alors, c’est sans scrupule que j’ai empoigné l’artifice à pleines mains. La longueur de l’exercice, même si la sécheresse de la montagne rendait le câble globalement accessible, fut à la hauteur du qualificatif que lui accorde Jean-René Minelli dans son topo au détour d’une parenthèse : « pénible » !
Enfin, nous respirons de nouveau en revenant sur l’arête avec la fin du câble. Pensant que les crampons étaient nécessaires pour la majeure partie de la traversée, nous les gardons jusqu’à la deuxième dent. Pour finalement les quitter devant le constat de sécheresse du fil. C’est quand même bien plus agréable de chevaucher le rocher sans ces pointes sous les pieds. Deuxième dent, un court rappel pour en descendre, une cordée nous rattrape à ce moment. Un guide et son client qui ont fait la voie « Pierre Allain » avec rapidité. Il me dit que son collègue avec ses deux clientes (celui-là même que nous avons croisé la veille) est déjà loin devant… Et ben ! Ont-ils seulement eu le temps — ou pris le temps — d’admirer le paysage ?
Quant à nous, nous continuons doucement notre petit bonhomme de chemin sur cette ligne étroite qui navigue à deux pas du ciel. Sans oublier de jeter un œil de temps en temps sur les nuages qui s’amoncellent. Rien d’alarmant, pas d’orage en vue, mais en revanche le brouillard pourrait nous cueillir au détour du caillou. Troisième dent. Quatrième dent. Nouveau rappel. On se trompe de relais, il vaut mieux aller vraiment au sommet. Quelle idée d’en avoir mis un quelques mètres avant ? Probablement un guide pressé qui ne supportait pas de faire la queue ? La belle dalle en partie enneigée est ainsi descendue sans encombre. Et pour terminer la cinquième dent ou Doigt de Dieu que l’on gravit sur le fil tels des funambules. Fil suspendu à plus de mille mètres au-dessus du glacier des Étançons, ce Doigt de Dieu s’avançant, proéminent, au-dessus du vide. Doigt de Dieu dont le sommet, à peine plus bas que celui du Grand Pic, 3973 m, marque la fin de cette belle traversée. Avec lui, le brouillard s’invite de la partie : nous plongeons tête baissé dans les entrailles d’un vaste cumulus.
À notre fille Sarah, deux ans et demi, demandant où sont papa et maman, son oncle lui répondit qu’ils étaient allés en montagne cueillir les nuages… Et c’est on ne peut plus vrai !
Un rappel nous descend d’un étage, un peu de marche nous amène au rappel suivant. Nous chaussons les crampons, pour un atterrissage sur le glacier du Tabuchet, sous la rimaye, en douceur. Il n’est pas loin de 18h, nous sommes dans l’atmosphère ouatée du cumulus qui nous englobe, le refuge est invisible, mais une belle et généreuse trace promet de nous y conduire. Si ce n’est que le glacier n’est pas aussi débonnaire que ça. La neige est molle. Espérons que les ponts de neige tiendront le coup.
Anne-Soisig part devant, une bonne longueur de corde entre nous, que je m’efforce de maintenir tendue. Quelques sauts de crevasse, quelques ponts de neige qui laissent entrevoir un sombre abîme mais qui ont « tenu, » une zone tourmentée que la trace traverse sans encombre, et nous avec. Et puis, bientôt, le refuge en vue. Nous nous désharnachons au pied de l’éperon rocheux où l’ancien refuge a fait place au nouveau, en plus grand. Devant la porte, nous sommes accueillis par le couple de gardiens. Il est 18h20. Nous avons mis 12h30. C’est certes la fourchette haute de l’horaire du topo, mais ce n’est pas déraisonnable non plus : nous arrivons avant l’heure du dîner ! Juste le temps de découvrir ce nouveau navire ancré là. Le balcon surplombe le tortueux glacier de l’Homme, les toilettes sont extérieures ; l’intérieur se dote d’un sas, Ô grand luxe, d’un troisième étage de couchettes, avec une passerelle en hauteur pour se balader, portant la capacité à 30 personnes.
Je m’imaginais que nous y serions seuls, mais en fait il y a pas mal de monde. Si peu de cordées arrivant de la traversée de la Meije s’y arrêtent pour la nuit, en revanche, il y a des randonneurs qui y viennent, ainsi que des alpinistes qui viennent faire la Meije Orientale ou le Doigt de Dieu en aller-retour. La soirée n’est pas haute en couleur, le brouillard est de mise.
En revanche, quand je sors pisser vers 3h du matin, le vent souffle modérément, mais les nuages se sont envolés laissant une voûte céleste scintiller sous les sommets. Je peine à me rendormir, tout à l’excitation de la journée passée sur cette incroyable montagne. 4h, j’entends des bruits feutrés provenant de la cuisine. Puis le gardien pénètre dans le dortoir-réfectoir. Contre toute attente une délicieuse musique douce s’élève, accordéonesque, qui n’est pas sans me rappeler musique de Yann Tiersen dans Amélie Poulain… « Il est quatre heure et demi » L’heure du petit-déjeuner pour les cordées qui vont se frotter aux deux sommets du coin. Ça a beau ne pas être notre cas, quel plaisir que d’entendre ces quelques notes !
Je somnole tant bien que mal jusqu’à 6h20 ; je me rends compte alors que le jour est là. Vite, je me lève pour aller contempler son spectacle. Il fait frais dehors, un petit vent frais souffle. Mais le beau temps promit par la nuit est bel et bien là. L’horizon est est coloré d’infinies nuances ocres, ses différents plans panoramiques emplis de brumes matinales dégagent un formidable sentiment de plénitude. C’est ça. Je crois que c’est exactement pour ça que je voulais passer la nuit à l’Aigle. Pour l’avoir déjà vécu, le plaisir du spectacle de la nature est ici tellement intense au lever du jour, que je voulais profiter de notre passage pour en reprendre une tranche. Je ne suis pas déçu. 6h35, un point de l’horizon se met à briller de mille feux. Le soleil émerge des mondes d’orient. D’abord pâle pinceau de lumière rougeâtre, il éclaire bientôt dignement les faces minérales des montagnes qui nous dominent. Les glaciers prennent du relief sous cette lumière encore rasante. C’est beau. Quel plaisir de se réveiller ainsi !
Après un petit-déjeuner à 7h, nous saluons nos hôtes et reprenons la route. La descente n’est pas une sinécure : 1800 mètres de dénivelés pour arriver au Pont des Brebis sur la Romanche, un peu plus pour retourner à la voiture, à la Grave. Mais il faut d’abord en finir avec le glacier du Tabuchet, qui nous réserve encore quelques sauts de crevasses et quelques ponts de neige propres à serrer les fesses des plus hardis. Sans compter les barres rocheuses qu’il faut désescalader par la suite avant de tomber sur un paisible sentier qui serpente droit dans la pente. Mais contrairement à la descente de l’Ailefroide Orientale la semaine précédente, où j’avais souffert le martyre avec des ampoules aux pieds, cette fois j’ai pris soin de strapper les zones sensibles avant de partir. Je peux donc enfiler la descente sans marcher sur des œufs. Anne-Soisig est également toute fraîche et descend à vive allure. Il nous faut ainsi, contre toute attente, seulement trois heures pour arriver en bas.
Nous poursuivons jusqu’à Villar-d’Arêne où nous avons rendez-vous avec toute la famille pour un déjeuner au resto. Modeste contribution au fait que le coin est sinistré : suite à un éboulement en aval au-dessus du lac du Chambon, la route est coupée depuis plusieurs mois. Et la haute Romanche désertée par les vacanciers (mais aussi par les poids lourds !).
Après ce sympathique intermède roboratif, agrémenté d’une visite-balade dans le village, nous repartons le long du torrent vers la Grave, accompagné du père, du beau-frère et du neveu. Sauf que nous avons laissé nos sac-à-dos dans la voiture et que je porte Sarah sur les épaules. Le temps s’est rapidement dégradé, et quelques gouttes de pluie nous accompagnent. Le sentier devient un peu glissant par endroit, mais je ne crains rien, car Sarah agrippe mon t-shirt en me disant : « je te tiens papa » ; plus loin, elle chantonne « Elle descend de la montagne à cheval, Ohé, elle descend de la montagne à cheval, ohé… » Et j’ai même droit à des massages des épaules tout en marchant. J’ai donc largement gagné au change en troquant mon épouvantable sac-à-dos inerte et rempli de ferrailles diverses contre ma fille !
Arrivée sans encombre à la voiture, la boucle est bouclée. Et la Meije s’est désormais enfouie le nez dans les nuages. Il fait meilleur être ici.
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