Avant-dernier jour de l’année 2005. Italie. Massif de l’Alpago, sud-est des Dolomites. Deux joyeux lurons, un français ex-expatrié et une italienne, compagne d’aventures montagnardes et d’autres délires du même acabit, chaussent les skis. Il fait un temps superbe, grand ciel bleu, paysage tout blanc, tout recouvert d’une neige fraîche de la veille : pendant que le français roulait de la France vers Padoue, le temps n’a pas perdu de temps, il en a remis une couche. Celle qu’il fallait. Malheureusement, pas d’image, appareil oublié. Imagination, donc... Des champs immaculés, bordés de barrières de bois chapeautées d’un bonnet duveteux, un relief cotonneux, un ciel bleu azur profond, des arbres qui n’ont pas encore eu le temps de se secouer de toute cette blancheur. Même pas eu besoin de mettre les chaînes, malgré les pneus lisses, et les routes enneigées. Départ. La trace est faite. Le coin est archi connu. Et fréquenté. Ils s’y engagent. Une belle traversée dans une forêt de hêtres, des arbres tout droit, aux troncs lisses et immenses comme de grosses allumettes. Le soleil filtre, la canopée retient encore une couche de neige. Direction le Monte Cornor, 2170 mètres. Ça serpente tranquillement dans la forêt. Puis, enfin, la pente arrive.
Elle est avalée régulièrement. Le français remercie secrètement ces bienfaiteurs qui les précédent, probablement loin devant, qui ont fait la trace. La neige est légère mais profonde. Fraîche. L’italienne marque la cadence, devant. Doucement mais sûrement. Petit replat. Ils dépassent trois raquettistes lourdement chargés qui vont passer la nuit au refuge dans le vallon d’à côté. Ils suivent la trace, bientôt de nouveau seuls. Des cris s’élèvent tout proches. Les premiers randonneurs redescendent du sommet. Probablement ceux qui ont fait la trace. Le soleil frappe, la neige commence a « revenir », ça botte un peu, d’ailleurs. Mais à les entendre, la descente à l’air sympa... Le sera-t-elle encore quand ce sera le tour de nos deux amis ? Nouveau ressaut. Un deuxième groupe descend. Dernière pente. Un dernier groupe les croise. Combien étaient-ils donc là-haut ?
Des cris stridents s’élèvent dans leur dos. Ils se retournent : un skieur qui prend son pied dans la profonde ! De fait, le cri, un genre de « wahihouououo ! » en plus aigu, plus long, plus fort, ressemble fortement à une jouissance : le cri orgasmique du skieur qui s’avale une belle pente de bonne poudre. Ça résonne même sur la falaise en face. Les chamois ont dû avoir la trouille de leur vie. Ils sont cinq à gueuler comme ça. L’expression orale lors d’un coït amoureux, oui. Mais pourquoi crier son plaisir à la montagne toute entière ? Un peu d’humilité, que diable... La montagne, il lui suffirait d’une simple petite avalanche pour vite calmer toute cette joie débordante ! Le plaisir, en montagne, ça s’exprime avec délicatesse et parcimonie.
Ils s’en vont. Le silence, enfin. La solitude des cimes. Bientôt nos deux amis arrivent au sommet. Le spectacle est à couper le souffle. Un extraordinaire panorama sur les Dolomites toutes de blanc saupoudrées : Pelmo, Civetta, Tofane, Antelao... Début d’après-midi, le soleil se fait moins chaud, un petit vent frisquet leur fait enfiler gore-tex et gants vite fait bien fait. Le goûter, ce sera pour plus tard.
Notre ami français s’inquiète un peu des capacités à descendre de son amie italienne : c’est qu’il y a un an exactement, elle n’avait jamais mis les pieds sur des skis ! Elle a appris en rando, comme ça. Ces italiennes, quand même, fortiches ! Enfin, surtout celle-là ! Il est rapidement rassuré : premier virage effectué lentement mais sûrement et même enchaîné avec le deuxième... Ils ne passeront pas la nuit là, et n’auront même pas besoin de la frontale. De fait, elle se débrouille super bien ! Les mécanismes acquis la saison dernière sont toujours là : le ski, c’est comme le vélo, ça s’oublie pas...
Notre ami enlève les peaux, resserre ses pompes, attache ses fixations, chausse ses skis, et s’en va tâter la poudre. Les premiers virages, sur la crête, lui arrachent quelques jurons : les cailloux sont pas loin. Mais la pente est là, tout de suite. Trente, trente-cinq degrés, cinquante centimètres de poudreuse toute fraîche, seul bémol : une bonne dizaine de traces la lézarde déjà. Mais sans ça, il ne s’y serait peut-être pas risqué, une lancinante peur que « tout ne parte », et il aurait loupé quelque chose. Indéniablement. Et ce n’est pas parti. Coup de poker ?
Les virages s’enchaînent tout seul, ça flotte, ça vole dans tous les sens, c’est grandiose. Le bonheur ! De la neige jusqu’aux cuisses, un nuage de poudreuse qui zigzague dans la pente. Les skis font leur boulot, la légèreté de la substance masque tout problème technique : le change est donné, la trace ne dénote pas. Ça skie tout seul. Il prend son pied, mais se contente d’un grand sourire jusqu’aux oreilles pour exprimer son plaisir. Après tout, les chamois s’en foutent, eux, de tout ça, inutile de les déranger. D’ailleurs, toute cette neige, ça les emmerde pas mal, pas facile de trouver sa becquetée dans ces conditions. Mais c’est une autre histoire. Le plaisir reste là, un monstre plaisir...
Plus bas, c’est plus lourd. Il est tard. Le soleil a largement eu le temps de frapper. Mais c’est un régal quand même. Même la traversée dans les bois se révèle sympathique : trace damée par les prédécesseurs... Et nos deux joyeux lurons arrivent à la voiture skis aux pieds, un sourire jusqu’aux oreilles qui en dit long sur la balade qu’ils viennent de se payer... En plus il fait encore jour, le soleil n’est pas couché, notre italienne descend désormais en des temps raisonnables. Le pied !
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