J’ai en permanence un téléphone malin [1] dans la poche, je travaille grâce à un ordinateur connecté au reste du monde, je fais des photos « numériques », j’ai une voiture qui m’emmène en montagne, à quelque huit cents kilomètres, en quelques heures, je regarde des films de cinéma dans mon salon ; même en montagne, mes vêtements sont légers, chauds, de hautes technologies, mes skis aussi, etc. Nous rêvons d’avoir le dernier téléphone intelligent, le tank-suve tout confort, excroissance mobile de nos chez-nous, et même (plutôt) le super vétété carbone machin-chose (et à assistance électrique, surtout) ou les skis de rando bidule. Nous rêvons de voitures de course, de fusées, de conquête de l’espace. Gamin, j’étais baba devant les bagnoles du Rallye de Monte-Carlo qui venaient polluer de bruit, de fureur et de gaz d’échappement l’air pourtant considéré comme « pur » (et calme) des Hautes-Alpes. La bande dessinée Tanguy et Laverdure me faisait rêver, j’ai un temps envisagé de devenir pilote de chasse. L’étoffe des héros m’a également fait rêver avec ces aventuriers du mur du son puis de l’espace (où le son ne porte pas). D’ailleurs les films de cinéma sont par essence des machines à rêve, il en passe beaucoup par là.
Si j’ai abandonné l’idée de vouloir conduire des avions en cours de route pour bifurquer vers l’astrophysique, j’ai tout de même tenté l’aventure astronaute lors de la précédente sélection de l’ESA en 2008. Finalement je suis plutôt content d’avoir été recalé, à voir ce que subit Thomas Pesquet, cela ne me fait, en fait, plus rêver : il est un pur esclave de la technologie, sorte de surhomme qui valait 3 milliards, il n’a visiblement peu ou aucune liberté dans sa vie minutée d’entraînements en entraînements et en missions décidées par d’autres que lui. Quant à vivre six mois dans une boîte de conserve à contempler la planète bleue tout en sirotant de l’air en bouteille, je préfère infiniment vivre dessus, avec un rayon d’action bien plus vaste que celui matérialisé par les parois de la station spatiale, même si, contrairement à Thomas Pesquet, et tel un habitant de Flatland, je suis cantonné à la parcourir à deux dimensions (je ne fais pas encore de parapente !).
On m’avait ainsi collé ce rêve dans la tête, astronaute, le top (?) de la réussite, l’archétype du héros. Mes parents sont innocents. Qui avait bien pu m’implanter ça dans le cerveau ? Ces rêves d’espace et d’immensité. Immensité oui, mais de loin : s’il peut effectivement embrasser l’ensemble de la planète presque d’un seul regard – de ce point de vue, privilégié, certes - l’astronaute est probablement l’être humain qui dispose du moins de liberté. Même un prisonnier ne respire pas de l’air en boîte ! Qui, alors ? La société, pardi ! Les lectures que j’avais, les films que je voyais, surtout. La société fabrique ainsi les rêves des enfants et perpétue le mythe de la conquête sans limites.
Je rêve encore d’aller me balader à nouveau dans les montagnes du Népal, celles d’Amérique du Sud, ou de retourner au Groenland. Mais je me rends finalement compte que les Alpes, les Pyrénées, sont également un fabuleux terrain de jeu qui suffit largement à combler une vie. Et puis le Népal, pourquoi pas, mais y aller en vélo, par exemple, ne serait-ce que pour prendre le temps d’apprécier la taille de la planète. Plutôt que de vouloir absolument en changer (de planète). Ou d’y aller en volant (du temps) en avion et de devoir ensuite en changer (de planète). D’autant que les astronomes sont formels, dans l’état actuel des connaissances, il n’existe aucune planète vivable à portée de vaisseau spatial (ni même au-delà, d’ailleurs). Mars, c’est l’enfer pour le vivant, tout comme Vénus ou la Lune. Sauf à rêver de vivre dans une boite avec de l’air en boite, de l’eau recyclée, de la nourriture synthétique, etc., comme Elon Musk (il a des rêves bizarres, quand même !). La sylvothérapie, ce n’est pas simple ailleurs que sur Terre ! Le mythe de la conquête de l’espace prend un coup.
Notre société humaine se trouve depuis deux siècles dans une situation hors équilibre, puisque nous puisons dans des ressources de stock, donc épuisables, matières (métaux, terres rares, phosphates, etc.) et énergies (charbon, pétrole, gaz, uranium, etc.), tout en rejetant des déchets, comme toute espèce vivante au sein de son écosystème, à la différence près que nos déchets restent des déchets et s’accumulent (les pollutions diverses : gaz à effet de serre, plastiques, pesticides, etc.). Nous sommes en train d’éradiquer le vivant autour de nous, de l’étouffer sous des milliards de tonnes de plastique et encore plus de béton ; la sixième extinction est en route, et nous en sommes la cause. Si nous voulons que notre société perdure sur Terre, il n’y a pas d’autre solution que de retrouver une situation d’équilibre avec notre environnement naturel : nous devons y puiser des matières et de l’énergie sous forme de flux. Nos déchets doivent s’insérer dans ce flux.
Nos rêves technologiques ne nous sauveront pas : nos réalisations ne sont pas « recyclables », elles usent la planète de ses richesses. Un téléphone intelligent est fait d’une multitude de matériaux extirpés des entrailles du sol. Ils y sont récupérés à coup d’énergie (et de pollutions), pour être insérés minutieusement là où il faut dans nos engins. Dont la durée de vie est (très) limitée : quand ils tombent en panne, il est impossible ou très coûteux (en énergie) de séparer les divers matériaux pour les réutiliser. La plupart ne sont pas recyclables ou recyclés. Le tout part à la poubelle, simplement. S’accumule. Pollue. Diminution des ressources d’un côté, augmentation des pollutions de l’autre. Donc la technologie ne peut pas produire de l’énergie « propre » : de ce point de vue, les énergies renouvelables sont un mythe.
La seule solution physiquement acceptable pour que l’espèce humaine perdure à la surface de la Terre est qu’elle cesse de puiser dans son stock. Pour cela, il faut que nous restreignions (très fortement) nos consommations de technologies. Cela semble irréalisable, comme un immense retour en arrière : revenir quelques siècles auparavant, quelle déchéance, après tant d’aboutissements. On est allé sur la Lune, tout de même ! (ceci étant, vous remarquerez que nous n’y sommes pas retournés depuis 1972, et que nous ne nous en portons pas plus mal) Mais si on réfléchit à la société dans laquelle nous vivons, nous fait-elle rêver, vraiment ? Si nous avons des rêves d’espaces et de planètes lointaines, n’est-ce pas parce nos vies de terriens ne nous font, justement, pas rêver ? Notre société est usante : nous sommes aliénés au travail, parfois jusqu’à l’épuisement (les fameux burn-out), nous vivons dans des villes proprement invivables (bruyantes, sales, clignotantes, puantes, un enfer permanent pour nos sens ! Sans compter qu’elles sont généralement polluées et donc affectent notre santé). Nous sommes stressés, pressés, compressés, tout le temps. Avez-vous noté que les journaux et blogs en ligne indiquent désormais le temps de lecture : comme une incitation, « allez-y, lisez, lancez-vous, cela ne va vous prendre que trois minutes de votre précieux temps, vous pourrez retourner flâner ensuite sur Twitter/Facebook/Instagram (entourez les mentions utiles) ». Au cas où vous apprendriez quelque chose.
Est-ce cela, vivre ? Est-ce cela, le bonheur ? La société façonne nos rêves : nous devons impérativement gagner de l’argent (beaucoup), avoir une voiture (la plus grosse possible), aller en voyage à l’autre bout du monde voir – ou plutôt filmer avec notre smartphone HD - des trucs tellement beaux que tout le monde y va, ce qui piétine la beauté même que l’on est allé quérir. Comme ces hordes de touristes sur d’immenses paquebots qui déversent des quantités invraisemblables de gaz à effet de serre et de polluants divers et variés qui vont de visu constater la fonte du Groenland à laquelle ils contribuent de manière forcenée, ce faisant. C’est ça, vivre heureux ?
Ou bien avoir le plaisir de voir des fauteuils se ranger seuls en claquant dans les mains.
Avec la 5G, on n’arrête pas le progrès. Les objets connectés vont nous sauver. Il est clair qu’avoir une vue permanente sur le contenu de notre poubelle (connectée, donc) via notre « smart » phone nous manque tellement, qu’on se demande comment on fait alors qu’on ne l’a pas encore. Vivement qu’elle soit là, la 5G tant attendue ! Mais est-ce vraiment ce monde-là qui nous fait rêver ? Probablement, mais nos rêves sont alors complètement circonscrits au moule de la société. On en « rêve » parce que la société veut que nous en rêvions. Peut-être pourrions-nous néanmoins nous poser quelques minutes dans notre frénésie quotidienne pour réfléchir et nous questionner sur ce monde-là qui ne serait pas en train de creuser notre tombe ? Une alternative est peut-être envisageable, non ?
Comme de prendre le temps plutôt que de courir après l’horloge ? Comme de s’extasier sur les pétales d’un coquelicot au printemps au lieu de le cueillir pour le voir se faner stupidement dans un vase ? Comme d’admirer un fin croissant de Lune suspendu dans le ciel ? Au lieu d’éclairer la nuit et le bitume que nous déroulons sur les coquelicots jusqu’à ne plus voir les étoiles. Nous pourrions voyager pour découvrir le monde, mais à l’échelle spatio-temporelle de la planète, au lieu d’étouffer systématiquement le temps et les distances dans des machines volantes. Et quand bien même : on connaît tous Machu Picchu, mais sait-on quels trésors renferme la Creuse ?
Retrouver la dimension de l’espace et celle du temps. Reprendre conscience qu’il faut quelques milliers de kilomètres pour arpenter la Terre, et non quelques heures d’avion. Retrouver le temps de voir grandir nos enfants au lieu de les jeter en pâture aux écrans divers et variés. Les confronter au monde au lieu de les pseudo-sécuriser dans l’habitacle de la sacro-sainte voiture.
Finalement, nos rêves sont-ils à la hauteur de notre planète ? Ils sont à la hauteur de notre arrogance technologique, même de manière inconsciente (et aliénante), mais c’est à peu près tout. Surtout, probablement, de manière inconsciente. Cette arrogance technologique nous conduit directement vers un monde proprement invivable, ce monde du futur relaté dans nombre de sinistres romans dystopiques. Nous nous dirigeons, lentement mais sûrement, vers un avenir style Wall-E. Cette extrapolation de la société actuelle ne me fait pas du tout rêver.
« Je pense que vous ne vous rendez pas compte aujourd’hui des rêves dont on doit préserver les enfants. L’aérien, c’est triste, ne doit plus faire partie des rêves d’enfant aujourd’hui. » disait Léonore Moncond’huy, maire de Poitiers.
L’enjeu n’est-il pas là ? Ne faut-il pas faire évoluer nos « rêves » et ceux de nos enfants avant qu’ils ne deviennent des cauchemars ? Peut-être que la pandémie de Covid-19 peut faire progresser certaines choses. Les jeunes adultes ont aujourd’hui une vie qui ne les fait pas rêver : « Il faut prendre cette pandémie comme un signe d’avertissement. Ma génération, plus pauvre que la précédente, doit se rendre compte qu’il faut arrêter l’hyperconsommation et revenir à l’essentiel. Nous parlons de la survie de l’espèce dans les cent à deux cents prochaines années », estime Matthias Montesano, 21 ans, barman à Turin.
D’abord s’en convaincre, collectivement, et donc se former (humblement) à la science, aux constats qu’elle fait, inexorables : l’humanité pioche dans des réserves finies et rejette des déchets indigestes, ça ne durera pas, car elle ne peut vivre [2] sans cet environnement naturel qui lui procure l’oxygène pour respirer, l’eau pour boire et accessoirement sa nourriture. Il ne faut pas dissocier les enjeux les uns des autres : se concentrer sur un problème unique (par exemple le réchauffement climatique) apporte des solutions qui affectent le reste. Les énergies décarbonées sont la solution pour le réchauffement climatique, mais elles consomment des ressources (finies) et elles polluent ce qui maintien quand même la société humaine hors équilibre. Ce n’est donc pas la solution.
Puis éduquer à autre chose, rapidement (c’est que le temps presse, en fait !). Tout le monde : enfants, adultes… Cet autre chose est l’équilibre avec le vivant, la nature, l’environnement. Connaître pour apprendre à respecter les fourmis ET les brins d’herbe. Entre autres. Retrouver le respect de nous-mêmes, des autres, de notre espace de vie, de la nature, de tout. Respectons.
Pour changer nos rêves, il faut louer celles et ceux qui prennent le temps, le temps d’emmener calmement leurs enfants à l’école à pieds ou en vélo, il faut que le SUV devienne ringard. Que le dernier Iphone (Aïe-phone ?) ne fasse plus envie : quand plus personne n’ira faire la queue devant l’Apple Store avant son ouverture pour la sortie du dernier opus, l’humanité sera probablement sauvée. Et quand le paysan qui cultive en agro-écologie dans le Cantal aura le temps d’avoir un compte Twitter et qu’il aura plus de followers que Thomas Pesquet ou Elon Musk. Ah non, il faut démoder aussi Twitter… Ainsi que Ferrari, Rolex, yacht, jet-ski, montre connectée, ou fauteuil « intelligent » qui se range tout seul à l’appel d’un claquement de mains. Il y a évidemment des stratégies marketing derrière tout ça, des GAFAM et autres conglomérats multi-milliardaires assoiffés de pouvoir et d’argent, mais nous avons le pouvoir de décider de ne pas tomber dans leur panneau.
Fin 2019, je signais un appel international de scientifiques sur l’urgence climatique : « World Scientists’ Warning of a Climate Emergency ». Il y a eu d’autres initiatives similaires (comme Astronomers for planet Earth). Coups d’épée dans l’eau. Début juin, je reçois un message du collectif Scientists Warning intitulé « Vos idées sur l’atténuation du changement climatique » : « Si vous en avez envie et que vous avez une idée de politique climatique ambitieuse et audacieuse, veuillez me l’envoyer par courrier électronique, accompagnée d’un paragraphe de 250 à 300 mots maximum décrivant votre proposition de politique climatique. Si nous aimons ce que vous avez écrit, nous pourrions vous inviter à être coauteur de l’article et à inclure votre texte dans notre article. N’hésitez pas à penser à l’intérieur ou à l’extérieur de la boîte pour une suggestion importante et audacieuse, car les petites solutions ne seront pas suffisantes à cette date tardive. En effet, les petites solutions ne suffiront pas à ce stade. De même, il n’y a pas de problème si votre suggestion n’est pas nouvelle, du moment qu’elle a le potentiel de nous aider à sortir de cette situation climatique difficile. »
Je me suis pris au jeu, j’ai envoyé le texte suivant (en anglais – traduction automatique, désormais ça fonctionne à merveille – vive l’IA ! -, bien mieux que ce que je ne pourrais faire, je n’ai plus besoin de me farcir les neurones de cet anglais que je maîtrise mal ; le progrès ? -, bien sûr) :
« Nous devons rapidement repenser notre modèle de société afin qu’il devienne en équilibre avec notre environnement naturel. Imaginer ou développer d’éventuelles solutions technologiques pour baisser nos émissions de gaz à effet de serre ne fait que déplacer le problème (autres ressources limitées, pollutions grandissantes). La seule solution est de revoir nos rêves et ceux de nos enfants, de moins les tourner vers une technologie asservissante (rêve d’avions, d’espace, de grosses voitures, de gadgets connectés, de voyages aux antipodes, etc.) et plus vers notre environnement social et naturel.
Les rêves de conquête du Système Solaire doivent être remis dans leur contexte : vivre dans une boîte de conserve dans un environnement hostile, alors qu’il suffit de prendre soin de notre magnifique planète pour être libre et épanouis. Les rêves de voyages lointains doivent être circonscrits (par l’éducation) pour ne plus être la norme. Les technologies numériques apportent un progrès contestable sur nombre de points. L’humain se coupe de sa société : regarder une vidéo porno sur un smartphone au milieu du désert (et donc connecté par satellite) est-il l’archétype de son épanouissement ? L’économie, le travail, la vie sociale doivent être repensés avec l’humain et ses nécessaires relations équilibrées avec la nature pour faire de notre monde une utopie plutôt qu’une dystopie.
Le pouvoir est aux mains de l’oligarchie qui détruit la planète. Il est nécessaire de tirer parti de l’avantage du nombre : former massivement les citoyens, de tous âges, sur les enjeux environnementaux et sur les solutions à leur portée. Les premières choses à faire sont de nous délivrer de l’aliénation aux écrans, à la voiture, à l’avion. De replanter des arbres, beaucoup d’arbres. De nous tourner vers une alimentation moins carnée. De (re)découvrir le plaisir et les vertus du vélo. De prendre le temps de vivre. »
Évidemment, je n’ai pas eu de réponse ni d’accusé de réception. Former massivement aux enjeux environnementaux (dans leur globalité) et à la (nécessaire) sobriété (ou décroissance, ou comment stopper cette grande accélération qui nous bouffe à petit feu), dans l’espoir d’infléchir des comportements, ce n’est pas aussi sexy comme politique climatique (ou environnementale) que de mettre des éoliennes et des panneaux solaires partout.
I have a dream.
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