Les tribulations d’un (ex) astronome

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La vague montante

vendredi 15 juillet 2022 par Guillaume Blanc

La vague montante est un petit roman de l’autrice américaine Marion Zimmer Bradley publié en 1955. Il est publié en français par les éditions Le passager clandestin.

Il existe peu de romans, de science-fictions imaginant des futurs souhaitables plutôt que des futurs non souhaitables. Écotopia est l’archétype des romans de science-fiction utopiques. La vague montante se place dans une veine similaire, comme nous allons le voir. Ce genre de récit est fondamental pour prendre le contrepied d’une écologie politique qualifiée de « punitive » par ses détracteurs. La science nous promet un monde à venir assez terrifiant suite à l’impact de l’humanité sur la planète. Contrecarrer le récit de l’effondrement et de l’apocalypse demande d’élaborer une autre histoire de futur souhaitable et désirable. La science permet de comprendre que seul un retour vers une situation proche de l’équilibre des flux physiques utilisés par l’humanité (ressources, énergies et déchets) permettra de pérenniser la présence humaine à la surface terrestre. Ce nécessaire retour vers l’équilibre – la décroissance – se pourra se faire que s’il est voulu, et donc planifié. Pour cela, il faut le scénariser compte tenu des connaissances scientifiques actuelles : consommer moins pour plus de bien-être (en général et en moyenne). L’humanité a besoin de se projeter pour décider. L’unique récit actuel de la croissance repose sur de fragiles pieds d’argile, infondés, dogmatiques. Il convient donc de proposer une alternative, plus solide scientifiquement, basée sur des faits, pour un avenir enviable. Les imaginaires de la science-fiction peuvent nous aider à dessiner ces possibles trajectoires. Si les dystopies nous montrent les voies à ne pas emprunter, les quelques utopies peuvent au contraire les enrichir.

La vague montante raconte l’histoire d’un petit équipage de vaisseau interstellaire, le Homeward, qui, après quelques générations occupées à le réparer suite à un atterrissage non maîtrisé sur une planète de Théta Centauri, revient vers sa planète natale, la Terre. Le récit débute à proximité de l’orbite de Mars. L’équipage s’attend à entrer dans un Système Solaire complétement colonisé par les humains, à trouver des vaisseaux spatiaux en tous sens (« […] c’est déjà un miracle de ne pas avoir tamponné la fusée locale en route pour la seconde galaxie ! »), à capter des signaux radios partout et en permanence. Il n’en est rien.

« – On a essayé de contacter la planète [Mars] par radio, mais de toute évidence, les signaux n’ont pas été captés. » (p. 23)

Ils pensent que peut-être que la civilisation humaine utilise désormais des moyens de communication qui ont rendu les leurs primitifs. « Il est temps de comprendre que c’est nous qui sommes tombés dans un trou de l’espace-temps pendant près de cinq siècles, et qu’on est irrémédiablement obsolètes ! » (p. 25).

« – D’accord, l’humanité a progressé un peu au hasard pendant des milliers d’années. Mais à partir du moment où elle a utilisé des méthodes scientifiques, il lui a fallu moins de cent ans pour passer du premier avion à la fusée. Une race qui a mis au point les voyages interstellaires ne peut progresser que dans une seule direction. Si on voulait en prendre le temps, on pourrait aligner les chiffres sur une calculette et prédire exactement ce que l’on va trouver. » (p. 19)

La froide prédiction scientifique. « – Il me semble que tu laisses de côté l’élément humain, dit Ellie, pensive. » (p. 19). Les hommes de l’équipage, notamment Brian, le commandant, déroulent la science, les femmes apportent une touche humaine à la logique dépouillée des raisonnements.

Le constat est sans appel, pas de réponses aux signaux envoyés, pas de fusées détectées. En orbite autour de la Terre, l’équipage évoque la possibilité d’un cataclysme qui aurait décimé l’humanité. Quelques personnes prennent place à bord d’une navette pour aller se rendre compte à la surface. La navette se pose dans un champ (« – Tu t’es posée au milieu d’un champ ! […] Ils éprouvèrent tous trois le même sentiment de culpabilité en contemplant les épis noircis. » (p. 31)). Un jeune garçon vient vers eux, ayant aperçu une traînée dans le ciel, mais déçu qu’il ne s’agisse pas d’une météorite.

« – Nous faisons partie de la première expédition à destination du Centaure. Le Starward ! Nous avons, ou plutôt notre vaisseau a quitté cette planète-ci il y a des centaines d’années.

– Oh ! Le garçon eut un sourire amical. Eh bien, je suppose que vous êtes contents d’être de retour. Derrière cette colline (il la montra), vous trouverez une route qui mène à la cité.  » (p. 33)

Dans le village à proximité, c’est l’incompréhension la plus totale pour les trois nouveaux venus. Personne ne semble le moins du monde surpris de les voir apparaître ainsi. La silhouette d’une ville se détache sur l’horizon, mais « ça fait des années que personne ne vit plus dans les villes ! » (p. 41).

« – Je persiste à croire que tout ceci n’est qu’une sorte de comédie à notre intention. Ou alors nous sommes tombés dans une réserve de primitifs. Toute la planète ne peut pas être comme ça, enfin ! » (p. 52)

Les spéculations vont bon train.

« – Il a dû se produire un désastre inconcevable, dit Brian. Par rapport au monde que le Starward a laissé derrière lui, leur niveau culturel retarde de milliers d’années ! Même Terre II est plus civilisée qu’ils ne semblent l’être. Cuisiner sur un feu de bois, et ces minuscules villages, et ces cités vides…

– Oh, je ne sais pas, murmura Ellie de façon inattendue. Selon quels critères mesure-t-on le degré d’évolution d’une civilisation ? Il est possible qu’ils aient progressé d’une manière qui nous échappe, non ? » (p. 53-54)

L’explication est distillée au compte-goutte.

« – Dire qu’à présent, murmura Brian, vous auriez dû avoir complètement colonisé toutes les planètes, et atteint les étoiles les plus proches !

La voix du vieil homme perdit ses inflexions aimables :

– Vous dites parfois des choses bien surprenantes, Monsieur Kearns. Vous ne dites pas « vous auriez pu » coloniser les planètes – ce qui, évidemment, aurait pu se faire – mais « vous auriez dû ». Et voulez-vous bien me dire pourquoi, je vous prie ? Celle-ci mise à part, les planètes ne sont pas exactement faites pour la vie humaine, et je n’aimerais vraiment pas avoir à vivre sur une autre planète que celle-ci ! » (p. 64-65)

Les humains de l’époque d’avant, des « conquêtes » tous azimuts et du développement technologique sont qualifiés de « barbares ». « Pourquoi appeler « conquête » le fait d’expédier des êtres humains sur des mondes auxquels leur biologie n’est pas adaptée ? » (p. 65). C’est en arrivant au pied du mur que l’humanité a dû changer de cap. Une humanité qui avait commencé à coloniser le système solaire, en pleine croissance, donc. Mais comme seule la Terre était capable de fournir l’alimentation pour tout ce monde, « pendant une ou deux générations, tout homme et toute femme en bonne condition physique devaient consacrer tous leurs efforts à un seul but, la production alimentaire, au lieu de s’occuper de… d’astronomie théorique, ou enfin, comme ils l’appelaient. Et le temps de résoudre ce problème vital, les gens en étaient venus à penser à la science en termes de bénéfices concrets pour l’humanité. Ils ont dû comprendre alors que leurs ressources pouvaient être gérées avec plus d’efficacité sur Terre. Et penser en termes de coûts et de profits humains, ça nous a aussi débarrassés des guerres. Il n’a pas fallu longtemps pour devenir adulte. » (p. 67 )

Au sein de l’équipage, la perspective de vivre dans le village, semble plutôt enchanteresse, même si « il n’y a pas autant de gadgets ni de machins que sur Terre II. » (p. 78). Un havre de paix, où « ils ne se fatiguent pas tout le temps à synthétiser leur nourriture, à explorer et à cataloguer toute une planète ! » (p. 79) Loin de toutes les idées de « cerveaux électroniques » et de « robots plein les maisons », dont semblait rêver l’ex-commandant Brian, lui qui a commencé à étudier comment piloter un vaisseau interstellaire alors qu’« il ne savait même pas lire ».

Pourquoi une civilisation « prête à conquérir l’univers tout entier » s’arrête-t-elle ? « Peut-être qu’ils ne sont pas arrêtés, peut-être ont-ils évolué dans une autre direction.  » (p. 81) Et si de la complexité d’un monde, d’une société (telle que la nôtre, en 2022, par exemple), pouvait engendrer la « simplicité même » ? Un système simple et sympathique ! « On possédait autant de terrain qu’on pouvait en cultiver tout seul, et tout ce qu’on pouvait fabriquer de ses propres mains. On donnait une partie de son travail là où c’était utile, et en retour, on pouvait prendre tout ce dont on avait besoin soi-même : la nourriture de ceux qui pratiquaient agriculture ou élevage, les vêtements de ceux qui les fabriquaient, et ainsi de suite. Tout ce qu’on pouvait désirer et qui dépassait le strict nécessaire, on pouvait l’obtenir par le travail, une bonne gestion de ses biens, et des arrangements de personne à personne. » (p. 87). Les essais de systèmes centralisés rationalisés de distribution ont été des échecs. Pas de loi. « Le but de tout le système est d’assurer le maximum de liberté à chacun. […] le maximum de confort, le minimum d’ennuis ».

Ce petit roman questionne habilement l’essence de la science. Est-ce une fin en soi ou bien un moyen ? Écrit au sortir de la Seconde Guerre mondiale, son propos résonne avec une étrange actualité. « La science s’est toujours tellement préoccupée des ensembles – la Nation, la Race, l’Humanité-Dans-Son-Ensemble – qu’elle a imposé des fardeaux terrifiants aux individus. » (p. 100). Les villageois terriens répondent que la science est là pour « enrichir la vie personnelle » de chacun.

« Nous sommes complètement gâtés, pourris, que nous avons développé tout un tas de besoins artificiels. » (p. 106)

Un jour, une des femmes de l’équipage du vaisseau a un grave de problème de santé. Brian, toujours enfermé dans ses schémas de technologie et de modernité, est inquiet par l’absence de médecin, de médecine, de science médicale chez leurs hôtes. Quand ça se complique, leurs hôtes s’avèrent capables de solliciter technologies adéquates (radio, avions…) et spécialistes (médecins, pilotes…). Remettre la science (et la technologie qui en découle) à sa juste place.

« – Mais la radio, l’aviation… vous avez tout cela, alors pourquoi…

– Vous avez encore le point de vue du barbare, à ce que je vois, dit Frobisher d’un ton dégoûté. La radio, par exemple. Les barbares avaient même des radios avec des images, et ils se contentaient de s’asseoir, d’écouter et de regarder les gens agir au lieu d’agir eux-mêmes. Naturellement ils vivaient d’une manière plutôt primitive…  » (p. 122-123)

La production d’objets et de technologie est adossée à la nécessité et non à la possibilité de le faire. Notre société va dans l’espace parce que c’est possible, elle fabrique des voitures autonomes parce que c’est presque possible, des ordinateurs parce que c’est possible. Avons-nous besoin de tout cela pour être heureux ? Ne pourrait-on pas fabriquer seulement le nécessaire et laisser le superflu sur l’étagère des mauvaises idées ? « Se servir de la science, ne pas être à son service. » Vivre simplement, de manière équilibrée, sans asservissement à une technologie qui se doit de fournir des « distractions et excitants nouveaux ». Fin de « l’obligation perpétuelle d’acheter les produits d’une science commercialisée, pour « créer de l’emploi ». »

Dans le roman l’humanité a subit un effondrement de sa population, sorte de suicide à grande échelle. Celle qui perdure semble vivre dans cet équilibre retrouvé. Peut-on être heureux en produisant chaque jour sa pitance sans pour autant rêver de conquêtes extra-planétaire ? La nouvelle société humaine, post-barbarie, est peut-être décrite de manière naïve (des petits villages autonomes de paysans), mais la réflexion autour de la place de la science et de la technologie est essentielle. Nous devrions nous la poser. Devons-nous implanter des puces dans nos cerveaux parce c’est utile/nécessaire/vital (rayer la mention inutile), ou bien parce que nous avons acquis la connaissance permettant de le faire ? Ou pas.

Petit ajout du 22 août 2022

La lecture de l’article de Jean-Paul Delahaye sur le paradoxe de Fermi dans le dernier numéro de Pour la science m’invite à la réflexion suivante, que l’auteur de l’article mentionne sans l’explorer : « [...] les civilisations extra-terrestres finissent par comprendre, après plusieurs effondrements, qu’il est préjudiciable de vouloir développer la technologie et la production de biens matériels, car cela conduit à des catastrophes (climatiques ou autres). Elles choisissent alors de se contenir en poursuivant une existence frugale et économe, et bien sûr renoncent à l’exploration spatiale. » Delahaye cite pour appuyer son propos un astrophysicien de Bordeaux, Michel Dobrijevik qui explore la civilisation humaine à la lumière de ce paradoxe. Le court roman de Marion Zimmer Bradley a le mérite, outre de proposer une solution (romancée, certes) aux problèmes de l’humanité hors équilibre (après effondrement de la population, aussi, certes), qui de fait, résout le paradoxe de Fermi (de manière anthropocentrée, certes ! Mais peut-il en être autrement ?). En effet, les membres de l’équipage du Homeward sont directement confronté au paradoxe de Fermi dans une version locale, puisque aucun signe civilisationnel ne transpire de la Terre du futur telle qu’il l’aborde. Et tel qu’il conçoit la civilisation : c’est-à-dire fortement basée sur la technologie, avec une nécessaire conquête spatiale effectuée, et donc des signaux physiques (électromagnétiques, en l’occurrence) de communications. Et si la civilisation, après une période d’adolescence tumultueuse pour l’humanité, ne signifiait pas autre chose ? Quelque chose de plus humaniste ? Une civilisation du « bien-être » plutôt que du « toujours plus » ? D’autant qu’une conquête tout azimut de l’espace coûte de l’énergie. Si les lois de la physique sont valables dans l’Univers entier (ou tout au moins aux quatre coins de la Voie Lactée), il est possible qu’une civilisation « intelligente », après avoir découvert la technologie, s’y être accessoirement brûlé les ailes, comprenne que le bonheur n’est pas de vivre dans une boîte de conserve aux confins de l’espace, quoiqu’en dise Hollywood. L’exploration des limites chères aux êtres humains, aller voir au-delà, pourrait aussi être dans une autre dimension que la dimension spatiale — pourquoi pas spirituelle ?


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