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Il faut changer nos rêves et ceux de nos enfants
Une version revue d’un précédent billet qui a été publiée dans le n° 677 des Cahiers Rationalistes au printemps 2022. La version présentée ici comporte des liens et références supplémentaires par rapport à celle publiée.
Nous avons en permanence un téléphone malin dans la poche, nous travaillons grâce à des ordinateurs connectés au reste du monde, nous faisons des photos numériques, nous avons des automobiles qui nous emmènent où bon nous semble, de la boulangerie au coin de la rue à l’autre bout de l’Hexagone, nous regardons des films de cinéma dans nos salons. Nous rêvons d’avoir la dernière télé écran géant, l’énorme SUV tout confort, excroissance mobile de nos chez-nous, le super vétété carbone machin-chose ou les skis de rando-bidule [1] pour les amateurs de neige sauvage. Nous rêvons de voitures de course, de fusées, de conquête de l’espace. Nous sommes biberonnés à la technologie.
J’ai passé une partie de mon enfance plongé dans la bande dessinée Tanguy et Laverdure, j’ai même un temps envisagé de devenir pilote de chasse. Le film L’étoffe des héros m’a fait rêver avec ces aventuriers du mur du son puis de l’espace. La littérature et le cinéma sont par essence des machines à rêve. Si, personnellement, j’ai abandonné l’idée de vouloir piloter des avions pour bifurquer vers l’astrophysique, j’ai tout de même tenté l’aventure astronaute lors d’une sélection de l’ESA. Finalement je suis plutôt content d’avoir été recalé, à voir ce que subit Thomas Pesquet, cela ne me fait plus rêver : il est un pur esclave de la technologie, sorte de surhomme qui valait 3 milliards, il n’a visiblement peu ou aucune liberté dans sa vie minutée d’entraînement en entraînement et en missions décidées par d’autres que lui. Quant à vivre six mois dans une boîte de conserve à contempler la planète bleue tout en sirotant de l’air en bouteille, je préfère infiniment déambuler dessus, avec un rayon d’action bien plus vaste que celui limité par les parois d’une station spatiale. On m’avait ainsi collé ce rêve dans la tête, astronaute, l’idéal de la réussite, l’archétype du héros. Mes parents sont innocents. Qui avait bien pu m’implanter ça dans le cerveau ?
Ces rêves d’espace et d’immensité sont partagés par une bonne partie de la population : les galipettes en orbite de Thomas Pesquet sont très suivies (1,4 million d’abonnés à son compte Twitter), l’ESA a reçu 23 000 candidatures lors de sa dernière campagne de sélection d’astronautes en 2021, contre 8000 en 2008. Immensité oui, mais de loin : s’il peut effectivement embrasser l’ensemble de la planète presque d’un seul regard — de ce point de vue, privilégié, certes — l’astronaute est probablement l’être humain dont la liberté est la plus contrainte [2].
Qui, alors ? Notre société, pardi ! Les lectures que nous avons, les films que nous voyons surtout. La société perpétue le mythe de la conquête sans limites. Elle fabrique des rêves qui poussent à une consommation débridée et génèrent des frustrations s’ils ne sont pas réalisés.
Quand on est féru de montagne, on peut trouver que les Alpes ou les Pyrénées sont trop petites ou pas assez hautes, avoir envie d’ailleurs, explorer une autre échelle, rencontrer d’autres humains, découvrir d’autres sociétés. Sortir des Alpes pour aller au Népal ou dans les Andes fait indubitablement rêver. Évidemment, il n’est généralement pas question de prendre du temps pour y aller [3], il faut rentabiliser le séjour sur place et les congés payés. L’option vélo n’en est pas une, sauf exception ; idem pour l’option voilier. Trop long. L’avion est ainsi le moyen de transport privilégié pour aller faire un tour sur les montagnes du monde. C’est le cas de quasiment toutes les destinations touristiques à la mode : la planète doit être traversée le plus rapidement possible, comme si elle était de peu d’intérêt, pour concentrer notre temps (précieux, indéniablement) sur l’objectif rêvé. Pourtant, les Alpes, les Pyrénées offrent de fabuleux terrains de jeux et d’aventures sauvages, loin de tout, en toute saison, qui suffisent largement à combler une vie, sans pour autant polluer l’atmosphère de gaz à effet de serre.
Depuis environ deux siècles, l’humanité a placé la planète Terre dans un état fortement hors équilibre, puisqu’elle puise abondamment dans des ressources de stock, c’est-à-dire épuisables, de matières (métaux, terres rares, phosphates, etc.) et d’énergies (charbon, pétrole, gaz, uranium, etc.), tout en rejetant des déchets, comme toute espèce vivante au sein de son écosystème, à la différence près qu’ils s’accumulent (d’où des pollutions diverses : gaz à effet de serre, plastiques, pesticides, etc.). Nous faisons disparaître le vivant autour de nous, l’étouffons sous des milliards de tonnes de plastique [4] et encore plus de béton [5] ; la sixième extinction est en route, et nous en sommes la cause. Si nous souhaitons que l’humanité perdure sur Terre, il n’y a pas d’autre solution que de trouver ou retrouver une situation d’équilibre ou de quasi-équilibre avec notre environnement naturel [6] : nous devons puiser matières et énergie dans les flux résultant des cycles naturels, comme ceux dans lesquels s’insèrent l’énergie solaire et la matière organique. Les matériaux indispensables uniquement présents sous forme de stock (les métaux, par exemple) doivent être exploités et utilisés avec la plus grande parcimonie et intelligence. Nos déchets doivent, d’une façon ou d’une autre, s’insérer dans ces flux, à l’instar des autres espèces vivantes, pour y être « recyclés ». Nos rêves technologiques ne nous sauveront pas : nos réalisations ne sont pas toujours « recyclables », elles épuisent progressivement les richesses de la planète. Un téléphone intelligent est constitué d’une multitude de matériaux extirpés des entrailles du sol (cette extraction consomme de l’énergie et produit des pollutions) pour être insérés minutieusement dans nos appareils dont la durée de vie est (très) limitée : quand ils tombent en panne, il est impossible ou très coûteux en énergie de séparer ces divers matériaux pour les réutiliser. Pour nous autres occidentaux, le tout part dans notre poubelle, simplement ; c’est moins « simple » pour les lieux d’« accueil » de nos poubelles, comme Agbogbloshie au Ghana où leur contenu s’accumule, pollue. Diminution des ressources d’un côté, augmentation des pollutions de l’autre.
La seule solution à long terme pour que l’espèce humaine puisse perdurer dans son écosystème est qu’elle cesse de puiser sans frein dans les stocks de la planète. Pour cela, il faut que nous restreignions très fortement notre consommation de technologies inutiles. Il n’est évidemment pas question de dédaigner le progrès et de se passer d’une IRM ou d’un vaccin, du GPS voire même d’internet ou du web. Par contre, la voiture pourrait très bien rester au garage dans bon nombre de situations, l’avion, sur le tarmac. Ce sont des outils utilisables en cas de besoin [7], mais pas n’importe comment, pas de façon débridée. Cela semble irréalisable, comme un immense retour en arrière : revenir quelques siècles auparavant, quelle déchéance, après tant d’aboutissements. Nous sommes allés sur la Lune, tout de même ! (cela étant, nous n’y sommes pas retournés depuis 1972, et nous ne nous en portons pas plus mal).
Mais, si nous y réfléchissons, la société dans laquelle nous vivons, nous fait-elle vraiment rêver ? Si nous avons des rêves d’espaces et de planètes lointaines, n’est-ce pas parce que nos vies de terriens ne nous font plus rêver ? Si nous rêvons de nouveaux appareils technologiques, voitures autonomes, trottinettes électriques, robots ménagers, dernières frusques à la « mode » connectées et autre metaverse, etc., la liste devient quasiment sans fin, n’est-ce pas parce que l’économie de notre société de consommation exige qu’il en soit ainsi ? Et, pour qu’une fois en possession de l’objet convoité, nous rêvions du suivant. Les rêves « matérialistes » se succèdent.
Pourtant, notre société est usante : nous sommes aliénés au travail, parfois jusqu’à l’épuisement (les fameux burn outs), parfois dans des bullshit jobs [8] dénués de sens, nous vivons dans des villes invivables (bruyantes, sales, clignotantes, puantes, un enfer permanent pour nos sens ! Sans compter qu’elles sont généralement polluées et donc ruinent notre santé). Nous sommes stressés, pressés, compressés, tout le temps, il suffit de l’expérience quotidienne du RER en région parisienne pour s’en persuader.
Est-ce cela, vivre ? Est-ce cela, le bonheur ? La société façonne nos rêves : nous devons impérativement gagner de l’argent (beaucoup), avoir une voiture (la plus grosse possible), aller en voyage à l’autre bout du monde, voir – ou plutôt filmer avec notre smartphone HD – des endroits tellement beaux que tout le monde y va, ce qui piétine la beauté même ce que l’on est allé quérir. Comme ces hordes de touristes sur d’immenses paquebots qui émettent des quantités invraisemblables de gaz à effet de serre et déversent des polluants divers qui vont constater la fonte du Groenland à laquelle ils contribuent, ce faisant. Est-ce cela, vivre heureux ? Est-ce voir des fauteuils se ranger seuls en claquant dans les mains ?
Avec la 5G, on n’arrête pas le progrès. Les objets connectés susmentionnés vont nécessairement nous enchanter. Avoir une vue permanente sur le contenu de notre poubelle (connectée, donc) nous manque tellement que nous nous demandons comment pouvons-nous encore vivre sans. Nos rêves sont ainsi circonscrits à la matrice de la société. Nous « rêvons » de tout cela parce que la société veut que nous en rêvions. Peut-être devrions-nous faire une pause dans notre frénésie quotidienne pour questionner ce monde-là. Ne serait-il pas en train de creuser notre tombe ? Une alternative est-elle envisageable [9] ?
Ne devrions-nous pas (re)prendre le temps plutôt que de courir après l’horloge ? Nous extasier sur les pétales d’un coquelicot au lieu de le cueillir pour le voir se faner dans un vase ? Admirer un fin croissant de Lune suspendu dans le ciel plutôt que d’éclairer la nuit et le bitume — que nous déroulons sur les coquelicots — jusqu’à ne plus voir les étoiles ? Voyager pour découvrir le monde, mais en prenant le temps de le parcourir, avec des engins peu polluants, comme nos jambes ou une bicyclette, plutôt que d’étouffer systématiquement le temps et les distances dans des machines volantes ? Le magazine Carnets d’Aventures regorge de tels récits qui redonnent du sens à la notion de voyages accessibles à tous. Nous connaissons Machu Picchu, au moins en images vues à la télévision, mais sait-on quels trésors renferme la Creuse ?
Retrouver la dimension de l’espace et celle du temps. Reprendre conscience qu’il faut quelques milliers de kilomètres pour arpenter la Terre, et non quelques heures d’avion. Retrouver le temps de voir grandir nos enfants au lieu de leur jeter divers écrans en pâture. Les confronter au monde au lieu de les (pseudo) sécuriser dans l’habitacle de la sacro-sainte voiture.
Finalement, nos rêves sont-ils à la hauteur de notre planète ? Ils sont à la hauteur de notre arrogance technologique. Souvent de manière inconsciente. Cette arrogance technologique nous conduit directement vers un monde invivable, ce monde du futur relaté dans nombre de romans dystopiques. Nous nous dirigeons vers un avenir du style Wall-E. Cette extrapolation de la société actuelle ne fait pas du tout rêver.
« Je pense que vous ne vous rendez pas compte aujourd’hui des rêves dont on doit préserver les enfants. L’aérien, c’est triste, ne doit plus faire partie des rêves d’enfant aujourd’hui. » disait en 2021 Léonore Moncond’huy, maire de Poitiers. L’enjeu n’est-il pas là ? Ne faut-il pas faire évoluer nos « rêves » et ceux de nos enfants avant qu’ils ne deviennent des cauchemars ? Les jeunes adultes ont aujourd’hui une vie qui ne les fait pas rêver : « Ma génération, plus pauvre que la précédente, doit se rendre compte qu’il faut arrêter l’hyperconsommation et revenir à l’essentiel. Nous parlons de la survie de l’espèce dans les cent à deux cents prochaines années. », estime Matthias Montesano, 21 ans, barman à Turin.
D’abord s’en convaincre, collectivement, et donc se former à la science, aux constats qu’elle fait, inexorables : l’humanité pioche dans des réserves finies et rejette des déchets indigestes, ça ne durera pas, car elle ne peut vivre sans cet environnement naturel qui lui procure l’oxygène pour respirer, l’eau pour boire et la nourriture. Il ne faut pas dissocier les enjeux les uns des autres : se concentrer sur un problème unique (par exemple le réchauffement climatique) peut apporter des solutions, mais encore faut-il évaluer toutes leurs conséquences. Les énergies décarbonées sont la solution clamée pour le réchauffement climatique, mais elles consomment des ressources [10] qui sont finies et polluent, ce qui maintient la société humaine hors équilibre. Ce n’est donc pas la solution, même si elles en sont un élément.
Éduquons-nous les uns les autres, rapidement (c’est que le temps presse !), à comment vivre en équilibre avec le reste du vivant, la nature [11], l’environnement. Connaître pour comprendre et apprendre à respecter les entités prodigieuses que sont les fourmis ET les brins d’herbe. Entre autres. Retrouvons le respect de nous-mêmes, des autres, de notre espace de vie, de la nature. Respectons.
Pour changer nos rêves, commençons par louer celles et ceux qui prennent leur temps, le temps d’emmener calmement leurs enfants à l’école à pied ou en vélo ; le SUV doit devenir ringard. Le dernier Iphone (Aïe-phone ?) ne doit plus faire envie : quand la queue devant l’Apple Store avant son ouverture pour la sortie de l’ultime modèle aura disparu, l’humanité sera probablement sauvée. Ou encore quand le paysan qui cultive selon l’agro-écologie dans le Cantal aura le temps (et les moyens) d’avoir un compte Twitter et aura plus de followers que Thomas Pesquet ou Elon Musk. Ah non, il faut démoder aussi Twitter… Ainsi que Ferrari, Rolex, Dior, Louis Vuitton, yacht, jet-ski, quad… Il y a évidemment des stratégies marketing derrière tout ça, des GAFAM et autres conglomérats multimilliardaires, mais nous avons le pouvoir de décider de ne pas tomber dans leur panneau, avec l’avantage du nombre.
Repensons l’économie, le travail, la vie sociale avec une priorité donnée à l’humain et ses nécessaires relations équilibrées avec la nature pour construire un avenir utopique en contrepied de la sinistre trajectoire dystopique empruntée. De nouvelles règles de vie en société sont à inventer. « Régler les problèmes d’environnement, c’est accepter de se donner des limites. La première difficulté dans cette affaire-là est d’arriver à se mettre dans un schéma culturel où on accepte la contrainte sans qu’elle soit vécue comme quelque chose d’absolument horrible. » (Jean-Marc Jancovici, NeXt - École Polytechnique).
C’est un peu tout cela l’incontournable sobriété ou décroissance pour stopper cette grande accélération [12] qui nous consu(om)me à petit feu et retrouver des points de résonance [13] avec le monde qui nous entoure.
I have a dream.
[1] Si le ski de randonnée est une activité de pleine nature avec peu d’impact sur l’environnement (voir Ski de rando, des premières traces à l’autonomie, G. Blanc, Ph. Descamps, O. Moret, Guérin-Paulsen, 2022), il n’est néanmoins pas neutre (De quoi est fait le ski ?, une enquête de Mountain Wilderness Suisse, 2020).
[2] Sur ce sujet, voir, par exemple, le dossier de la revue Socialter n° 49, Nous n’irons pas sur Mars (décembre 2021).
[3] Il y a quelques exceptions, bien sûr. Ainsi, l’alpiniste français Lionel Daudet est allé explorer des massifs lointains en voilier, comme le mont Ross aux Kerguelen ou la Géorgie du Sud ou bien en expédition près de chez lui en faisant le tour de la France exactement en plus de 2 ans.
[4] 9 milliards de tonnes produites depuis 65 ans, à une cadence de 400 millions de tonnes par an.
[5] 6 milliards de mètres cubes de béton produits dans le monde chaque année, de quoi recouvrir la totalité de la France métropolitaine d’une couche de 1 cm ; elle-même perd 60 000 ha/an d’espaces « naturels » qui sont artificialisés, soit l’aire typique d’un département, tous les 10 ans.
[6] La biosphère n’est pas à proprement parler en constant équilibre, l’évolution des espèces est là pour en témoigner. Il s’agit plutôt d’un équilibre dynamique qui dépend donc de l’échelle de temps. Le déséquilibre de l’écosystème humain s’est développé en l’espace d’une poignée de générations.
[7] En guise d’illustration, on pourra lire le roman de Marion Zimmer Bradley, La vague montante, (Le passager clandestin, 1955).
[8] Bullshit jobs, de David Graeber, (Les liens qui libèrent, 2018).
[9] Tribune de plus de 500 scientifiques qui appellent à dire non à tous les produits liés de près ou de loin à la 5G et son monde (2021).
[10] « Entre 100 et 300 millions de tonnes de cuivre (selon le scénario et la trajectoire retenue) sont nécessaires pour atteindre les objectifs de production d’électricité en 2050. La valeur de 300 millions de tonnes représente l’équivalent de 18 années de la production mondiale actuelle et 40 % des réserves actuellement connues. » Transition énergétique et ressources minérales, Commissariat général au développement durable, 2018.
[11] De nombreuses recherches en psychologie montrent les bienfaits pour le corps et l’esprit du contact avec la nature. Par exemple : Spending at least 120 minutes a week in nature is associated with good health and wellbeing, M. P. White et al., Scientific Reports 9, 7730 (2019).
[12] The trajectory of the Anthropocene : The Great Acceleration, W. Steffen et al., The Anthropocene Review 2, 1, p. 81 (2015)
[13] Au sens donné par Hartmut Rosa, voir Rendre le monde indisponible (La Découverte, 2020).
Guillaume Blanc
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