Ratelle
Récit publié dans la revue du GUMS, Le Crampon de février 2024.
Mardi 2 janvier 2024
Nous arrivions à peine à la Chalp et déjà l’atmosphère sauvage, lumineuse, cristalline du lieu commençait à nous envelopper. Nous avons beau le connaitre pour l’avoir parcouru de nombreuses fois, en toutes les saisons, cela ne rate jamais : la magie ne cesse d’opérer. Les falaises empilées strate sur strate, sur lesquelles la neige de la nuit s’était délicatement déposée, graciles zébrures sublimées et surtout surlignées par l’horizontal soleil hivernal, procurent ces sentiments contradictoires de claustrophobie liée à l’encaissement et de liberté dans le champ des possibles.
Peu de neige au départ, une fine pelure que les ravages de la pluie, si haute en altitude au cœur de l’hiver, avaient épargnée. Mais suffisamment pour ne pas racler l’herbe. La matinée était avancée, la petite station de ski de fond frétillait d’agitation. D’autres randonneuses s’équipaient. Sarah était tout excitée. C’était là sa deuxième balade de la saison après le col de Longet dans le Queyras avec ses cousines le jour de son onzième anniversaire, l’avant-veille de la nouvelle année. Notre première randonnée tous les trois. L’année dernière j’avais bien dû en faire cinq ou six avec elle, mais sans Anne-Soisig, confinée au repos pour cause de genou blessé et opéré. Nous avions alors déjà tenté la Ratelle, avec les cousines, mais le ciel bleu du départ s’était peu à peu terni au fil de la montée pour se transformer finalement en blizzard. Dans le brouillard, le vent et la neige cinglante, nous avions dû rebrousser chemin une centaine de mètres sous le sommet avec les rescapées, dont Sarah, qui garde un excellent souvenir de l’aventure, et trouvait, de fait, qu’il faisait un peu trop beau pour ce deuxième essai.
Nous avons chaussé les skis au départ du domaine skiable. J’ai enfourné les skis de piste de Sarah dans le sac à dos, Anne-Soisig portait ses chaussures. Sarah s’est installée sur ses skis de fond dont la semelle est recouverte d’une paire de peau retaillée. C’est léger, ça monte tout seul. Nous traversons le torrent de Crévoux sur le pont, pour remonter de l’autre côté dans la forêt clairsemée. L’enneigement était assez pauvre dans le bas, mais rapidement nous avons pu quitter la piste damée pour nous aventurer dans le sous-bois. La couche de neige fraiche augmentait au fur et à mesure de notre ascension. La trace s’enfonce dans le moelleux, tandis que les houppiers des mélèzes décharnés et des pins cembros bien plus ventrus se paraient d’immaculé. Un petit tunnel improvisé de branches fléchissant sous la charge, un délicat ploiement d’échine pour le franchir, et c’est l’impression mirifique de pénétrer un peu plus profondément dans un sanctuaire inviolé. Rien que pour nous : nous étions seuls, malgré des traces plus ou moins anciennes. Nous avions les pupilles dilatées par tant de beauté. Comment une simple transition de phase thermodynamique peut déclencher de profondes émotions ! La binarité des couleurs transcendait la palette pour donner au tableau un aspect tant éphémère qu’inédit. Une sorte de résonance, tout semblait s’accorder au mieux pour nous faire jouir de chaque instant de cette cathédrale de nature. Et Sarah était là pour en profiter aussi ! La neige nous donnait en outre des promesses de rêve pour la descente. Tout au moins à ce niveau.
Sarah grimpait vaillamment en équilibre sur ses skis étroits ; nous retaillions parfois la trace pour éviter les portions trop raides. Parfois elle allait tâter la profonde à l’extérieur de la trace, pour faire la sienne. Des pauses régulières pour déguster quelques pâtes de fruits de la grand-mère et faire le plein d’énergie. J’en profitai pour contempler l’éclairage d’une série de mamelons nichés au creux d’un torrent, dont le sensuel jeu d’ombres et lumières sur les courbes soyeuses entrelacées me fascinait. Les photos que j’en ai faites, décevantes, ne rendaient pas hommage à la réalité. Insidieusement, la lumière vive se fit plus rare laissant place à une irradiation isotrope et laiteuse. Le soleil était filtré par une couverture d’altitude de plus en plus présente. La forêt n’en finissait pas. Sarah semblait s’en lasser et aspirer à quelque ouverture. Je la distrayais du mieux que je pouvais pour permettre au mélézin de s’ancrer dans le dénivelé. L’épaisseur de neige fraiche, poudreuse, qui avait cette fois échappé – tout de même ! – à la pluie était comme un épais édredon molletonné qui donnait furieusement envie de se rouler dedans. La chaleur fantasmée de l’image renvoyée n’avait pour contraste que la froide réalité du matériau que nous foulions.
Les mélèzes se sont subitement ratatinés pour laisser partir le regard. Les croupes et combes qui dessinent si habilement le panorama sous la crête de la Ratelle s’encastraient les unes sur les autres pour imaginer une trajectoire ondulant d’une bosse à la suivante. Le paysage est vaste, les autres skieuses étaient loin. La lumière diaphane. Le lieu rendu à sa sauvageté originelle, le téléski à proximité, inerte. Beaucoup de traces, néanmoins. Au gré des envies nous en suivions un bout ici pour prendre une tangente là et la retrouver au détour d’un virage un peu plus haut.
Nous arrivions. Sous la crête, un groupe de skieuses était savamment occupé avec des skis manifestement récalcitrants. Le sommet fut atteint par un court cheminement sur le faite. Sarah a suivi sans rechigner, mais pas très rassurée : la pente de l’autre côté s’enfuit rapidement vers le vide du vallon des Vachères, à nos pieds. L’horizon élargi au-delà de la crête, la lueur qui l’imbibait était d’une incroyable beauté. Une lumière tamisée, rose, orangée, et même jaune par endroit, donnait à la neige recouvrant uniformément ce paysage montagneux un côté surréaliste de tableau figurant au mur d’un musée. Réalisme inversé, sauf qu’au lieu d’un bout de lorgnette, c’était tout le paysage qui était le tableau. Réalisme immersif.
Une énorme corniche se déployait au niveau du point culminant, elle avait été brisée par nos prédécesseures. Sarah a préféré descendre d’un cran, pour s’opposer à l’impressionnant vide attracteur. Là, après un rapide encas, elle troqua ses chaussures de ski de fond contre les chaussures de pistes, et je pus enfin me délester de ses skis qu’elle chaussa aussitôt. Nous nous préparâmes pour la descente. Sarah angoissait un peu à l’idée de s’élancer. Je suis parti devant, elle sur mes traces. La neige n’était pas mirobolante, le vent avait fait son œuvre de tassement inhomogène, mais cela skiait néanmoins. De croupe en croupe, nous avons atteint la forêt. Et, là, la neige poudreuse immaculée. La descente dans la forêt fut belle et virevoltante. Dans le bas, nous sommes passées par la piste, pour finalement retrouver le départ après une petite remontée qui puisa dans les ultimes ressources. Après la solitude des hauteurs, nous rejoignions les hordes bariolées de skieuses de fond qui batifolaient en tous sens, mais sans bruit, sur les pistes.
Écrit en orthographe rectifiée 1990, et au féminin générique.
Guillaume Blanc
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