Les tribulations d’un (ex) astronome

Des scientifiques sur un bateau

jeudi 31 janvier 2019 par Guillaume Blanc

Je suis tombé il y a peu sur l’annonce d’une conférence en cosmologie l’été prochain qui a la particularité de se faire sur un bateau de croisière voguant sur la Méditerranée, petite ville flottante — l’équivalent français d’un bourg. Il y a du beau monde dans le comité d’organisation, il y a des « stars » de la discipline invitées.

Les scientifiques ont-ils perdu la tête ? Le sens des réalités ?

Le Costa Deliziosa, c’est 2826 passagers et 934 membres d’équipages, soit 3760 personnes à bord. Il navigue à une vitesse moyenne de 21,6 nœuds, soit 40 km/h. Ses moteurs sont des diesels dont la puissance totale est 64 MW. Je n’ai pas trouvé sa consommation de carburant. Néanmoins on peut l’estimer. Un moteur diesel a un rendement de 42 %, le pouvoir calorifique du diesel est de 38,08 MJ/L. Chaque seconde, le navire consomme donc : 64000/(38080 x 0,42) = 4 L de carburant, soit 345 738 L par jour, s’il navigue en permanence [1]. La conférence dure 7 jours (du 18 au 25 août 2019). Le bateau part de Venise, passe par Dubrovnik en Croatie, pour aller jusqu’à Santorini en Grèce. Soit environ 2000 km aller. 4000 aller-retour au minimum. À 21,6 nœuds de moyenne, soit 40 km/h, cela fait 960 km parcourus par jour. Le voyage dure donc au minimum 4 jours en mer. Soit 1 383 000 L de carburant consommé. Il faut un réservoir de 1400 m3 (un cube de 11 m de côté…) pour l’entreposer !

Comme la combustion de 1 L de gasoil (diesel) rejette 2,7 kg de CO2, un tel voyage rejette 3730 tonnes de CO2. Soit environ 1 tonne de CO2 par personne.

J’ai une voiture diesel qui consomme en moyenne 5,3 L de gasoil pour 100 km. Je rejette donc 14,3 kg de CO2 pour 100 km. Je fais environ 30 000 km/an, j’émets donc 4,3 tonnes de CO2 chaque année avec ma voiture. Dans laquelle nous sommes en général 3, ma femme, ma fille et moi. Soit 1,43 tonne par personne. Avec l’équivalent d’un peu plus d’une croisière « cosmocruise » je roule pendant une année…

Avec ma voiture, ma famille rejette donc 143 grammes de CO2 par kilomètre. Soit 48 g/km/personne. Le paquebot consomme chaque jour 345 738 L de gasoil ; avec cela il parcourt 960 km. Soit 360 L/km ou 36 000 L pour 100 km, un chouïa plus que ma voiture. Cela fait 972 kg de CO2 par km. Sachant qu’il y a 3760 personnes à bord, cela fait un rejet de 260 g de CO2/km/personne.

On peut comparer ces nombres avec les rejets de CO2 des avions. Un Airbus A340 contient 380 passagers, mais n’est en moyenne remplit qu’à 80 % ; il parcourt 13900 km avec 194 800 L de kérosène. La consommation de kérosène est donc de 14 L/km soit, pour 304 passagers en tout, en moyenne, 0,046 L/km/passager. La combustion d’un kg de kérosène rejette 3,14 kg de CO2. Or la masse volumique du kérosène est de 0,8 kg/L donc 1 L de kérosène rejette 3,14 x 0,8 = 2,5 kg de CO2. On obtient ainsi 115 g de CO2 émis/km/personne.

Sans tenir compte des émissions annexes (fabrication, maintenance, etc), seulement des émissions de CO2 liées à la combustion du carburant, un paquebot de croisière c’est, par personne : 2,3 fois un avion, lui-même 2,4 fois une voiture avec trois passagers.

D’autant que nos cosmologistes vont très très probablement cumuler : ça m’étonnerait, les connaissant, qu’ils aillent à Venise, le port de départ, en vélo ! Avion plus paquebot, le grand chelem !!

Les scientifiques, quels qu’ils soient, quelle que soit leur discipline, devraient montrer l’exemple, à commencer par limiter leurs déplacement en avion. J’ai certains collègues qui enchaînent les vols Paris-États-Unis plusieurs fois dans l’année. Il a certes certaines obligations, des travaux qui ne peuvent pas se faire par téléphone ou téléconférence, mais je trouve qu’il y a une véritable gabegie dans la profession. Après moi, le déluge… Alors qu’on devrait être encore plus vertueux que le reste de la population. Quand les scientifiques vont en conférences dans des lieux paradisiaques, ce qui est loin d’être rare, je trouve ça scandaleux : une convergence de voyages en avion dans un endroit décentré. Les conférences scientifiques devraient être organisées dans des endroits pour minimiser les déplacements du plus grand nombre. À méditer [2] (et vite !) ?

Quand c’est le lieu de la conférence lui-même — ville ou bourg flottant — qui est propulsé avec des centaines de milliers de litres de carburant, je trouve que l’on franchit un cap dans l’indécence et l’irresponsabilité. D’autant que je n’ai regardé que le coût environnemental en CO2, mais la facture écologique des croisières est bien plus élevée que cela. Ces bateaux polluent l’atmosphère et les océans en composés soufrés, en particules fines, ils rejettent des millions de litres d’eau usée dans la mer, des tonnes de déchets solides. Bref, c’est un véritable non-sens environnemental, d’autant qu’il n’y aucune obligation particulière à faire ces « croisières » : il s’agit seulement de tourisme de masse dans sa version la plus polluante (et pas forcément la plus drôle, de surcroît). Je ne parle même pas du déversement d’un coup de près de 4000 passagers à Santorini ou Mykonos…

Ce type de tourisme est en pleine expansion, la faute au coût du billet, de moins en moins cher. Et puis si les scientifiques le font, pourquoi pas nous ?

[1Je n’ai pas trouvé la puissance moyenne du bateau, néanmoins si 64 MW est sa puissance maximale, elle correspond à 23 nœuds, sa vitesse maximale. Comme la force qui propulse un bateau est proportionnelle au carré de sa vitesse, la puissance étant égale au produit de la force par la vitesse, elle est donc proportionnelle au cube de la vitesse. La vitesse moyenne étant 21,6 nœuds, la puissance moyenne est donc 62,7 MW.

[2On pourrait demander à chaque scientifique, en plus de son facteur h, sa quantité d’équivalent CO2 rejeté au cours de son travail ? Ou bien fixer un quota de carbone ?


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