Chapitre 1
Sortir des pistes¶
La spatule pénètre le manteau neigeux avec un léger bruit feutré, une gourmandise certaine. La montagne est silencieuse, elle se recueille après la chute de neige. Le soleil, de retour, illumine cette myriade de cristaux enchevêtrés qui forment une épaisse couche délicate et duveteuse. Au rythme de mes pas, les skis impriment leur passage, tassant cet entrelacs de flocons et d’air, au sein de l’hiver. Derrière moi, deux rails resserrés, parallèles, serpentent au gré des pentes, dessinent une trace homogène, régulière, avec quelques trous de bâtons de part et d’autre. Elle sillonne timidement la montagne, la trace.
Le contraste entre la neige immaculée et l’azur du ciel renferme d’infinies nuances qui font la beauté de ce relief vêtu de blanc. Manteau que l’on pourrait croire uniforme, car lissant les aspérités du paysage, mais qui n’est que multiplicité et diversité. La liberté de tracer son chemin au milieu de cette immensité procure un sentiment profond de communion avec les grands espaces. Sérénité. Silence. Cette sensation de nature vierge, sanctuarisée par une chute de neige, est l’apanage du ski de randonnée. Comme si la neige remettait les compteurs à zéro. Une nouvelle page blanche s’offre à moi dans une nature hivernale certes somptueuse, mais ô combien délicate à appréhender ! La neige sur laquelle évolue le skieur est un matériau quasiment vivant, à la plastique éphémère, au comportement éventuellement imprévisible, source de plaisirs intenses, parfois d’indescriptibles douleurs. Le ski de randonnée, c’est aussi la satisfaction intellectuelle d’acquérir les connaissances pour gérer le risque de s’aventurer dans cette dimension glacée.
Ma fille s’est initiée au ski dans la petite station où j’ai fait mes premières glissades sur les planches à l’orée des années quatre-vingt — les stations de ski existeraient-elles seulement pour apprendre à skier avant d’aller arpenter la montagne sauvage en toute liberté ? La station, Crévoux, dans les Hautes-Alpes, n’a pas beaucoup changé, elle s’est un peu agrandie au grand dam des randonneurs, il y a un restaurant d’altitude, mais pas – encore ? – de hautparleurs hurlant de la musique sur les pistes. Combien de temps conservera-t-elle son caractère familial qui ne défigure pas (trop) le paysage devant l’insatiable appétit de croissance des bétonneurs ?
C’est également à partir de cette station que nous étions partis, dans les années quatre-vingt, pour ma première randonnée à skis, avec mon père. Nous avions pour objectif le sommet au-dessus, l’arête de la Ratelle. Nous avions remonté l’unique piste rouge de l’époque, au petit matin, bien avant l’ouverture, en longeant d’abord le « Petit Téléski », rapidement avalé, puis le « Grand Téléski », plus… grand ! Au-delà de 2013 mètres d’altitude, la nature n’était alors pas encore câblée : elle était vierge.
Je fis mes premières conversions dans un couloir un peu raide dans la forêt, avant de gagner la limite des arbres, où les mélèzes se ratatinent peu à peu sous la neige, puis les inimaginables alpages recouverts de blancheur et finalement le sommet ; derrière, un à-pic vers les Orres. Je n’ai plus le souvenir exact du pinacle sur lequel nous avions choisi de poser nos spatules à l’époque. Peut-être le pic Haut. L’arête de la Ratelle, bordée à l’ouest par le pic Haut et à l’est par un sommet sans nom d’altitude 2617 mètres, offre une multitude de points culminants.
Depuis, deux autres téléskis sont venus agrandir le domaine skiable de Crévoux. Ils s’approchent suffisamment de la crête de la Ratelle, sans pour autant l’atteindre, pour annihiler le plaisir d’y monter avec les peaux, et condamnent alors stupidement quelques belles courses. Dans cette acception, une course n’est pas un défi sportif qui se joue au chronomètre dans un stade olympique pour voir qui arrive le premier en courant, roulant, ou autre, sur une distance de cent mètres, quatre-cents mètres, un tour, deux tours ou plus, avec ou sans haies ; ni un déplacement pour un achat ; c’est une excursion en montagne plus ou moins technique, plus ou moins « alpine ». Les courses ainsi empêchées sont des randonnées à skis qui se retrouvent au milieu ou en bordure immédiate de la station et donc aujourd’hui dénuées de tout intérêt.
À l’époque, j’avais des chaussures et des skis de piste. Il n’y avait pas de matériel de randonnée adapté aux enfants. Les fixations, des Petzl, étaient néanmoins spécifiques, et bien sûr j’avais des peaux « anti-recul » découpées à la bonne longueur – la largeur était alors standard. Si le matériel a nettement évolué depuis, le principe est toujours le même : des skis quasiment identiques à ceux que l’on utilise sur la piste. On colle une paire de « peaux » sur la semelle, dans le bon sens : une multitude de petits poils glissent quand on avance et se hérissent à reculons, ce qui permet de s’accrocher aux pentes de neige pour les gravir. Pour plus de confort, il est préférable de libérer les talons des chaussures : les fixations propres à la randonnée autorisent cela pour faciliter la montée. Seul l’avant est fixé au niveau du ski et peut pivoter au gré des pas. Une fois en haut, le talon est immobilisé et bloque fermement la chaussure sur la planche, comme en ski de piste. Et bien sûr, les peaux sont décollées. Quand on est suffisamment grand pour que cela existe, les chaussures de ski de randonnée ne sont pas tout à fait des chaussures de piste : leurs semelles sont rainurées de crampons, comme les chaussures d’alpinisme, pour gambader dans la neige sans partir en glissade ; elles sont dotées d’un chausson amovible à l’intérieur des coques ; enfin elles ont deux positions, l’une, souple, flexible, permettant à la cheville de ne pas être gênée dans la marche ascensionnelle, l’autre, rigide, pour maintenir le pied à la descente.
Ma première paire de « vraies » chaussures de ski de randonnée fut des Koflach héritées de ma mère, quand, adolescent, j’ai eu la taille de pied adéquate. J’ai des souvenirs émus de douloureuses séances d’enfilage quasi désespérées de ces chaussures, même si, une fois à l’intérieur, j’étais bien. Quant à leur poids, personne n’en voudrait à l’heure actuelle. J’avais également récupéré ses skis, des Yétis. Les fixations étaient toujours des Petzl, un modèle antérieur, la talonnière était fixée avec un boulon qui avait la manie de se dévisser régulièrement, il fallait alors patauger dans la neige, mains nues, parce que visser un petit boulon avec des moufles ou des gants n’était pas envisageable, pour le remettre en place. Je n’étais pas peu fier d’avoir d’authentiques skis de randonnée qui n’avaient rien de particulièrement différent des skis « normaux », de piste, si ce n’est qu’ils avaient un drôle de trou sur la spatule. C’était ça qui faisait la distinction. Entre le « vrai » randonneur, et les autres. Je n’ai jamais très bien compris à quoi pouvait bien servir ce petit trou. À accrocher les skis au clou dans le garage pour mieux les ranger ? Il parait que c’était pour pouvoir passer un brin de corde afin de fabriquer un traineau en cas d’accident… Je n’ai jamais essayé. Occasion manquée ? Toujours est-il que le petit trou persiste sur certains modèles actuels, parfois décentré, probablement pour donner un style. Ou pour fixer les peaux.
Pourquoi cette façon de skier m’a-t-elle tout de suite plu, dès l’adolescence ? Des heures d’effort pour une seule descente, quand il existe des stations de ski avec des machines pour monter les skieurs, avant que la gravité ne les autorise à descendre en glissant avec d’agréables et grisantes sensations. Les remonte-pentes, téléskis et autres télésièges – on ne badine pas avec le confort ! – permettent d’accumuler allègrement le plaisir des descentes en s’affranchissant de l’effort persévérant de l’ascension. Mais finalement, n’est-ce pas ça que j’ai cherché, et trouvé, dans le ski de randonnée ? Un effort long et transpirant, exutoire exsudant, une endurance qui s’étale dans le temps ? La liberté de faire sa trace ? Arpenter la montagne sans contrainte ? Le silence feutré de la montagne hivernale, la solitude ou le partage ? Des plaisirs multiples, aux exacts antipodes de l’attractivité mercantile que fournissent les stations de ski.
Avant de retourner à Crévoux avec ma fille, je n’avais pas mis les pieds en station depuis des décennies. Le bruit de la mécanique, la queue devant la machine, le froid sur la perche, les pistes lisses et dures comme des patinoires, tout cela ne m’avait pas particulièrement manqué. Ne me manque pas. Mais il faut bien acquérir la gestuelle. Le « hors-piste », zone de prédilection du ski de randonnée, n’est pas le meilleur endroit pour cela. Trop rugueux. J’ai pourtant une amie, en Italie, qui a appris à skier au cours de randonnées à skis, avec un zeste de méthode et une bonne dose d’acharnement. Les montagnards parisiens mettaient un point d’orgue à apprendre à skier en dehors des pistes, dans les temps héroïques…
J’ai passé deux années en Italie, à Padoue en 2004 et 2005. Là, j’ai découvert le Club Alpin Italien — CAI, à prononcer « caille » —, j’en ai profité pour suivre un cours de ski de randonnée avancé, afin de rencontrer du monde pour aller en montagne. Ainsi, un dimanche de janvier 2005…
Réveil à cinq heures. Le sac et les skis sont déjà prêts depuis la veille. Je déjeune de quelques tartines et d’un café, car je vais devoir conduire. Il est temps d’aller enfourner tout le matériel dans la voiture avant de passer prendre Bruno et Dani. Nous rejoignons le reste de la troupe : Andrea, sa compagne Lara et sa sœur. Direction Belluno, par l’autoroute. La voiture d’Andrea montre le chemin. À cette heure matinale, le trafic est assez réduit. Nous allons gravir le Col Nudo dans le massif de l’Alpago. Rien à voir avec un col (qui se dit passo ou forcella en italien, selon la taille dudit col), c’est bel et bien un vrai sommet. Le temps est splendide, pas un nuage n’égaye le ciel ; les lueurs de l’aube rosissent bientôt l’horizon. Nous sortons de l’autoroute et, de petite route en petite route, puis de petite route en chemin plus ou moins carrossable, nous arrivons au point de départ.
Nous partons à pied, les skis sur le sac : il n’y a pas de neige. Cela, nous le savions déjà. Les trois-cents premiers mètres de dénivelé, environ, sont gravis sur un sentier raide et verglacé qui tire droit dans la pente sous le couvert forestier. Je suis devant, sur les talons d’Andrea, l’alpiniste. Le sentier s’élargit un peu, la neige se fait plus abondante, nous pouvons, enfin, chausser les skis. Nous progressons sur une pente de neige dure, assez inclinée, le tout dans un vallon superbe. Nous n’échangeons que très peu de mots, probablement la barrière de la langue, ou le fait que nous nous connaissons à peine, ou encore, à cause de l’effort que nous fournissons. Un peu de tout ça. L’itinéraire emprunte un parcours vallonné, très joli, au milieu de gros rochers en partie recouverts de neige, avant d’aborder la pente terminale ; je passe devant. Nous arrivons au collet sous le sommet en trois heures et demie et un peu plus de 1400 mètres de dénivelé. Pour parvenir au faite, il faut suivre un bout de crête. Nous mettons les crampons. La vue est stupéfiante, le regard porte loin, l’atmosphère est pure jusqu’à l’horizon, barré, entre autres, par les grands sommets des Dolomites au nord-est. Nous ne sommes pas très haut, à 2471 mètres d’altitude, mais il s’agit néanmoins du point culminant de l’Alpago, ce petit massif des Préalpes, à proximité de Belluno. Un des seuls endroits où l’on peut actuellement skier dans la région, à défaut de neige ailleurs.
Un léger air frais nous invite gentiment à tourner les talons pour retourner à l’abri sous la corniche du col. Nous nous installons pour attendre les amis, casser la croute, profiter du soleil et de la solitude des cimes. Solitude qui ne dure pas, d’autres randonneurs du dimanche arrivent. D’un coup, mon compagnon, probablement inquiet de savoir son amie en train de suer sang et eau plus bas, me propose de descendre à sa rencontre. Il est déjà tout prêt. Il s’en va avec la ferme intention de revenir, puisqu’il laisse son sac. Deux minutes plus tard, il me crie d’en bas : « Guillaume, le pelle! Le pelle nel mio ziano! ». Il a oublié de prendre ses peaux... Sans elles, pour remonter, ça va intéressant. Je les prends et je descends. Neige dure, pourrie. Pente raide. Jambes un peu rouillées par l’effort de la montée. Je rejoins le petit groupe, quelque deux-cents mètres plus bas. Dani, qui n’a pas de couteaux, chausse les crampons, et met ses skis sur le sac. La neige est trop dure et la pente trop raide pour se passer des couteaux. Elle va gravir la dernière partie à pieds, les skis sur le dos. Les ressources de cette fille sont incroyables : c’est bien plus éprouvant de marcher avec les skis sur le dos que de les avoir aux pieds. Et avec le sourire. Je repars, je la suis de loin, j’en profite pour faire quelques photos : le paysage est grandiose. Je rejoins les autres au col. Lara semble épuisée et Dani arrive doucement, mais surement, avec le sourire, toujours. Je remets les crampons. Nouvelle balade sur le fil de l’arête jusqu’au sommet avec tout le monde. Le chemin est bien tracé désormais : une foule est passée. Photos, embrassades, on se félicite, tout le charmant et fraternel tralala à l’italienne. C’est surprenant au début, et puis on s’y fait, on s’y habitue et on finit par apprécier ces élans d’humanité dans la fraicheur minérale de la cime. Retour au col, puis préparation pour la descente.
Andrea s’élance pour la seconde fois dans la pente. Puis Lara, puis Bruno. Je reste avec la dernière, Dani, qui ne sait pas skier. Elle part en dérapage. Doucement, mais surement. Puis en traversée, avec conversion sur les fesses à chaque bout. Elle attaque ensuite des virages. Ses virages semblent toujours périlleux, réalisés avec toute la concentration du moment, effectués en équilibre instable sur le fil de la carre, on est crispé, tendu rien qu’à l’observer, on aimerait lui donner une pichenette, un surcroit d’équilibre, et à chaque succès, on a envie d’applaudir. Petit à petit, de virage en virage, de chute en chute, on perd de l’altitude. Les autres nous attendent toujours plus bas. Dès que nous les rejoignons, hop ! ils s’éclipsent à nouveau, comme pour rester proches, mais à distance respectable. La montagne s’étire dans les lueurs de fin d’après-midi. Nous sommes seuls dans l’immensité. Dani commence à sérieusement sentir la fatigue. La descente aussi lui pompe son lot d’énergie, elle doit se démener comme un beau diable pour tenter de faire aller ses planches dans la bonne direction. Je lui dis d’y aller tranquillement, de surtout ne pas se faire mal. On a tout notre temps. Elle continue, malgré tout, ses efforts, ses virages dans cette neige pourrie ; elle garde son sourire. Une constante. Les autres nous attendent au soleil, juste à la limite de l’ombre. Au-delà, il sera couché pour nous, happé par les hauteurs. Reste l’ombre. Puis la forêt et son manque de neige. Ils se sont arrêtés pour déchausser, mettre les skis sur le sac, et enfiler les crampons pour descendre le sentier verglacé. Je fais de même. J’y vais presque en courant. Un ultime bout de chemin pierreux ; je ne me souvenais pas qu’il était si loooong, ce foutu chemin... Enfin, les voitures, la tisane, chaude ; la nuit n’est pas loin !
Dani a continué de faire du ski en randonnée sans passer par les pistes des stations ; au fil de la saison, les descentes se firent plus rapides, nous arrivions de plus en plus tôt à la voiture, elle avait même un certain style. Puis je suis rentré en France en septembre 2005, mettant un terme à nos joyeuses escapades montagnardes. Une dernière balade à skis avec elle fin 2005 dans les Préalpes dolomitiques, lors d’une nostalgique incursion italienne ; je suis retourné en montagne avec elle, mais l’été. Elle est la preuve même qu’il n’est pas nécessaire de faire ses gammes en station, sur la piste, pour apprendre à skier.
Sauf quand on est gamin : je me voyais mal emmener ma fille directement en ski de randonnée. Il fallait qu’elle apprenne à skier au préalable. Car le ski, c’est comme le vélo ou la natation, il est tout de même préférable de s’y mettre tôt. À huit ans, faute de station, fermée pour cause de pandémie, elle a fait ses premières randonnées, la montée en raquettes, les skis dans le sac à dos de papa… Elle adore ça, c’est gagné. Au printemps 2021, nous sommes allés voir avec elle le vallon du Crachet. Soleil printanier, neige printanière. Nous avons ascensionné une bosse, sur la crête en deçà du sommet, il ne faut pas précipiter les choses. Le gout de l’effort s’acquiert petit à petit, il faut éviter l’overdose au risque de dégouter. À la descente, la neige était juste comme il faut. Nous avons terminé par un piquenique dans l’herbe au milieu des crocus multicolores. Dernier jour de l’année 2021, nous y sommes retournés. Le soleil rasait les crêtes et les cimes, la neige était horrible à skier, trafolée, dure, gelée. Sarah ne s’est pas démontée, après l’avoir un peu poussée pour aller sur une bosse au-delà de la précédente, la descente fut avalée sans histoire. Fin 2022, nous achetons une paire de skis de fond d’occasion à sa taille ; je découpe de vieilles peaux pour les ajuster aux spatules étroites et les transformer en skis de rando ultralégers, de taille accessible à ma fille. Nous portons toujours ses skis de piste avec les chaussures dans nos sacs à dos, mais au moins elle peut monter plus facilement qu’avec ces inconfortables raquettes. Le ski de fond n’est pas d’une grande stabilité latérale ; en évitant les dévers et les pentes trop raides, c’est acceptable. En 2023, elle enchaine les balades après un premier essai en Tarentaise à l’occasion de la nouvelle année avec des amis.
Mardi 2 janvier 2024. Nous arrivions à peine à la Chalp et déjà l’atmosphère sauvage, lumineuse, cristalline du lieu commençait à nous envelopper. Nous avons beau le connaitre pour l’avoir parcouru de nombreuses fois, en toutes les saisons, cela ne rate jamais : la magie ne cesse d’opérer. Les falaises empilées strate sur strate, sur lesquelles la neige de la nuit s’était délicatement déposée, graciles zébrures sublimées et surtout surlignées par l’horizontal soleil hivernal, procurent ces sentiments contradictoires de claustrophobie liée à l’encaissement et de liberté dans le champ des possibles.
Peu de neige au départ, une fine pelure que les ravages de la pluie, si haute en altitude au cœur de l’hiver, avaient épargnée. Mais suffisamment pour ne pas racler l’herbe. La matinée était avancée, la petite station de ski de fond frétillait d’agitation. D’autres randonneurs s’équipaient. Sarah était tout excitée. C’était là sa deuxième balade de la saison après le col de Longet dans le Queyras avec ses cousins le jour de son onzième anniversaire, l’avant-veille de la nouvelle année. Notre première randonnée tous les trois. L’année dernière j’avais bien dû en faire cinq ou six avec elle, mais sans Anne-Soisig, confinée au repos pour cause de genou blessé et opéré. Nous avions alors déjà tenté la Ratelle, avec les cousins, mais le ciel bleu du départ s’était peu à peu terni au fil de la montée pour se transformer finalement en blizzard. Dans le brouillard, le vent et la neige cinglante, nous avions dû rebrousser chemin une centaine de mètres sous le sommet avec les rescapés, dont Sarah, qui garde un excellent souvenir de l’aventure, et trouvait, de fait, qu’il faisait un peu trop beau pour ce deuxième essai.
Nous avons chaussé les skis au départ du domaine skiable. J’ai enfourné les skis de piste de Sarah dans le sac à dos, Anne-Soisig portait ses chaussures. Sarah s’est installée sur ses skis de fond dont la semelle est recouverte d’une paire de peaux retaillée. C’est léger, ça monte tout seul. Nous traversons le torrent de Crévoux sur le pont, pour remonter de l’autre côté dans la forêt clairsemée. L’enneigement était assez pauvre dans le bas, mais rapidement nous avons pu quitter la piste damée pour nous aventurer dans le sous-bois. La couche de neige fraiche augmentait au fur et à mesure de notre ascension. La trace s’enfonce dans le moelleux, tandis que les houppiers des mélèzes décharnés et des pins cembros bien plus ventrus se paraient d’immaculé. Un petit tunnel improvisé de branches fléchissant sous la charge, un délicat ploiement d’échine pour le franchir, et c’est l’impression mirifique de pénétrer un peu plus profondément dans un sanctuaire inviolé. Rien que pour nous : nous étions seuls, malgré des traces plus ou moins anciennes. Nous avions les pupilles dilatées par tant de beauté. Comment une simple transition de phase thermodynamique peut déclencher de profondes émotions ! La binarité des couleurs transcendait la palette pour donner au tableau un aspect tant éphémère qu’inédit. Une sorte de résonance, tout semblait s’accorder au mieux pour nous faire jouir de chaque instant de cette cathédrale de nature. Et Sarah était là pour en profiter aussi ! La neige nous donnait en outre des promesses de rêve pour la descente. Tout au moins à ce niveau.
Sarah grimpait vaillamment en équilibre sur ses skis étroits ; nous retaillions la trace pour éviter les portions trop raides. Parfois elle allait tâter la profonde à l’extérieur de la trace, pour faire la sienne. Des pauses régulières pour déguster quelques pâtes de fruits de la grand-mère et faire le plein d’énergie. J’en profitai pour contempler l’éclairage d’une série de mamelons nichés au creux d’un torrent, dont le sensuel jeu d’ombres et lumières sur les courbes soyeuses entrelacées me fascinait. Les photos que j’en ai faites, décevantes, ne rendaient pas hommage à la réalité. Insidieusement, la lumière vive se fit plus rare, laissant place à une irradiation isotrope et laiteuse. Le soleil était filtré par une couverture d’altitude de plus en plus présente. La forêt n’en finissait pas. Sarah semblait s’en lasser et aspirer à quelque ouverture. Je la distrayais du mieux que je pouvais pour permettre au mélézin de s’ancrer dans le dénivelé. L’épaisseur de neige fraiche, poudreuse, qui avait cette fois échappé — tout de même ! — à la pluie était comme un épais édredon molletonné qui donnait furieusement envie de se rouler dedans. La chaleur fantasmée de l’image renvoyée n’avait pour contraste que la froide réalité du matériau que nous foulions.
Les mélèzes se sont subitement ratatinés pour laisser partir le regard. Les croupes et combes qui dessinent si habilement le panorama sous la crête de la Ratelle s’encastraient les unes sur les autres pour imaginer une trajectoire ondulant d’une bosse à la suivante. Le paysage est vaste, les autres skieurs étaient loin. La lumière diaphane. Le lieu rendu à sa sauvageté originelle, le téléski à proximité, inerte. Beaucoup de traces, néanmoins. Au gré des envies nous en suivions un bout ici pour prendre une tangente là et la retrouver au détour d’un virage un peu plus haut.
Nous arrivions. Sous la crête, un groupe de skieuses était savamment occupé avec des skis manifestement récalcitrants. Le sommet fut atteint par un court cheminement sur le faite. Sarah a suivi sans rechigner, mais pas très rassurée : la pente de l’autre côté s’enfuit rapidement vers le vide du vallon des Vachères, à nos pieds. L’horizon élargi au-delà de la crête, la lueur qui l’imbibait était d’une incroyable beauté. Une lumière tamisée, rose, orangée, et même jaune par endroit, donnait à la neige recouvrant uniformément ce paysage montagneux un côté surréaliste de tableau figurant au mur d’un musée. Réalisme inversé, sauf qu’au lieu d’un bout de lorgnette, c’était tout le paysage qui était le tableau. Réalisme immersif.
Une énorme corniche se déployait au niveau du point culminant, elle avait été brisée par nos prédécesseurs. Sarah a préféré descendre d’un cran, pour s’opposer à l’impressionnant vide attracteur. Là, après un rapide encas, elle troqua ses chaussures de ski de fond contre les chaussures de pistes, je pus enfin me délester de ses skis qu’elle chaussa aussitôt. Nous nous préparâmes pour la descente. Sarah angoissait un peu à l’idée de s’élancer. Je suis parti devant ; elle, sur mes traces. La neige n’était pas mirobolante, le vent avait fait son œuvre de tassement inhomogène, mais cela skiait néanmoins. De croupe en croupe, nous avons atteint la forêt. Et, là, l’albescente neige poudreuse. La descente dans la forêt fut belle et virevoltante. Dans le bas, nous sommes passés par la piste, pour finalement retrouver le départ après une courte remontée qui puisa dans les ultimes ressources. Après la solitude des hauteurs, nous rejoignions les hordes bariolées de skieurs de fond qui batifolaient en tous sens, mais sans bruit, sur les pistes.
À la suite de quoi, nous partons deux jours en refuge aux vacances suivantes. Le premier jour, c’est une longue et fastidieuse montée au refuge de la Blanche au fin fond du vallon de l’Aigue Blanche au départ de Saint-Véran. Sarah s’en accommode avec le sourire. Le lendemain, faute de neige en versant sud, nous allons faire le tour de la Tête des Toillies. Peu de dénivelés, trois cols à franchir donc trois peautages, ce qui signifie changement de chaussures à chaque fois pour Sarah. Puisque ses peaux restent sur les skis, c’est elle qui change de skis ! C’est une belle journée avec de la bonne neige : la descente du dernier col, col de la Noire, est délicieuse, tout en poudre. Nous repassons rapidement au refuge récupérer quelques affaires, avant de prendre le chemin du retour, un long plat descendant. En 2025, ça y est, les pieds de Sarah rentrent dans des chaussures de ski de rando. Nous louons la panoplie pour une nouvelle Ratelle, à peu près un an jour pour jour après celle qui est racontée. Fini les skis de fond à l’assise précaire qui tordent les chevilles. Elle entre dans la cour des grands.

Décembre 2013, massif de la Lauzière.
Pause