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Chapitre 8

Et l’avalanche ?

Arpenter la montagne hivernale n’est pas complètement anodin. Ce n’est pas tout à fait comme de la parcourir sur les sentiers en été où le risque de mourir est généralement très faible : il est toujours possible de trébucher et de malencontreusement sauter une barre, fatale, mais il y a peu de dangers insidieux. La montagne recouverte de neige, elle, recèle quelques pièges dissimulés. Dont le plus sournois d’entre eux est sans conteste le danger d’avalanche.

Mardi 5 mars 2013. 10 heures et 28 minutes. 2250 mètres d’altitude. Versant Nord du pic de Boussolenc, dans l’Embrunais. Le vent commence à se faire sentir, nous venons à peine de nous arrêter pour enfiler la veste. La forêt s’éclaircit, quelques mélèzes et pins cembros, rabougris, s’accrochent à la pente. La visibilité n’est pas fameuse, il neige, mais le fond de l’air, frais, remplit les narines de vivaces molécules. La trace de montée que nous avons plus ou moins suivie jusque-là s’est estompée sous des traces de descente et sous les flots de neige tumultueuse joyeusement transportée par le vent tempétueux. Je suis devant, je trace sur une pente peu inclinée, dans une neige peu profonde. Tandis que je m’apprête à passer à côté d’un mélèze chétif, je crois entendre un bruit sourd. Une sorte de « wouf. » Un « wouf » ? Une petite plaque de neige qui s’effondre sur mon passage ? Je marque l’arrêt, les sens en alerte, pour vérifier. Je m’attends même à voir une fracture dans le manteau neigeux là, à quelques pas. Mon regard balaye la pente qui me domine, par acquit de conscience. Je m’aperçois alors qu’elle a amorcé un silencieux mouvement de reptation et se dirige vers moi dans un ralenti trop rapide.
Les réflexes prennent le dessus : demi-tour immédiat. J’en profite pour visualiser où se trouvent mes compagnons et leur crier un « barrez-vous ! ». Papa et Anne-Soisig, qui étaient derrière moi, heureusement à une dizaine de mètres, sont au bord du vallon et relativement hors d’atteinte. Aline, elle, était au virage du dessous, à mon aplomb. Je lui crie : « Aline ! Barre-toi ! ». Je fais de même, je me retrouve promptement à côté d’Anne-Soisig et Papa, l’avalanche est déjà là, sur moi, à la marge, elle nous dépasse et emporte Aline qui pousse un cri. Mon ski gauche reste sous la neige, je m’efforce de ne pas la perdre de vue. Puis tout s’arrête. La neige se fige. Amoncèlement de blocs. Aline, secouée sur quelques mètres, dépasse toujours de la neige, mais pas de mouvement. Je descends rapidement, sur un ski, la rejoindre. À moitié ensevelie, le visage plein de neige, mais en dehors, elle va bien. Elle tient encore fermement son bâton dans sa main gauche, le bras sous des wagons de neige. Elle se dégage quasiment toute seule, je n’ai pas besoin de sortir la pelle. Pendant ce temps, les recherches pour mon ski disparu ont débuté une dizaine de mètres plus haut. Anne-Soisig a déplié sa sonde. Je m’efforce de remonter la pente à cloche-ski, avec plus de facilité que je ne m’y attendais : les blocs charriés par la coulée sont suffisamment compacts pour que je ne m’enfonce pas. Mon ski est retrouvé suite à un coup de sonde bienheureux. Je m’imaginais mal descendre sur une jambe.
Comme tout se termine très bien, j’en profite pour étudier succinctement le phénomène. Une pente mesurée d’environ vingt-six degrés juste là où j’ai enclenché le mécanisme. Je remonte avec l’inclinomètre pour voir ce qu’il en est au niveau de la cassure. Celle-ci se trouve trente à quarante mètres de dénivelé plus haut, la couche partie est très superficielle, dix à vingt centimètres selon les endroits, sur une largeur de dix à quinze mètres. En dessous, il reste approximativement un mètre de neige jusqu’au sol, dont la stabilité ne me parait pas complètement assurée ; je n’irai donc pas voir la cassure elle-même, m’arrêtant à quelques mètres en contrebas. La pente au niveau du départ est d’environ trente-six degrés. L’avalanche a glissé sur plus de cent mètres avant de s’arrêter sur une pente d’une vingtaine de degrés. Pas d’arbre ou de rocher sur sa trajectoire sous notre position, il n’y avait donc pas de risque de choc. En revanche, malgré la faible épaisseur de neige ayant dévalé, le dépôt est assez conséquent, et Aline aurait bien pu se retrouver entièrement ensevelie. Je n’ai pas examiné en détail la zone de glissement et la couche fragile correspondante. Les conditions ambiantes (neige sous les spatules, vent, neige virevoltante) n’incitaient pas à l’observation minutieuse.
Je suis tout de même stupéfait devant la distance linéaire entre le déclenchement et le départ (soixante à quatre-vingts mètres) ! La pente était orientée nord, peut-être sous le vent, qui n’a cessé de rugir depuis hier soir. Il est de secteur sud-est (d’après le bulletin de Météo-France) en altitude, mais reste tempétueux plus bas. Dans la forêt, nous étions à l’abri. Je subodore que la plaque superficielle partie était une accumulation sous le vent toute récente, probablement due au vent violent qui rabote les montagnes dans la région depuis la veille au soir. La neige ancienne étant encore relativement poudreuse, facilement mobilisable. Le bulletin d’estimation du degré de danger d’avalanche émis la veille par Météo-France pour ce jour sur le massif Embrunais-Parpaillon (danger limité [2] d’ouest en est en passant par le nord) : « De nombreuses pentes ensoleillées se sont purgées ces derniers jours. Avec la baisse des températures, le risque de départ spontané est en nette diminution et les chutes de neige attendues dans un premier temps faibles en journée de mardi devraient rester sans grande conséquence. Le manteau reste cependant localement sensible aux surcharges : dans les pentes ombragées, des plaques peu épaisses formées par de récents vents de secteur est à nord-est peuvent encore être fragiles surtout au-dessus de 2300/2500 mètres. »
Je ne m’attendais pas vraiment à déclencher une plaque à distance. La configuration topographique locale (présence de contrepentes raides) m’aurait incité à la prudence si j’avais imaginé un quelconque risque, ce qui n’était pas le cas. En effet, j’ai fait une autre course dans le même secteur la veille — par grand beau temps ! —, sur un versant similaire (est et nord). J’ai alors franchi des pentes autrement plus raides, en forêt et dans un couloir (certes fortement tracé – couloir nord de la Tête de la Mazelière). Le seul changement depuis la veille est ce vent tempétueux. Mais jusque-là, dans la forêt, je n’en avais pas encore constaté les effets sur le manteau neigeux même s’il était jonché de brindilles, signe que la canopée était agitée. Ce changement de configuration en sortie de la forêt, avec un probable transport de neige de la part du vent, aurait finalement dû m’alerter. Puisqu’il neigeait depuis peu (une heure à une heure et demie), je ne m’attendais pas à des accumulations suffisamment importantes pour susciter un quelconque danger. De surcroit, j’évoluais sur une pente trop faible pour déclencher quoi que ce soit autrement qu’à distance.
La nuit suivante ayant apporté son lot de réflexions diverses et variées, je me suis dit que j’aurais pu anticiper la chose, car j’avais vécu une expérience analogue en Suisse deux mois auparavant. Degré de danger nivologique limité [2] le samedi : sur le terrain, la neige était relativement stable. Toute la nuit, du vent violent. Le matin, dans le vallon où nous étions passés la veille, deux plaques étaient descendues spontanément, dont l’une sur une pente que nous avions skié à la descente : le vent avait chargé certains secteurs (et les Suisses avaient fait passer le degré de danger à marqué [3]). Dans le cas présent, je subodore qu’il s’agit d’une situation similaire, la neige fraiche du jour n’étant définitivement pas suffisamment abondante pour créer une telle accumulation. La plaque devait donc très certainement résulter du transport de neige encore poudreuse en de nombreux endroits, la nuit, par le vent. Localement, le degré de danger devait être marqué, impliquant de ne pas arpenter des pentes de plus de 35° y compris au-dessus.
Ce n’est qu’en février 2021 que nous avons finalement fait le Boussolenc, Anne-Soisig, Aline et moi. Nous avons retrouvé le lieu de l’avalanche, en guise de pèlerinage, sans nous attarder plus que le temps d’une photo.

C’était la première (et seule) fois que je déclenchais une plaque, la deuxième où je suis aux premières loges. La première c’était en janvier 2011 dans le massif de Belledonne, par degré de danger faible [1], une plaque dure, à vent, déclenchée par le copain à la trace. Depuis je me suis fait bousculer par une autre coulée, dans un contexte différent : je descendais en milieu d’une chaude journée printanière sur une pente pas très longue, mais un peu raide. La neige très humide remuée lors d’un virage s’est mise à glisser en formant une coulée qui m’a fauché sans que je m’en rende compte au virage suivant à l’aplomb. Je n’ai pas été enseveli, mais j’ai perdu mes skis ; la sensation de perdre le contrôle est extrêmement déstabilisante. Anne-Soisig était plus en arrière, elle ne m’a pas vu me faire entrainer. Le dénouement aurait pu être plus problématique.

On observe que sur une pente inclinée à moins de vingt-huit à trente degrés une avalanche de plaque ne peut pas partir. Le danger d’avalanche est l’épée de Damoclès du skieur de randonnée, de tout arpenteur de montagne hivernale. L’exposition à ce danger constitue un risque aléatoire, puisque dans l’état actuel des connaissances, il est impossible de prédire que tel endroit renferme un piège ou pas. On est donc obligé de s’en référer à des études statistiques indiquant que dans telle pente, il y a un risque accru, ou pas. Car la neige, ce matériau fantastique, n’en recèle pas moins, parfois, de redoutables traquenards tendus dans ses entrailles. Il suffit alors d’appuyer sur cette neige, d’être là en somme, telle la petite souris aguichée par le bout de fromage qui déclenche le piège en posant simplement la patte sur la tapette.
La surpression — le poids exercé par le skieur sur la surface de ses skis ou sur celle de ses semelles de chaussures s’il est à pied — que nous imposons au manteau neigeux par notre présence va jouer le rôle de la patte de la souris : elle va déclencher le mécanisme. Pour qu’une avalanche de plaque se produise, il faut trois ingrédients : une couche de neige avec une certaine cohésion sur laquelle nous évoluons et sous laquelle réside une couche dite fragile que l’on peut imaginer comme un château de cartes en équilibre, tant qu’on n’y touche pas, entre la couche du dessus et celle du dessous. Et puis une pente inclinée à plus de trente degrés. Mettre en branle la masse de neige que constitue une avalanche est, tel que cela est compris à l’heure actuelle, un enchainement précis de différents processus physiques à l’œuvre dans le manteau neigeux, pourvu que les ingrédients adéquats soient là. Si l’on bouscule le château de cartes par notre présence, celui-ci peut s’affaisser. Le poids de la plaque de neige au-dessus entraine la propagation de l’effondrement du frêle édifice dans toutes les directions. Si l’inclinaison de la pente est suffisante, la plaque n’étant plus retenue par la couche fragile, elle peut se déchirer en amont et se libérer pour glisser par gravité. C’est l’avalanche.
La couche fragile peut exister sur de très grandes surfaces. Sa rupture peut se propager sur de très grandes distances et même faire fi du relief : remonter les pentes, passer des crêtes… On peut donc déclencher des avalanches à distance et parfois depuis une zone plate, pourvu que des pentes raides dominent. Si la masse de neige en mouvement, souvent plusieurs dizaines de tonnes, nous atteint, il y a de fortes chances de finir bousculé tel un fétu, et submergé. Là, c’est comme dans une gangue de pierre, bouger le petit doigt est impossible et l’asphyxie guette. Au-delà d’une petite quinzaine de minutes de ce régime, c’est souvent la syncope et la mort. C’est pourquoi des protocoles de secours par les compagnons à l’extérieur de l’avalanche ont été mis au point pour dégager les ensevelis en quelques minutes. À condition qu’au moins l’un d’eux soit resté en surface ; en progression, il faut donc parfois s’espacer de plusieurs dizaines de mètres — les distances de délestage —, afin qu’au maximum une personne soit piégée en cas de traquenard dissimulé.

Depuis deux à trois décennies, les randonneurs hivernaux s’équipent individuellement et systématiquement d’émetteurs-récepteurs radio pour localiser une victime enfouie sous la neige, le Détecteur de Victime d’Avalanche ou DVA. Il s’accompagne d’une sonde, grand bâton pliable pour affiner la position de la personne par toucher, et d’une pelle, pour creuser et la dégager. À mes débuts dans les années 1980-1990, même s’ils existaient déjà depuis peu[1], nous n’avions pas de DVA — on les appelait ARVA, Appareil de Recherche de Victimes d’Avalanche, mais comme c’est devenu le nom d’une marque il a fallu changer d’acronyme —, mon père s’est équipé à la fin des années 1990. Mais il faut avouer que nous les utilisions plus comme des grigris que comme de véritables outils. J’ai vraiment appris à m’en servir lors de mon passage au Club Alpin Italien en 2005. J’ai alors acheté le modèle en vogue à l’époque, l’Orthovox F1, un appareil analogique, qui permettait un guidage sonore directement sur les bips électromagnétiques émis par le DVA de la victime et détectés par celui du chercheur. Quelques LED donnaient une vague indication directionnelle. Je me suis entrainé jusqu’à maitriser convenablement son maniement, y compris pour trouver une seconde victime.
Des DVA numériques ont commencé à apparaitre sur l’étroit marché du ski de randonnée. Mais les premiers modèles n’avaient pas des performances égalant celles des modèles analogiques. Sont ensuite arrivés des appareils à deux puis trois antennes selon les trois directions de l’espace : couplées à un processeur, ces avancées technologiques permirent un gain de temps considérable lors du secours en évitant quelques errements. En 2009, j’ai définitivement relégué dans un tiroir mon Orthovox F1 pour m’équiper du Mammut Barryvox Pulse (puis du Mammut Barryvox S en 2021, son successeur), numérique à trois antennes[2] qui a eu les meilleures performances pendant très longtemps et qui reste très compétitif. Retrouver plusieurs victimes en un temps record est devenu possible ! L’entrainement et l’appropriation de l’engin n’étaient pas pour autant facultatifs, bien au contraire. Plus de paramètres et de fonctionnalités à maitriser, mais le bénéfice est là. Détecter la balise des personnes sous la neige, se diriger vers le signal maximal, le trouver. Sortir sa sonde, la déployer, sonder méthodiquement jusqu’à toucher la personne enfouie. Puis sortir la pelle, et creuser, là encore avec méthode pour un maximum d’efficacité. Dégager les voies respiratoires de la victime.
Tout cela ne s’improvise pas, il faut se former par des stages auprès de professionnels ou d’associations. Un entrainement régulier est nécessaire pour que le protocole devienne un automatisme afin de ne pas être submergé par la panique en cas de situation réelle et de pouvoir s’adapter rapidement à tous les cas de figure. Le triptyque indispensable, DVA, pelle, sonde, est là systématiquement : le DVA est dans son étui au plus près du corps sous les vêtements, avec un cordon pour le sortir facilement, la pelle et la sonde sont accessibles dans le sac à dos. Cet attirail permet de limiter les dégâts au cas où. Il est néanmoins préférable d’éviter de devoir secourir en gérant le risque avant.
Prévenir plutôt que guérir. Les connaissances ont beaucoup évolué depuis la fin du siècle dernier. On sait désormais à peu près comment les skieurs déclenchent une avalanche de plaque. Elle est un phénomène aléatoire, le déterminisme que l’on essayait de lui coller avant ne fonctionne pas, c’est trop complexe pour espérer — dans l’état actuel du savoir scientifique, tout au moins — prédire que telle situation déclenchera inévitablement une plaque. Peut-être qu’un jour, dans un futur plus ou moins lointain, les skieurs arboreront, non plus un DVA pour guérir, mais un scanner de couches fragiles pour prévenir : le pas suivant va-t-il appuyer sur la gâchette de la tapette avalancheuse ou pas ? Pour le moment, nous n’avons aucun moyen de savoir si une couche fragile dangereuse se faufile quelque part sous nos skis. Le mieux que l’on peut faire est de prédire que là, là ou là, dans telle ou telle condition, la probabilité de déclencher une plaque est plus importante. Ce qui n’est déjà pas si mal : il suffit d’éviter les endroits et les conditions où cette probabilité est élevée pour limiter le risque encouru. Malgré cela, sans hypothéquer le plaisir, il reste de belles pentes à dévaler…
Le résultat des différentes investigations a permis de mettre au point un outil simple de gestion du risque. Il stipule que lorsque le degré de danger indiqué par le Bulletin d’Estimation du Risque d’Avalanches[3] (BERA) est fort [4], il faut se limiter aux pentes de moins de trente degrés (y compris celles se trouvant au-dessus) ; quand le degré de danger est marqué [3], il faut se limiter aux pentes de moins de trente-cinq degrés (y compris celles se trouvant au-dessus) ; par degré de danger limité [2], on se limite aux pentes de moins de quarante degrés ; et par degré de danger faible [1], on skie quand même avec précaution. Cette méthode dite de réduction élémentaire[4] (MRE) a été mise en place au tournant du vingtième siècle par le guide suisse Werner Munter à partir des statistiques d’accidents et d’un grand nombre d’observations sur le terrain ; systématiquement utilisée, son application permettrait de réduire le nombre d’accidents graves d’avalanches. D’autres outils, numériques, ont vu le jour en 2019, en France. Ils sont basés sur ces méthodes de réduction ou bien de proches dérivées, en complément des cartes de pentes[5]. Skitourenguru propose des itinéraires cartographiés avec des échelles de couleurs qui indiquent le niveau de risque de tel ou tel passage compte tenu du degré de danger prédit, en Suisse et dans le reste des Alpes ; en France plusieurs milliers d’itinéraires sont déjà accessibles[6]. L’application fait appel à une méthode de réduction quantitative, qui traite un grand nombre de données, dont celles de la nature avalancheuse du terrain, qui va au-delà des cartes de pente, celles des itinéraires fréquentés par les skieurs, celles d’un grand nombre d’accidents analysés, et enfin celles du bulletin de danger d’avalanche numériquement décortiqué et analysé, afin de fournir une estimation du risque la plus objective possible. Yéti est une carte du risque d’avalanche calculée à partir des méthodes de réductions en chaque point de l’espace et du degré de danger du BERA[7]. La préparation des balades à skis est entrée dans une nouvelle ère, l’humain est aidé par les froids calculs de la machine.

Une sortie en montagne hivernale ne s’improvise pas, il y a tout un rituel à respecter : jongler entre la carte pour trouver l’itinéraire sympathique, le topoguide pour savoir si le petit passage à peine visible sur la carte est franchissable ou pas, les conditions du moment, le degré de danger d’avalanche, et puis les amis avec lesquels on y va — le « groupe » — leur niveau de forme, de ski, leur motivation, etc. Tout passe au filtre de la préparation. Une check-list standard et protocolaire, la grille 3 × 3, permet de ne rien oublier. Il faut anticiper minutieusement son itinéraire en tenant compte du degré de danger indiqué dans les bulletins d’estimation du risque d’avalanche (BERA) édités par Météo-France sur les principaux massifs en période hivernale. Des outils d’estimation du degré de danger local ont également été mis au point, en cas d’absence de bulletin officiel. Ils permettent de réajuster sur le terrain le projet préparé, éventuellement d’y renoncer et d’opter pour une alternative. Ces outils rationnels, étayés sur des faits, scientifiques, devraient être dans la besace neuronale de tout promeneur dans la montagne hivernale.

Pourtant, on déplore toujours une moyenne d’une trentaine de personnes qui perdent la vie sous des avalanches chaque année en France. Le discours des experts et autres formateurs sur la gestion du risque est trop souvent alambiqué, en rendant compliqué des concepts qui pourraient ne pas l’être[8]. Certes la science des avalanches est difficile, parce que la neige est un matériau complexe. Mais tout comme il n’est pas nécessaire de comprendre la relativité générale pour pouvoir se servir d’un récepteur GPS ou la mécanique quantique pour utiliser un smartphone, il n’est pas nécessaire de comprendre les subtilités de la nivologie pour appliquer quelques méthodes simples afin d’éviter l’essentiel du risque. La simplicité de la méthode de réduction élémentaire permet de court-circuiter les biais cognitifs dont notre cerveau est le siège et qui peuvent affecter nos décisions en particulier en situation risquée. Dans ce genre de cas, il est préférable de s’en remettre à la rigueur et au rationnel plutôt qu’à d’ésotériques recettes de grand-mère, ou à des méthodes basées sur l’expérience seule (aussi grande soit-elle) et pouvant donner l’illusion de maitriser le risque. Il ne s’agit pas d’aseptiser la montagne de tout risque, mais de le quantifier quand cela est possible en fonction des connaissances scientifiques. Et ainsi de pouvoir le maitriser en le réduisant par des comportements adéquats en fonction du niveau d’exposition au danger que l’on est prêt à avoir.
L’ouvrage du guide Werner Munter, 3x3 Avalanches, dans lequel il expose le nécessaire changement de paradigme dans la gestion du risque d’avalanche avec les méthodes de réductions dont il est l’auteur, est paru en France en 2006, près de dix ans après l’édition originale, en Suisse, en allemand. La lecture de ce livre m’a profondément enthousiasmé, j’y voyais là enfin une manière de gérer le problème des avalanches en ski de rando de manière rationnelle et carrée. La communauté montagnarde française l’a superbement ignoré. Quand j’ai passé mon initiateur de ski de rando au club alpin en 2011, ces méthodes n’étaient pas d’actualité. Ce n’était pas plus le cas en 2016 quand j’ai passé l’instructeur neige et avalanche. Montagnes magazine a pourtant beaucoup œuvré pour les vulgariser, mais quand Philippe Descamps et Olivier Moret ont quitté la rédaction, le magazine est tombé dans l’ésotérisme quant à ces questions. La parution de leur livre en 2016 aux éditions Guérin, Avalanches, comment réduire le risque ?, a permis de démocratiser ces méthodes de réduction. Les formateurs du club alpin l’ont adopté (pas tous !), d’abord du bout des doigts. Il fait désormais partie de la bibliographie essentielle. Dix-neuf ans après la traduction en français du travail de Munter, les guides ne sont toujours pas formés aux méthodes de réduction, les formateurs du club alpin ne les ont pas tous adoptées.

La montagne est encore un espace de libertés, il est possible d’y faire ce que l’on veut ; et espérer que cela perdure. Y perdre la vie, cela signifie aussi ne plus en profiter. Certains alpinistes ou skieurs ne s’épanouissent que quand ils s’exposent au danger. Pourquoi pas, quand le risque pris est estimé et assumé ? En revanche, quand on n’aspire qu’à profiter sereinement et longuement des hauteurs, sans nécessairement s’y retrouver bêtement exposé, il y a moyen de le faire. Il faut savoir parfois renoncer — au sommet, à la pente —, les montagnes seront toujours là, il suffit de tout faire pour rester en vie pour pouvoir y revenir. Le jeu en vaut certainement la chandelle !

Cheminer

Cheminer

Footnotes
  1. On trouvera un historique assez exhaustif sur les DVA en ligne, par Lilian Martinez, 2013 : https://www.ski-libre.com/testmateriel/securite/histoire-detecteurs-de-victime-avalanche-dva-arva-appareil-recherche-avalanche-part1/ (consulté en juillet 2025).

  2. Les DVA à trois antennes permettent une localisation plus directe et plus précise du signal émis par la victime. Les antennes, des bâtonnets de ferrite, sont logées dans le boîtier parallélépipédique selon ses trois directions, il y en a une grande qui sert également pour l’émission, une moyenne et une petite qui est utilisée pour la recherche finale.

  3. Le BERA est l’appellation consacrée par Météo France. Néanmoins, en toute rigueur, ces bulletins estiment non pas un risque, mais un danger. Le risque est le résultat d’une exposition à un danger. Le danger d’avalanche, si je reste confiné chez moi, ne pose aucun problème. En revanche si je vais en montagne l’hiver, je m’expose au danger, j’ai un risque de dommage associé.

  4. Pour approfondir ces notions essentielles de gestion du risque d’avalanche pour le randonneur, on consultera l’ouvrage : Avalanches, comment réduire le risque, de Philippe Descamps et Olivier Moret, Éditions Paulsen, 2019. Ou la conférence : La gestion du risque d’avalanche en ski de randonnée, Guillaume Blanc, 2020, en ligne : https://youtu.be/vb5u3YueqsA.

  5. Une carte des pentes pour prévenir le risque d’avalanches, Fondation Petzl, décembre 2016, en ligne : https://www.petzl.com/fondation/s/securite-avalanches-yeti-skitourenguru?language=fr (consulté en juillet 2025).

  6. Un outil d’aide à la planification des randonnées à skis pour la Suisse et certains massifs français (et d’autres en cours de développement) : http://www.skitourenguru.ch/.

  7. Un outil d’aide à la préparation des randonnées à skis pour les massifs français, est disponible depuis fin 2019 : https://www.camptocamp.org/yeti.

  8. Voir : Pour une gestion rationnelle du risque d’avalanche, Guillaume Blanc et Olivier Moret, Alpine Mag, mars 2021 (en ligne : https://alpinemag.fr/pour-une-gestion-rationnelle-du-risque-avalanche-1-2/).