Chapitre 2
Éloignement¶
Depuis mon court passage en Italie, je vis en région parisienne où j’ai fait connaissance avec le Club Alpin Français — CAF ou plutôt FFCAM, Fédération Française des Clubs Alpins et de Montagne — au sein d’une sympathique petite association, le GUMS. Aller en montagne depuis Paris ? Il y a bien la voiture, mais c’est long, fatigant, polluant. Le train ? On ne va malheureusement pas partout ; de plus, il est devenu un produit de luxe. Les lignes de nuit qui serpentaient jusqu’au bout des vallées alpines ou pyrénéennes n’existent quasiment plus. Ce club, comme d’autres, a mis en place, il y a quelques décennies, un système de transport vers les montagnes en affrétant des cars-couchettes. Je l’ai découvert en arrivant à Paris, pour mieux en repartir, le temps d’un weekend !
Un car-couchettes est un car d’apparence normale à l’extérieur. La différence avec un car standard se voit la nuit : les sièges sont ingénieusement transformés en deux étages de couchettes horizontales, à raison de deux rangées de chaque côté de l’allée centrale. Intérieur modulable. Une chambre roulante pour trente-huit personnes. Oh, ce n’est pas aussi confortable qu’un lit, c’est étroit et comme les dossiers et assises des fauteuils articulés constituent les couchettes, ce n’est pas rigoureusement plat, mais un peu bosselé. Le dos apprécie généralement peu, mais nous sommes allongés, ce qui n’est pas rien. Et à la vue des montagnes, au petit matin, après une nuit de sommeil plus ou moins réparatrice, tout est oublié. À condition d’avoir pensé à prendre les bouchons d’oreilles pour s’isoler du bruit du moteur. Une nuit de route, les oreilles colmatées, et nous voilà transportés comme par enchantement dans les montagnes. Nous débarquons à l’aube, les pieds dans la neige, à pied d’œuvre pour un weekend en immersion.
Un de mes premiers cars, hiver 2006. Je dormis particulièrement bien. Au début. J’avais bien préparé mon coup avec une certaine fatigue accumulée déjà au départ, et une place choisie de mon plein gré. Un car-couchettes engrange plusieurs groupes qui ne vont pas tous descendre au même endroit. Des arrêts s’échelonnent ainsi dans le massif en fonction des courses prévues par les uns et les autres, jusqu’au terminus. Cette fois-ci, je faisais partie de la première dépose. J’étais enfoncé dans un sommeil réparateur, quand je me réveillai subitement. Le car était à l’arrêt, le moteur ronronnait ; dehors, la nuit. J’ai aperçu du coin de l’œil deux personnes de mon groupe qui descendaient en silence. Oups ? Mon cerveau ne fit qu’un tour, nous étions au premier arrêt, et j’étais carrément en retard pour me préparer. Vite, je me suis extirpé de mon duvet, j’ai sauté dans mon pantalon de ski — enfin « sauter » est un bien grand mot, vu l’exigüité de l’espace —, j’ai rassemblé mon fatras en tentant désespérément — et sans succès — de faire rentrer mon sac de couchage dans sa housse, et finalement, j’ai essayé de me désincarcérer de ma couchette sans réveiller mon voisin. Impossible de passer par-dessus, il n’y a pas la place, au niveau des pieds non plus. Il restait l’espace entre sa tête et celle du suivant. Je partis la tête la première dans une sortie digne d’un contorsionniste, me rattrapant çà et là, et finissant par un roulé-boulé au milieu de l’allée centrale, dans le silencieux ronflement de la nuit. J’ai enfilé mes baskets, casé le sac dans le compartiment bagages pour le retour, pour aller faire un tour dehors : la porte du car était ouverte. Personne. Étrange. Une atmosphère d’abandon flottait dans la noirceur de la nuit. Le froid vif eut tôt fait de me remettre les idées en place : nous étions seulement stationnés sur une aire d’autoroute... Mais quelle heure était-il donc ? Jusque-là, la perspective de regarder ma montre ne m’avait pas effleuré. 4 heures et 20 minutes. 4 heures et 20 minutes ! Ce n’était qu’un arrêt pour les chauffeurs. Cela me fit rire. Je riais silencieusement, seul sur l’asphalte sinistre de l’aire d’autoroute. Je retournai me coucher en essayant de ne pas trop déranger mes voisins en réintégrant ma couchette. J’ai eu la paresse de me déshabiller, tant pis, je finirai la nuit comme ça. Il ne restait qu’un peu moins de deux heures à dormir avant le premier arrêt. Un premier arrêt qui a dû réveiller tout le car et durer tellement longtemps que même les moins rapides et les plus endormis du groupe ont pu descendre à temps. Si j’avais su...
Les cars-couchettes se suivent et se ressemblent. Chacun a ses petits « trucs » pour passer une nuit la moins inconfortable possible, entre celui qui préfère être en bas, ou en haut, celle qui a un sac de couchage ou se contente des quelques couvertures à disposition, qui des boucliers otiques ou un masque pour les yeux, celui qui se plonge dans une lecture ou une écoute silencieuse de quelque musique. L’excitation est à son comble au départ le vendredi soir, quand on parcourt la chaussée parisienne avec l’attirail du parfait montagnard. Transporter skis et piolets dans le métro fait toujours sensation, même si les Parisiens en ont forcément vu d’autres. Au retour, le lundi matin, avant l’aube, on est un peu moins fébrile, surtout encore ensommeillé, des images plein la tête. La magie de s’éloigner du béton citadin pour se réveiller au milieu des montagnes est incroyable : un authentique voyage dans le temps et dans l’espace.
Si la géographie fait parfois des siennes, les recoins du sud des Alpes du Sud se méritent, même en car depuis Paris. Jeudi 12 mars 2020, nous étions déjà sur l’autoroute A6 quand Emmanuel Macron a annoncé la fermeture des écoles et le confinement dès le lundi. Je n’étais déjà pas serein à l’idée d’aller m’enfermer dans une telle boite de conserve roulante, confiné avec une quarantaine de camarades d’un peu partout en Île-de-France où l’épidémie de covid-19, alors peu connue, s’ébattait joyeusement. De quoi nourrir un véritable bouillon de culture. D’autant que l’hygiène n’est pas la préoccupation principale du montagnard. Je me suis fait tout petit en me couchant dans un recoin et j’ai fermé les yeux. Le refuge de la Cougourde, visé, s’est avéré plein. Nous avions changé d’itinéraire au dernier moment, pour éviter les versants italiens, en pleine épidémie ; un peu plus que nous, mais à peine. Nous avons donc remis les peaux pour aller voir la Madone de Fenestre dans la vallée d’à côté. Il était vide. Nous sommes arrivés en fin d’après-midi, parce que le car nous avait déposé tard le matin au Boréon. Nous y avons passé deux nuits seuls. Le moral est remonté, il faisait beau, le covid semblait plus lointain. Le lendemain, nous avons pu faire un joli sommet, le Gélas, avec descente par le couloir. Retour le dimanche par un sommet détourné pour éviter la platitude. La perspective de remonter dans le car, entassé, ne m’enchantait pas. J’ai serré les dents. Je me suis tapi sur ma couchette, je n’ai plus bougé. Les restaurants étaient fermés. La réalité rejoignait une sinistre dystopie. Nous avons grignoté ce que nous avons pu. J’ai terminé les restes du weekend, seul, perché sur un mur, au-dessus de l’aire d’autoroute qui poussait le lugubre dans ses retranchements. Il n’y a manifestement pas eu de cluster infectieux dans le car. Je n’ai plus refait de cars pendant 5 ans. Ma femme, les amis, m’ont gentiment poussé à m’y remettre en février 2025 pour encadrer un groupe de futures encadrantes en formation. Un joli weekend dans le Val de Thures dans les Alpes Cottiennes en Italie, malgré une première journée de mauvais temps pour arriver au bivouac. Nous avons pu faire le Bric Froid par le versant italien. Les weekends en car demandent une certaine organisation pour coordonner trente-huit personnes, environ six groupes de skieurs, autant d’encadrants avec les conditions de la montagne. Le car est loué à une entreprise de transport avec ses chauffeurs ; cela a un cout avec peu de flexibilité. Encadrer un groupe dans ces conditions demande beaucoup de temps de préparation, pour connaitre les personnes, réserver un hébergement, refuge ou gite, imaginer un itinéraire adapté, ne pas se formaliser dans les changements de prévision météorologique, ce qui arrive en fait tout le temps, revoir le programme en fonction, etc. Tout en restant en contact avec les autres encadrants. J’ai joué à ce jeu-là pendant des années et des années, enchainant plusieurs cars dans la saison. Je me rends compte que je n’ai plus forcément envie de skier à ce prix-là. Ni le temps. Alors, mécaniquement, je fais désormais moins de weekends en car. Ça reviendra peut-être.
Depuis Paris, les montagnes, qu’elles soient alpines ou pyrénéennes, sont toutes à peu près aussi loin qu’une nuit de sommeil. Nous pouvons donc explorer tous les massifs « sans scrupules », ce qui permet au fil des sorties de dresser une carte orographique dans un coin de sa tête. J’affectionne particulièrement découvrir de nouveaux massifs, aller poser mes planches dans des vallées ou sur des sommets que je n’ai jamais fréquentés, partir ainsi à l’aventure et m’émerveiller à chaque instant. Bien sûr, certaines zones restent plus obscures que d’autres, on a tous nos préférences. Je reste ainsi très attaché au nord des Alpes dites « du Sud[1] », avec quelques morceaux d’Alpes du Nord. Je ne dénigre pas pour autant refaire une course déjà faite. Voire même déjà faite et refaite. Cela dispense éventuellement des errements habituellement propres à la découverte. L’esprit peut ainsi s’occuper à autre chose qu’à chercher son chemin le nez plongé dans la carte, comme apprécier la multitude des différences grâce auxquelles cette nouvelle fois est comme une première fois. Outre la compagnie qui peut varier, c’est bien souvent tout un panel de paramètres qui vont faire l’unicité. La quantité de neige, sa qualité, le paysage enneigé, ensoleillé ou pas, sont autant de facteurs qui vont influer sur le plaisir et donc sur le bonheur d’être là.
Autour de la transition entre les années 2017 et 2018, les conditions de neige dans les Hautes-Alpes étaient telles qu’il était compliqué de circuler en voiture. La neige était exceptionnellement abondante à basse altitude. Nous sommes par conséquent allés faire quatre fois de suite le sommet au-dessus de la maison, les Croix de Saint-André, en partant skis aux pieds. Chaque jour, c’était différent. Mélézin dans le silence discret de la forêt qui ploie sous un édredon de neige fraiche, au sein duquel il faut jouer avec le relief pour éviter les parties les plus raides, instables. Après le passage d’un épisode venteux, les quelques arbres chétifs qui affrontent les éléments de plein fouet – zone de combat – entre pelouse alpine et forêt, s’apparentent à des chandelles géantes meringuées, à la perspective élégamment sculptée. Après un redoux pluvieux, la forêt noire, piteuse, chandelles définitivement à terre, n’en finit pas de s’égoutter dans une neige humide, lourde, pourrie. Quelques descentes féériques : une pessière habituellement trop dense pour y skier qui devient soudainement un petit paradis de la glisse sous un monceau de poudre à la légèreté exotique ; ou moins magique, quand la même se retrouve gorgée d’eau quelques jours plus tard…

Mai 2014, mont Dolent dans le soleil couchant.
Coup de projecteur
En regardant la définition géographique associée, les Alpes du Sud correspondent à la partie des Alpes françaises situées au sud de la limite de partage des eaux entre les bassins versants de la Durance (au sud) et de l’Isère (au nord). Le massif du Dévoluy est ainsi entre les deux (mais surtout au nord), et les régions du Champsaur et du Valgaudemar sont dans les Alpes du Nord. Le département des Hautes-Alpes chevauche la limite.