Chapitre 7
Immersions¶
Afin de se plonger dans cet univers singulier, plutôt que d’arpenter le manteau neigeux le temps d’une journée ou d’un weekend, s’enfoncer plus profondément dans le massif par l’itinérance sur plusieurs jours constitue une expérience unique. Un raid. Il y a plusieurs façons de partir ainsi, en naviguant de refuge en refuge, gardés ou pas, en voguant avec sa maison sur le dos. Tente et duvet dans le sac.
Février 2017. J’avais des envies de raids hivernaux. Et une petite traversée du Queyras pourrait être sympathique. Après une première version imaginée de refuge en gite et de gite en refuge, je me suis dit que finalement, avec la tente, cela serait une expérience intéressante. Lundi matin, nous préparons les sacs. Nous partons de Maljasset, Anne-Soisig et moi. Je ne sais pas combien pèsent nos sacs. Autour d’une vingtaine de kilogrammes. Je suis content et confiant, malgré une météo mitigée. D’ailleurs, l’après-midi s’avançant, le brouillard fera son apparition, il se mettra à neigeoter. Trop tard pour espérer traverser le col de la Noire dans ces conditions, nous posons la tente au pied de la pente à proximité d’une cabane qui semble n’avoir d’existence que cartographique.
Le lendemain, c’est toujours bouché. La tente, que nous avions pris soin de protéger du vent dans un grand trou creusé dans une neige pulvérulente et profonde, aura été le réceptacle d’une congère qui la recouvrait à moitié, la mécanique des fluides avait fait son œuvre dans la nuit. Petit-déjeuner sous les flocons. Nous partons quand même. Le passage du col se fera à l’aide du récepteur GPS sur le téléphone avec le fond de carte IGN et la carte des pentes raides grâce à l’application Iphigénie : nous sommes en degré de danger d’avalanche marqué, il s’agit de ne pas se rater dans les pentes flirtant avec les trente degrés. Le tout avec l’aide de la boussole : la toponymie ne fait pas dans la nuance, ce sera jour blanc au col de la Noire. Dans la descente du col, même chose. Les sacs sont lourds, on ne voit rien du tout, la neige est croutée, pourrie : mais qu’est-ce que je fais là ? Franchement ? La réponse à cette question attendra ; il faut continuer de descendre. Cap sur le refuge de la Blanche, où nous mangeons un morceau en attendant l’éclaircie.
La crête frontière reste dans les limbes. Nous abandonnons le col de Chamoussière et le pic de Caramantran pour franchir tranquillement le col de Longet, objectif classique fréquenté. Pourtant nous n’y croisons personne. Nous remontons en face, au soleil, pour aller poser notre camp dans le vallon de l’Aiguillette sous le sommet du Grand Queyras. Le lendemain, nous laissons la tente sur place, les sacs lestés des crampons et du piolet, nous allons voir de plus près la cime qui nous domine. Les pentes ne sont pas si raides, pas si longues. Trente-cinq degrés. Nous arrivons rapidement sur l’arête ouest. Je suis dubitatif sur le chemin vers le sommet : l’arête n’est pas si débonnaire que ça, nous n’avons pas de corde. De surcroit, c’est plein de neige. Nous pataugeons avec piolet et crampons jusqu’à l’antécime, histoire de les sortir un peu, la suite ce sont deux ou trois gendarmes qui n’ont pas l’air commodes à franchir. Sans corde, nous abandonnons l’idée d’aller au sommet, avec un arrière-gout de frustration…
La descente est plutôt bonne. De retour à la tente, nous chargeons les sacs, direction le pic de Fond de Peynin. Lorsque nous y arrivons, il n’y a plus personne. La descente sur le versant ouest est en bonne neige. Nous traversons vers le col de la Lauze dont nous remontons le versant sud inondé d’un soleil d’après-midi finissant. Sous un hideux vestige de téléski fantomatique, le soleil racle l’horizon quand nous parvenons au col. Nous aurons droit à une fantastique descente dans le mélézin avec une belle poudreuse. La fin est moins délectable, sur une piste de ski de fond terriblement plate pour rejoindre Abriès. C’est entre chien et loup que nous nous poserons, un peu à l’écart du village, à côté de la rivière, sur une mince couche de neige.
Jeudi matin nous partons vers le col du Malrif, les skis sur le sac, en commençant par le chemin de croix sous la chapelle de Notre-Dame-Des-Sept-Douleurs. Dont acte. Nous choisissons le sentier, à priori plus direct, à moitié déneigé, mais pas suffisamment, pénible à gravir les skis sur le dos en pataugeant dans une neige croutée, mais en trop faible quantité pour chausser les skis. Au bout de deux heures de cet éprouvant régime, et seulement quatre-cents mètres de dénivelé plus haut, nous tombons sur une route enneigée qui nous aurait portés presque sans douleur. Après la bergerie des Salins nous quittons toute trace humaine pour pénétrer dans un vaste cirque sauvage, la montagne du Malrif, sous la face sud du Grand Glaiza. Nous devons en faire le tour pour parvenir aux pentes du col convoité.
Ce col nous a posé question, il n’était pas évident que nous puissions y accéder, une partie raide (trente-cinq degrés d’inclinaison) est à franchir ; or, la veille, des pentes de même orientation, mais nettement moins raides, sous le col de la Lauze, généraient de puissants et inquiétants « wouf ». Dès lors que nous le voyons, d’en face, nous sommes plus optimistes : la crête sur le côté, moins raide, en partie rocheuse, est une alternative possible. Le contournement du ravin en fond de vallon se révèle tentaculaire, avec l’impression de ne jamais finir, chaque croupe atteinte dévoilant une nouvelle arborescence de profonds talwegs : le chemin restant à parcourir semble ainsi s’allonger… Fractal. Au pied des pentes sous le col, le manteau neigeux est sain, déjà bien transformé par plus de deux jours de beau temps. Quasiment une neige printanière. Nous l’abordons avec confiance. Au col, la lumière est blafarde, polaire, le fond de l’air est frais avec une petite brise. Nous découvrons de l’autre côté un magnifique vallon empreint de sérénité ; il nous tarde de poser notre camp sur l’un de ses replats. Avant cela, deux-cents mètres de descente dans une belle neige pulvérulente.
Il est un peu tard pour espérer faire le Grand Glaiza dans la foulée, l’heure et l’énergie perdues dans le baroud au départ d’Abriès dans la matinée auront été fatales au programme envisagé. Il sera toujours là demain !
Nous grignotons un bout de pain et de fromage les doigts de pieds en éventail (dans les chaussures de ski !) au soleil. Nous montons la tente en l’amarrant comme chaque soir avec des rondelles de bâtons de ski enfouies dans la neige[^1. Nous construisons un muret de neige tout autour en prévision d’un hypothétique vent. Dans l’immédiat, c’est le calme plat. Nous nous rassasions de la beauté du lieu. Dès que le soleil disparait derrière le Petit Rochebrune, un rideau glacial s’empare instantanément du paysage. Nous déroulons les duvets dans la tente pour nous y engouffrer. Un peu de lecture ou d’écriture au chaud, et vient le moment de commencer à préparer le repas du soir. Trois gamelles d’eau bouillante sont nécessaires, une pour la soupe, une pour le plat de résistance, la dernière pour la tisane. Et une de plus pour faire l’appoint dans les gourdes pour le lendemain. Chaque casserole d’eau prend environ une demi-heure pour bouillir : un quart d’heure pour que la neige soit à l’état liquide, un autre quart d’heure pour atteindre la température d’ébullition[2]. Deux bonnes heures en tout, que l’on ne voit pas passer : le temps s’écoule de manière différente. Après avoir avalé le dessert, les ablutions vespérales s’ensuivent sous le regard voilé de quelques étoiles, celles de la constellation d’Orion, ou encore de la brillante planète Vénus.
Quelque part au milieu de la nuit, j’ouvre un œil, engoncé dans mon sac de couchage. Il est gonflé comme un véritable plumage. J’ai bien chaud. Je ne sais pas quelle heure il est, ma montre est dans le bric-à-brac à côté de ma tête. C’est une envie pressante qui m’a réveillé, comme chaque nuit depuis le départ. Une pâle lueur semble baigner l’exigüité de l’espace. Inutile de tergiverser, il faut y aller, m’extirper de mon cocon pour aller faire un tour dans la neige. J’ouvre la tente, j’enfile les chaussons des chaussures de ski, je me passe des coques, et je me déplie dans la nuit. Nuit claire, illuminée par un magnifique dernier quartier lunaire ; la face nord du Petit Rochebrune brille et toute la montagne resplendit sous la clarté blafarde. La neige crisse sous mes pas. Puis je me replie dans le nid : dehors, c’est beau, mais le froid est mordant. Un coup d’œil au thermomètre dans un coin de la tente : moins dix degrés Celsius. Je retourne dans la chaleur des bras de Morphée.
Au réveil, place au rituel du matin. Une seule casserole d’eau pour le reste de muesli, arrosé d’un thé. Nous laissons la tente en plan, pour aller faire un tour sur le Grand Glaiza, les sacs quasiment vides, à tel point que j’ai oublié d’y glisser les couteaux, qui auraient été vaguement utiles. Le vent souffle, frisquet. Il dessine de fascinantes arabesques sur la neige. Au sommet, comme toujours, la vue s’ouvre, l’horizon s’élargit d’un coup. Se dresser sur ces points culminants libère le regard et étale le paysage. L’Embrunais, pas très loin, où le Morgon et le mont Guillaume se font face de part et d’autre de la vallée, le Queyras que nous venons de traverser, le Val de Thures à nos pieds, le mont Blanc au loin, tandis que le massif des Écrins s’étend à l’est. Et personne. Je m’attendais à trouver au moins des traces humaines, mais non. La suite nous donnera l’explication : l’approche depuis Cervières est quelque peu dissuasive. La descente en légèreté jusqu’à la tente est un régal. Nous plions le camp, chargeons les sacs. Direction les Fonts. S’ensuivent sept kilomètres de platitude en forme de piste de ski de fond pour rejoindre Cervières ; longuet et crevant ! De chaque côté du ruban de neige damée, le manteau vierge ressemble à un vaste édredon, blanc, épais et duveteux, duquel émergent arbres et arbustes admirablement mis en ombres et lumière par un soleil sans concession. Nous arrivons à Cervières à 13 heures exactement.
L’hiver a un net avantage sur l’été : la liberté y est plus grande. L’itinérance estivale, à pied, à vélo ou autre est contrainte par le chemin : une randonnée pédestre ne peut s’éloigner beaucoup des chemins tracés, au risque de rencontrer des terrains scabreux ou des végétations difficilement franchissables sans excroissances tranchantes appropriées. En hiver, l’inclinaison des pentes donne le la, la neige nivèle et homogénéise la surface du terrain : arbustes ou rochers sont enfouis, le skieur les survole. Il a ainsi toute liberté pour tracer sa route. Le chemin estival de la carte n’existe plus.
L’autre primauté de la saison froide est que l’eau est omniprésente : le skieur marche sur l’eau. L’eau, ingrédient indispensable de la vie, n’a pas besoin d’être portée, transportée, ni même cherchée, elle est là, là et là. Partout. L’été, le bivouac ne peut se dresser qu’à proximité d’un point d’eau, source, lac, rivière, torrent, parce que la semoule sèche, comme les pâtes, ça croque sous la dent. Une contrainte parfois criante. L’hiver l’eau cristallisée fond sous la flamme du réchaud, et devient buvable. Le prix à payer est un peu de dioxyde de carbone rejeté en sus dans l’atmosphère — pour les réchauds à gaz fossile — pour apporter la chaleur latente nécessaire pour liquéfier le matériau[3]. L’alternative en énergie renouvelable serait probablement le biogaz.
Nous avons remis le couvert fin février 2019 sur une randonnée itinérante en rive gauche de l’Ubaye, préparée depuis quelque temps déjà : l’année précédente, le créneau dédié avait été le siège d’une belle tempête hivernale. Dimanche 24 février, nous sommes déposés juste au-dessus des Clarionds dans le vallon du Lavercq au sud-ouest de Barcelonnette, Anne-Soisig, Jérôme et moi, nos skis, chaussures et bâtons, et des sacs à dos démesurés. Pas de neige au départ, nous mettons les skis sur le sac, quelques kilos de plus ou de moins… Plus loin la neige est un peu là, sur la route, nous chaussons. Nous partons pour quelques jours de balade sauvage, skis aux pieds, à deux pas de la civilisation. En autonomie avec la tente dans le sac, car c’est plus rigolo ainsi, on est en osmose avec les éléments. Pas de contrainte d’horaire, aucune crainte de trouver une cabane fermée ou sale ou déjà complète. Libres. On se pose où on veut quand on veut, comme on veut. Le revers, car il en a un forcément, c’est évidemment le poids des sacs. Vingt-deux à vingt-trois kilogrammes pour le mien, à peine moins de vingt kilogrammes pour Anne-Soisig. Nous échangerons des paquets de céréales au gré de la forme de l’un ou l’autre. On est libre, mais on optimise quand même la trajectoire ! Le free-ride sera pour une autre fois ; on ne peut pas tout avoir.
Le manteau neigeux était très stable, globalement de type printanier, la qualité de la neige n’était pas idéale. En versant sud, elle était essentiellement « pénitanière », hérissée de ces pointes, les pénitents[4], tournés en direction du soleil, qui se forment dans des conditions climatiques ensoleillées et sèches et grandissent en s’érodant à leur base par sublimation. Ils furent omniprésents tout au long du parcours, forêts de dards de quelques millimètres à quelques décimètres. Tantôt durs comme de la glace le matin, ou mous comme de la purée en milieu d’après-midi. Du ski en forme de pénitence. En versant nord, nous avons eu une neige hétérogène, variant entre le dur, les sastrugi et la croutée. Pas de quoi pavoiser, donc, avec ou sans sac, lourd ou pas, c’était quasiment du pareil au même : il fallait y aller, pour le style ou le plaisir on verrait une autre fois. Cinq jours sur six de grand beau temps plutôt chaud pour la saison. Le sixième (et dernier) jour, beau temps froid avec du vent, puis couvert pour la dernière descente. En l’occurrence des conditions assez exceptionnelles pour notre entreprise, même si les versants sud commençaient sérieusement à s’assécher ce qui a nécessité quelques adaptations.
Nous démarrons par l’ascension de la Tête de l’Estrop, au fond du superbe et sauvage vallon du Lavercq. Nous laissons les sacs au col pour la dernière centaine de mètres. De là-haut, le panorama est assez inédit pour moi, le sud des Alpes du Sud à nos pieds ; devant nous, une collection de sommets inconnus baignés dans une lumière laiteuse, rasante, glaciale aux tons ocre qui annonce la fin de la journée. L’après-midi est effectivement bien avancé, nous descendons un peu en versant sud, pour poser notre premier camp sur un replat tandis que le soleil donne ses ultimes rayons. Nous plantons notre tente « deux places » toute neuve pour la première fois, en quelques minutes. Jérôme a également une tente toute neuve, une place, mais bataille un bon moment pour la mettre d’aplomb. Après que le soleil s’est couché derrière la crête de Chabrières, le froid s’abat d’un coup. Nous nous réfugions dans nos abris de toile et commence alors ce qui deviendra un cérémonial au fil des jours : faire fondre de la neige, faire bouillir l’eau, manger. Assez inconfortablement assis dans la tente, à moitié enfournés dans nos duvets, ou bien toujours dans les duvets, mais « à la romaine » sur le côté, ou bien assis côte à côte dans la tente, les pieds dans un trou dans l’abside. Jérôme souvent en face, mais seul dans sa tente. Une nuit magnifiquement étoilée s’ensuit. Nous sommes proches de la civilisation, néanmoins suffisamment éloignés pour que sa lumière ne vienne pas polluer notre ciel piqué de myriades d’étoiles.
Civilisation dans toute sa laideur que nous croiserons surtout le lendemain en descendant sur les pistes « damnées » de la station de la Foux d’Allos, et l’avant-dernier jour en coupant la route du col de Larche qui transbahute ses voitures et ses poids lourds. Même si routes et chemins nous ont parfois été utiles, car uniques trajectoires possibles pour traverser des pentes abruptes ou seuls rebords enneigés au milieu d’adrets à sec. La plupart du temps, nous étions isolés. Nous n’avons rencontré qu’une toute petite poignée de randonneurs. Mais la montagne n’était pas vierge, la neige gardait l’empreinte de traces plus ou moins anciennes : la dernière chute de neige datait de plus de trois semaines. À raison de quelques promeneurs solitaires de temps en temps, leurs sillages, malgré leur fragilité, ont persisté, se sont additionnés. Le deuxième jour, lundi, c’est une liaison entre le massif de l’Estrop et celui du Pelat, mais sauvage et toujours ponctuée de beaux paysages. Puis, c’est le mont Pelat. Le seul sommet que nous ferons en aller-retour en laissant une bonne partie de notre charge au pied. Un petit couloir raide en neige dure est remonté en crampons, puis des pentes vallonnées nous emmènent jusqu’au sommet, sec, rocheux, minéral. Il n’est pas facilement accessible, les deux principaux passages sont raides et nécessitent des conditions de neige stable. La descente s’effectue dans une neige pénitente, mais relativement « soupifiée », le couloir est revenu juste comme il faut. Nous retrouvons nos affaires avec un peu de regret, car la légèreté, on s’y fait. Nous poserons notre troisième camp sur les vastes étendues plates entre le col de la Petite Cayolle et celui de la Cayolle, juste à côté d’un ruisseau qui affleure dans le manteau neigeux. De quoi économiser de précieux grammes de gaz en épargnant la fusion de la neige. Nous nous accordons une heure de farniente au soleil après avoir monté la tente.
Le quatrième jour commence par un point d’interrogation : je ne sais pas si « ça » passe. Nous grimpons sur la tête de la Gipière dans l’idée de redescendre de l’autre côté, d’une part pour l’esthétisme de la traversée et d’autre part pour éviter un long détour. Mais la carte laisse entendre que la descente pourrait ne pas être aisée et je n’ai trouvé aucune photo ni description de la face nord-est ou de l’arête est. Nous verrons bien. De fait, l’arête est courte, mais très exposée, et nous n’avons pas le matériel pour la franchir en sécurité. La crête vers la cime de l’Eschillon, au nord, dont le versant sud-est baigné du soleil du matin est une classique du secteur, se transforme en arête rocheuse sur la fin ; là encore, il nous manque le matériel adéquat. Subsiste la face nord-est elle-même. Raide, exposée au-dessus de barres rocheuses, elle semble pouvoir se franchir en traversant pour rejoindre des pentes plus débonnaires. Je vais voir. La neige porte bien. Un peu de dérapage en restant concentré, le sac sur le dos ne donne pas droit à l’erreur ; c’est passé. Je fais signe à mes acolytes.
Nous remontons ensuite en face. C’est un peu une constante de ce raid : descendre sur le flanc d’une vallée pour remonter de l’autre côté. Nous traversons le col de la Braïssa pour descendre vers Sestrière dans un mélézin stupéfiant : de nombreux arbres ont un tronc conique disproportionné : une base d’une incroyable circonférence, une cime mince, une hauteur normale. Un houppier rachitique décharné par l’hiver pour maigre parure. Des chandelles massives aux troncs noueux, témoins d’une histoire de plusieurs siècles. Après une rapide collation sous la canopée sur un moelleux tapis d’aiguilles, nous attaquons la dernière montée de la journée, vers le col de Colombart, en plein cagnard. Heureusement une brise légère nous permet de garder le rythme jusqu’en haut, et nous terminons au sommet de la pointe de Chaufrède. Belle descente dans une neige printanière puis dans une poudreuse inattendue dans le vallon du même nom. La traversée du torrent dans le fond fut quelque peu acrobatique et Anne-Soisig a failli finir les fesses dans le bouillon. Nous nous arrêtons au moment où le soleil disparait derrière la crête.
Le lendemain, la montée au col des Fourches est déneigée, sauf sur un étroit ruban de la route asphaltée qui serpente doucement vers le col de la Bonnette. Le col débouche sur le superbe vallon du Salso Moreno. Le pas de la Cavale par lequel nous devons passer a une sale tête, vue d’ici : raide, à moitié déneigé. Les autres options ne sont pas plus encourageantes, nous décidons d’aller repérer de plus près. Des chamois gambadent sur des pentes de neige et d’herbe à quelques encablures. Le cheminement vers le pas de la Cavale est sympathique, nous croisons deux dolines typiques de ce terrain gypseux, impressionnants entonnoirs d’une dizaine de mètres de profondeur. La pente s’accentue sous le col, en plein soleil. Nous déchaussons pour enfiler les crampons. Nous n’avons pas de piolet et si la pente est courte, elle est raide ; sous une couche de neige humide, le fond est dur, glacé. Je fais la trace en serrant les fesses. En haut, le vallon du Lauzanier vient buter en pente douce ; il s’écoule de platitude en platitude vers le col de Larche. Le versant en face nous attendait dans sa sècheresse désolante : seul un étroit ruban de neige le zébrait de part en part. Saignée anthropique où nous pourrons garder les skis aux pieds, hormis sur quelques sauts de puce, malgré la lancinante longueur du trajet. Nous la quittons sous le col Rémy pour patauger littéralement dans une soupe inconsistante, trempée par la chaleur printanière sur une grande profondeur. Tant bien que mal, nous arrivons au col avant de descendre de l’autre côté pour aller planter nos tentes sur le replat de la Montagnette à proximité de la cabane de Viraysse. Nous aurons droit au soleil jusque vers 17 heures et 45 minutes, un record ! De quoi faire respirer un peu les duvets étalés sur la toile tendue.
Au réveil, la tente est recouverte de givre. À l’intérieur. Il ne faut pas bouger, ne pas toucher les parois, au risque de déstabiliser le ténu et glacial édifice. Nous prenons alors notre courage à deux mains pour émerger du duvet. Après la liquéfaction aqueuse du matin, nous plions duvet, matelas et tente, et nous rentrons le tout dans le sac à dos de manière intelligente pour éviter d’avoir à tout sortir dans l’hypothèse de devoir pêcher les crampons en équilibre sur une pente raide. Le soleil nous éclaire lorsque nous partons. Direction le col de Portiola, puis, côté italien, le col Infernetto. Il fait froid, un vent dur nous secoue de temps en temps. Le soleil brille. Malgré des nuits de neuf à dix heures engoncés dans nos duvets avec un sommeil correct, une certaine fatigue semble commencer à s’accumuler pour chacun d’entre nous. Le pas est plus lent. Les journées de plus de huit heures de marche quasiment nonstop usent. Un instant mon attention s’égare, une petite glissade avec les peaux, mon ski se plante dans la neige, surpris et désarçonné je me casse la figure la tête la première, je n’ai pas le réflexe d’amortir la chute. Mon cou plie sous le choc, d’autant plus avec le poids du sac à dos. Une violente douleur irradie dans les cervicales. Jérôme m’enlève mon sac et mes skis, je reprends mes esprits. Je me relève, la douleur s’estompe. Nous repartons bientôt. Je m’en veux d’avoir manqué de vigilance.
Le col Infernetto s’atteint sans problème. La descente est raide, et pourrait se faire à skis, mais je préfère que nous le fassions tous en crampons pour assurer le coup. De là, la vue sur le col suivant, Ciaslara, est impressionnante. Un examen attentif de la carte montre que la montée, malgré les apparences, n’est pas si terrible. En revanche, la descente semble raide, mais la précision de la carte côté italien ne permet pas de savoir comment. Un itinéraire de ski y passe, en pointillés, et des traces anciennes de montée et de descente jonchent la face sud en face de nous. Je suppose qu’il se franchit relativement bien.
Après une petite pause dans le fond entre les deux cols, la remontée s’avale sans problème. La descente est raide, nous la faisons encore en crampons. Le temps change d’un coup au col : un vent violent et glacial nous cueille sous un soleil moribond ; c’est brouillardeux, le ciel est menaçant. Il est temps de terminer. Nous descendons doucement vers Maljasset depuis le col Mary rejoint par gravité. Aujourd’hui, la neige n’aura pas décaillé. C’est donc une neige horriblement dure, chaotique et labourée de traces diverses, ornières gelées, qui nous ramène tant bien que mal dans la vallée. Arrivés à Maljasset, nous nous réfugions au refuge pour boire un coup au chaud. Première journée où nous avons eu (un peu) froid. Vendredi 1er mars.
Le raid en autonomie est la quintessence de la liberté. Néanmoins, peu de monde nous accompagne dans nos pérégrinations. La pratique évolue, une petite poignée de décennies en arrière, c’était la règle. Désormais, des refuges ouverts en hiver et surtout au printemps proposent un confort parfois digne d’un hôtel, avec douche (chaude), couette, repas gastronomique ; bientôt le dortoir fera place aux chambres individuelles, et la ville aura encore gagné un pas sur la montagne. Évidemment, le cout de ces prestations « confort » n’est pas le même. Entre l’accueil bourru du gardien d’antan et le gestionnaire hôtelier d’aujourd’hui, il y a peut-être un juste milieu, que l’on peut voir – entre autres – dans certains refuges du massif des Écrins depuis les années 2000. Mais la tentation de l’opulence est là comme si elle était une ligne de mire à atteindre. L’offre crée évidemment la demande, mais l’inverse est-il vrai ?
L’autonomie procurée par la tente et le ravitaillement emporté laisse glisser l’horaire : on peut se poser quand on veut, nulle contrainte d’atteindre quatre murs pour le repas à une heure donnée. Nulle crainte non plus de trouver un refuge d’hiver ou une cabane bondée en arrivant. Nous avons ainsi traversé une partie du sud du massif des Écrins en 2020 avec une petite poignée de camarades, peu avant le confinement, et puis effectué un petit tour entre le mont Thabor et le massif des Cerces en 2021, entre deux confinements, dans une neige saturée de sable saharien, sanguinolente. En février 2022, nous traversons depuis le Chazelet jusqu’à Chamrousse, les Grandes Rousses et le sud de Belledonne avec un retour en bus. En 2024, nous allons poser notre tente dans le Grand Vallon dans les Hautes-Alpes pour quelques jours. Le temps d’explorer quelques sommets entre Petit et Grand Vallon dans une neige poudreuse mythique et complètement immaculée, vierge.
Nous avons également expérimenté des errances plus classiques, de refuge en refuge. Gardés ou non gardés. Version plus légère et plus agréable pour le ski, avec la contrainte d’un itinéraire obligé. En 2017, avec José et d’autres, nous avons exploré la rive gauche du Vénéon dans les Écrins, au printemps. Nous y étions seuls, les refuges exclusivement non gardés, la neige excellente et le soleil de la partie. Ce fut l’occasion de gravir de beaux sommets, la tête des Fétoules, les Rouies, le Gioberney, avec quelques passages confidentiels, comme la traversée entre le refuge du Pigeonnier et celui de la Pilatte par le col du Chardon et celui du Chéret. L’année d’après, une virée en Vanoise avec une nouvelle moisson de sommets dans d’aussi bonnes conditions : Grande Casse, Dômes de la Vanoise, Dent Parrachée… Dans des refuges essentiellement gardés, chers, mais alors peu fréquentés.
L’aventure et l’aspect wilderness n’ont pas besoin d’être à l’autre bout du monde : on les trouve aisément à proximité. L’itinérance à skis n’a de limite que l’imagination. Ce n’est pas forcément l’envie qui manque d’aller voir ailleurs pour explorer montagnes et pays exotiques, mais la perspective de devoir prendre l’avion me l’interdit désormais. Jusqu’où peut-on aller en émissions carbonées dans nos loisirs ? Les montagnards sont les premiers témoins du réchauffement climatique : les glaciers se rétractent de manière visible d’année en année, la neige remonte en altitude, le pergélisol fond, ce qui fait écrouler les parois. Devant ces cinglantes observations, pouvons-nous poursuivre nos activités récréatives comme si de rien n’était ? Habiter à plusieurs centaines de kilomètres des cimes me pose déjà un sérieux problème de conscience, alors bruler encore plus d’hydrocarbures pour aller skier à plusieurs milliers de kilomètres n’est pas raisonnable. Je l’ai fait par deux fois. Un séjour en Russie, dans le Caucase en 2006. Un autre en 2009 au Groenland, où non content d’avoir pris l’avion, nous avons également bénéficié d’une approche en hélicoptère. Ce dernier séjour n’aura duré que quelques jours, m’étant gelé les pieds, j’ai ajouté un rapatriement à la gabegie de carbone. Je rêvais d’y retourner, mais finalement, ce ne sera plus jamais ça. Les montagnes alentour regorgent d’exotismes pour peu qu’on se donne la peine de les chercher. Nul besoin d’aller au-delà. Sauf en prenant éventuellement le temps d’y aller, voyage lent, décarboné, pour reprendre conscience de la taille de la planète — trop longtemps oubliée — ce faisant.

Décembre 2021, vallon de l’Infernet, massif du Parpaillon.
Solaire
En altitude, l’eau bout à une température inférieure à 100 °C, 3,5 °C de moins par tranche de 1000 m en plus.
Il faut à peu près autant d’énergie pour faire fondre de la neige que pour porter à ébullition de l’eau à 0 °C.
La compréhension du mécanisme physique de formation des pénitents est très récente (2015). Un creux dans la surface du manteau neigeux concentre la lumière du soleil. Elle pénètre dans la neige où elle absorbée. Cette énergie thermique permet à la neige de se transformer directement en gaz. Elle est effectivement sublimée. Plus les creux sont prononcés, plus le mécanisme est efficace. La périodicité des pics est liée à l’épaisseur d’air humide, glace sublimée, juste au-dessus de la neige.