Chapitre 3
Tribulations printanières¶
Une balade à skis réussie est le résultat d’un mélange subtil de différents ingrédients, parmi lesquels la qualité de la neige, le sommet ou les paysages sont de premier ordre, mais où la compagnie n’est pas non plus négligeable. Sans oublier l’appareil photo. Une balade à skis, ou de manière générale, en montagne, sans appareil photo, celui-ci oublié, par exemple, et c’est déjà, pour moi, la moitié du plaisir qui s’envole avant même de commencer. À tout un chacun de considérer ses propres critères. L’universalité n’est pas la règle, les satisfactions sont personnelles.
Parcourir la montagne à skis est l’occasion de s’extasier sur une multitude de détails, la surface de la neige aux formes toujours renouvelées, les plantes en hibernation qui dépassent, comme pour une dernière inspiration, les tiges sèches, patientes, en attente de jours meilleurs, les arbres et les forêts, réceptacles momentanés de la neige qui chute du ciel, branches noires surlignées d’un liseré blanc. Tableau plongé dans des paysages de roc et de blanc, de noir et de neige, noir et blanc sur lequel le visiteur va se détacher, petite touche colorée. Le ciel, élément capital du décor, n’est pas en reste, qu’il soit uniformément bleu, ou plus souvent parsemé de nuages aux couleurs et contrastes variés.
Admirer les nuages est une source inépuisable d’inspiration, tant ils sont sans cesse différents, voiles légers d’une blancheur immaculée découpés en filigranes sur l’azur ou bien masses informes superposées les unes sur les autres avec d’infinies nuances de gris. Leurs contours, extravagants, diaphanes filaments, cheveux d’ange qui s’étalent dans les vents d’altitude, cumulus ventripotents qui déclament leurs volutes en apesanteur, ou vaguelettes molletonnées, sont fascinants dans leur béate contemplation. Que serait un ciel sans nuages ? Ils embellissent si bien tout autant nos promenades en montagne que notre quotidien. Un azur lisse d’un horizon à l’autre manque inévitablement de relief. Il finit par être aussi triste qu’un ciel uniformément nuageux, gris. Un coucher de soleil sans nuage est esthétiquement fade, il prend de la valeur avec, point trop n’en faut. Quant au ciel recouvert de part en part, il vaut mieux être en dessous ou au-dessus. C’est plus réjouissant. Dessous, la variété côtoie les différences. Dessus, l’impression légère de surnager dans quelque mer prédomine. Dedans, c’est l’isotropie homogène du brouillard qui prévaut. Jour blanc.
En février 2010, avec José et Padrig, nous sommes allés explorer un morceau du massif de la Chartreuse, autour du col du Coq, entre Bec Charvet et Roc d’Arguille. Trente centimètres de neige fraiche saupoudrée sur la canopée rendaient le paysage particulièrement photogénique. D’autant plus qu’une mer de nuages s’était stabilisée pour la journée à mi-pente. De cime en cime, nous évoluions entre des arbres intégralement enrobés depuis les profondeurs d’un océan terne et diffus jusqu’aux hauteurs surplombant une mer laiteuse à la surface ondulée de vagues figées. Des ilots ciselés de blancheur en émergeaient ici et là, ce qui donnait au tableau l’impression surréaliste d’un monde futur trop réchauffé. Le soleil nous comblait d’éclairages théâtraux, clartés blafardes dans la brume, ambiance fantasmagorique quand il jouait de ses rayons entre les branchages brouillardeux. Le ciel est gris, uniforme en bas, limpide et chatoyant en haut. Nous avions profité de ces hauts et de ces bas jusqu’au coucher du soleil, qui nous cueillit au sommet du Roc d’Arguille ; la descente se fit dans des gerbes de poudreuse qui étincelaient aux éclats dans les derniers traits orangés de l’astre du jour.
Au cœur de l’hiver, la lumière tire des ombres démesurées de la moindre aspérité : le soleil rasant, bas sur l’horizon, a quelque chose de subjuguant, il accentue les contrastes, donne du volume. Il réchauffe peu, les heures en montagne à barboter dans la neige sont souvent glaciales. Les journées sont étroites, bousculées par une nuit qui prend ses aises. Mais l’air est cristallin, l’atmosphère est particulière, claire et transparente ; la nuit, noire, est alors brillante d’étoiles. Quand l’hiver débute, les jours s’allongent déjà, imperceptiblement. Simultanément, le soleil reprend de la hauteur, petit à petit. Quand le printemps s’installe, le ski n’en est pas terminé pour autant.
Il y a quelques décennies, ski de randonnée signifiait ski de printemps. L’hiver avec ses avalanches imprévisibles et parfois meurtrières était jugé trop dangereux. Je n’ai pas connu cette période, j’ai toujours skié en hiver et au printemps. Cela fait un moment que l’on ose s’aventurer au cœur de la saison froide. Mais au printemps, il fait généralement meilleur, les journées sont plus longues. De jour en jour, la neige se réfugie plus haut. Les glaciers se bouchent, la haute montagne devient plus accessible, moins austère. Les bourgeons commencent à éclore, les crocus et les primevères sortent de terre, les derniers névés fondent en imbibant les sous-bois, les coroles des soldanelles pétillent dans le soleil déjà haut dans le ciel. En altitude, si l’hiver est encore de rigueur, il y a néanmoins quelques changements : après quelques mois de stabilité toute relative, le manteau neigeux se transforme pour assoir, enfin, son assise, et prendre ainsi de l’assurance. Le ski devient un peu moins problématique, la neige est souvent plus stable. Meilleure aussi, surtout quand on peut attendre, en se dorant au soleil, qu’elle rissole légèrement sur le dessus pour devenir un véritable tapis soyeux sous les spatules. Les paysages traversés à skis au printemps sont aussi plus hauts en couleur, c’est l’occasion d’aller flirter avec les vastes et majestueux glaciers qui ornent encore – mais pour combien de temps ? – les massifs d’altitude.
Le spectacle est garanti, le prix à payer est un réveil précoce. Il faut être à pied d’œuvre de bonne heure, à l’aube ou avant afin de profiter de la neige de printemps dans toutes ses dimensions. Le manteau neigeux est alors généralement compact au petit matin, pour peu que la nuit ait été fraiche ou claire. Une couverture nuageuse nocturne et des températures positives ne permettent pas à la neige de geler. En revanche, avec des températures positives, mais un ciel clair étoilé, la neige rayonne la chaleur emmagasinée grâce au soleil, elle se refroidit et peut geler. Dans la journée, tout est question de dosage : un subtil mélange entre l’heure et donc l’ensoleillement, l’orientation, l’inclinaison de la pente et l’altitude autorise tout un spectre de possibilités à la descente. Il y a la neige dure, « béton », pas toujours facile à skier d’un côté, et la soupe plus ou moins profonde, où les virages sont délicats à négocier, de l’autre. Entre les deux, quand la neige est juste un peu ramollie par le soleil sur le dessus, les skieurs appellent cela la « moquette ». Je ne sais pas d’où provient cette dénomination, skier sur une véritable moquette ne doit pas être une sinécure ; peut-être qu’elle tire ses racines dans l’agréable onctuosité que procure sous les skis cette fine couche de neige légèrement fondue ? « Le bienêtre est une question d’amorti. On juge immédiatement du luxe par les pieds. »[1]
Il y a une quinzaine d’années, nous avions gravi le mont Pelvoux dans le massif des Écrins en redescendant par le couloir Coolidge et le glacier de Sialouze. Nous avions eu une neige très dure en haut, dans le couloir raide, une délicieuse et fine couche molle sur les pentes douces du glacier et finalement une neige intégralement trempée, sans consistance, dans laquelle nous nous étions empêtrés jusqu’aux cuisses, avant de rejoindre le vallon de Celse Nière.
Il est souvent difficile d’avoir une bonne neige de haut en bas. Il faut composer avec, choisir et faire des compromis. Quelques années plus tard, en 2012, nous avions patienté au sommet de la Dent Parrachée en Vanoise, le temps que la pente sommitale, la « chaise du pape », orientée au sud, décaille. Il se trouve que nous avions eu une moquette formidable sur l’intégralité de la descente. Le couloir sous la brèche de Loza, orienté ouest, était également en bonnes conditions ; quant aux pentes du bas, au sud-ouest, moins raides, étaient tout autant plaisantes à skier. Un grand chelem. Savoir attendre et ruser avec l’altitude et les orientations permet, dans certains cas, d’optimiser le plaisir. Au printemps 2018, la Grande Casse, toujours en Vanoise, était balayée par le vent, tandis que le sommet de sa voisine, la pointe Matthews, en était miraculeusement abrité, ce qui nous a incités à une large pause contemplative. La descente de la pente raide des Grands Couloirs, orientée à l’ouest, avait rissolé juste comme il fallait au cœur de l’après-midi.
Il est néanmoins préférable de faire attention, avec le réchauffement solaire dans la journée, la neige peut se mettre à couler notamment sur les adrets pentus, dans le bas. Au printemps, l’horaire devient un facteur important, se lever tôt, parfois bien avant l’aube, fait partie du jeu. Tout comme le farniente au refuge dans la chaleur de l’après-midi.
Jeudi 5 mai 2005. La veille, je suis arrivé à la gare d’Embrun à 21 heures. Retour de Paris, retour du concours de Maitre de Conférences où j’ai été classé premier. Ma vie professionnelle s’engage sur des rails. J’ai commencé à marcher vers Saint-André, et Papa est arrivé peu après. Il m’a dit que du mauvais temps était prévu sur le mont Blanc pour la fin de la semaine. Pas de mont Blanc. En revanche, il va faire le Dôme des Écrins le lendemain. Avec Patrick et Patrick. Je n’hésite même pas : j’en suis ! Rendez-vous à 4 heures à Embrun. Je me couche vers 23 heures, mais légèrement excité par les évènements de la journée, je ne trouve pas le sommeil tout de suite. La sonnerie tonitruante me réveille vers 2 heures et 45 minutes, c’est donc que j’ai dormi. Un peu. Je saute du lit. C’est toujours plus facile de sauter du lit à une heure indue quand c’est pour aller en montagne que pour aller travailler. Pas moyen de petit-déjeuner, ça ne passe pas. J’ai seulement réussi à boire un verre de jus d’orange. Le sac est prêt. On enfourne le matériel dans ma voiture, direction Embrun, place de la gare. Nous prendrons la voiture de Patrick, plus spacieuse et confortable. Le Pré de Madame Carle est dégagé, nous nous garons au bout.
Il fait nuit, c’est à la lueur des frontales que nous partons à cinq heures. Et les skis sur le sac. Nous empruntons le sentier du glacier Blanc, sec. Nous chaussons en arrivant à proximité du glacier, quatre-cents mètres plus haut. Il a encore énormément reculé depuis la dernière fois que je suis venu, environ cinq ans auparavant. Désormais, il remonte sur le verrou ; il se rétracte, il fond. Peau de chagrin. Le réchauffement climatique, vague et théorique pour beaucoup, est ici d’une prégnante réalité. La neige est dure, gelée, nous mettons les couteaux. C’est parti. Nous passons par la rive droite du glacier, plus enneigée, pour franchir le verrou. Nous traversons une zone d’avalanches de neige humide, amoncèlement chaotique de grosses boules de neige figées par le regel nocturne. Rodéo peu aisé en skis, nous déchaussons. Avec les skis à nouveau sur le dos, je commence à plier doucement sous la charge, et à trainer légèrement la patte. Les Patrick sont devant. Je ne les reverrai plus avant le sommet. Mon père m’attend. Je ne suis pas dans mon assiette, aujourd’hui. Nous n’avons fait qu’à peine plus de mille mètres et je tire déjà la langue. À la moitié. C’est de bon augure, ça... Il est vrai que j’ai un peu de sommeil en retard. D’ailleurs en ce jeudi de l’Ascension, je pensais rester tranquillement à la maison et récupérer un peu. Mais non. Me voilà en train de crapahuter en montagne ; chacun fête ses réussites comme il peut. En attendant, je tergiverse, mais j’ai encore de l’énergie. Alors j’avance.
Le soleil s’est levé, embrasant le Pelvoux d’une lumière nouvelle. Il fait beau, mais une inquiétante vague de nuages déborde par la crête au nord. Le processus semble stable. Arrivés quasiment en haut de la pente raide du verrou, nous rechaussons les skis. La pente s’adoucit, s’aplanit. Devant nous, trois kilomètres d’une immense plaine immaculée. Le vaste glacier Blanc. Là-bas, à droite, le refuge des Écrins domine l’étendue glaciaire, perché sur son promontoire rocheux. Nous entamons la traversée de ce désert de neige et de glace. À chaque pas, la masse imposante de la face nord de la Barre se découvre un petit peu plus. Le paysage est stupéfiant. Le pied de la face parait à portée de spatule. Dans un quart d’heure tout au plus, nous y serons. Il n’en est rien. Le plat dure. Mais la beauté et le charme de l’endroit perdurent, les yeux pétillent. Il nous faudra une heure pour en venir à bout. J’étais tellement subjugué par l’environnement majestueux que je n’ai pas vu le temps passer.
Petit à petit, d’abord le Dôme, puis la Barre se dévoilent timidement devant notre approche. Imposant de délicatesse proportionnée. La montagne. Petit à petit, nous apercevons les cordées qui nous précédent, petits points noirs, inutiles microbes, qui s’agitent tranquillement, là-bas, là-haut, sur la blancheur chaotique et bleutée du glacier. Je compte trois groupes. L’un qui redescend de la Barre Noire, à gauche, l’autre entame la dernière traversée vers le Dôme, et le dernier qui se trouve à mi-pente. Facile pour eux : ils sont partis du refuge ! Les deux Patrick, loin devant, se sont arrêtés au pied de la face. Mais ils repartent bien avant que nous arrivions. Je sens que ces neuf-cents derniers mètres de dénivelé vont être difficiles. J’ai faim, mais je n’ai pas envie de manger, je suis fatigué, j’ai soif, mais j’ai déjà avalé la moitié de mon outre. Il va falloir me rationner un peu pour arriver jusqu’en haut.
Papa redémarre. Peu après, j’y vais moi aussi. Je ne le rattraperai pas. Le trajet est très simple, il suffit de suivre la trace. Trace qui serpente entre crevasses éparses, béantes, et séracs, murailles de glace vive qui en imposent et défient la pesanteur, tout en reflétant le soleil sur une incroyable palette de couleurs aux tons turquoise. J’avance au ralenti. Je suis mort. Le manque de sommeil de ces derniers jours se fait cruellement sentir. Vraiment cruellement. Avec probablement un peu d’hypoglycémie, et ce malgré les kilos de nourriture que je charrie depuis le bas dans mon dos — pas envie d’ingurgiter quoi que ce soit. Bref, je m’arrête tous les dix pas (j’ai compté ; OK, parfois je vais jusqu’à quinze, même vingt...). Cela étant, j’ai encore la force de profiter du paysage qui m’entoure, voire de l’immortaliser sur la surface sensible du capteur de mon appareil photo. Pourtant, j’ai peur de ne pas arriver au sommet. Je ferais bien une petite pause en forme de petit somme. Mais non, ce n’est pas possible. Continuer, c’est la seule solution.
Le brouillard est venu une première fois tâter le terrain, telle la vague pionnière qui vient mouiller la serviette du bronzeur, avant de refluer. Marée montante. Tandis que miraculeusement j’arrive presque sur la dernière ligne droite, sous la Barre, en contrebas de la rimaye, il revient à la charge, pour s’installer définitivement. Étale. Je poursuis quand même dans la purée de pois, les yeux rivés sur la trace qui déroule son précieux fil d’Ariane à quelques pas devant moi. Un groupe de skieurs descend, autour de la trace, forcément. Ils brouillent mes repères. Je me hisse et je me pousse plus que je progresse vers le sommet, que je sais tout proche. J’aperçois deux silhouettes dans la blanche atmosphère. Patrick et Patrick. Ils redescendent, car ils se caillent un peu à force d’attendre. Ils craignent également l’arrivée du mauvais temps. Ils sont à la brèche Lory. Moi aussi. Je franchis la rimaye sur le pont de neige qui supporte la trace. Je vais au sommet. Na. J’y vais. Et j’y suis. 4000 mètres d’altitude peu ou prou. Le dernier à fouler ce tas de neige de la journée. Tout seul. Et quelle vue ! Blanc, blanc, blanc. Un coin de voile se déchire sur une mer de nuages qui affleure et dévoile l’arête rocheuse acérée qui mène à la Barre. Je me force à manger, un biscuit de céréales et une barre chocolatée qui m’écœure. Je fais quelques photos. À défaut de panorama, je prends ma gueule, selfie avant l’heure. Puis j’amorce la descente. Doucement. En dérapage. Traversées et conversions jusqu’à la brèche. Il faut faire attention, quand même, glace vive ici et là, et juste en dessous, la rimaye attend, la gueule ouverte. Sereinement, je rejoins Papa qui m’attend à la brèche. Brouillard, toujours. Descente en suivant scrupuleusement les traces. Ne pas se perdre. Et, tranquillement, miraculeusement, la forme revient. Comme si la descente évaporait la fatigue de la montée. Mais je n’en crois rien, cette fatigue était anormale. Je pencherais plutôt pour l’encas du sommet qui fait son œuvre. Mes craintes quant au calvaire qu’aurait pu être la descente s’évanouissent. Tout ira bien. Qui plus est, plus on perd de l’altitude, plus le brouillard se disperse. On y voit ! Le sommet est encore dans les limbes...
C’est la deuxième fois que je gravis le Dôme, la deuxième fois que j’ai du brouillard au sommet. Nous skions le long de la trace, entre les pièges du glacier. Seule la dernière pente, juste avant le replat, la plus raide aussi, permet de se lâcher un peu, de déchainer le plaisir de quelques courbes dans une neige assez bonne. S’ensuit la traversée à rebours de la plaine de glace sans aucun problème : un plat légèrement descendant. La glisse est emportée par la pesanteur. Dès le sommet du verrou, nous croisons un défilé de promeneurs et de promeneuses qui montent au refuge. La descente dans un couloir, sur une petite couche de neige fondue, est agréable. Le passage des coulées d’avalanches, neige profonde, humide, lourde, est, quant à lui, particulièrement inconfortable. La neige laisse place aux rochers, il faut se résoudre à s’arrêter. Au bord du sentier, sous le regard amusé de quelques badauds, nous mettons nos skis sur le sac pour terminer à pied. Pénible descente. Nous avons mis neuf heures en tout. Six heures et quarante minutes de montée. 2160 mètres de dénivelé. Les balades printanières laissent forcément d’impérissables souvenirs.
Quelques années plus tard…
Malgré le fait d’habiter en région parisienne, j’arrive à trouver un équilibre en allant m’immerger en montagne un weekend ou une semaine de temps en temps même si elle est géographiquement loin, plusieurs centaines de kilomètres, quelques heures de voiture, de train, de car. Équilibre entre platitude et altitude, entre béton et nature, entre travail intellectuel et loisir physique. Ce besoin de grands espaces, de me confronter à moi-même, cette envie d’aller voir là-haut comme le monde est beau, cette envie n’a pas forcément d’explication rationnelle. Pourquoi vais-je sans arrêt — enfin, régulièrement, à défaut de souvent — faire du ski de randonnée, sachant pertinemment qu’il y a un risque que je me prenne une avalanche sur la tête, que je tombe d’une barre rocheuse, dans une crevasse et que je ne revienne pas ? Et pourquoi y vais-je avec ma femme, alors que nous avons une fille (une famille, des amis…) qui nous attend ? D’autant qu’il y a quelques années, j’ai enterré un couple d’amis, morts en montagne, qui laisse leur enfant... Oui, pourquoi ? Parce que la montagne, ses paysages de blancheur ou pas, son austérité, sa neige, son froid, son vent, mais aussi son soleil, ses nuages et son ciel bleu, me font rêver. Parce que cela ne vaut pour moi que si je peux le partager avec celle qui m’est chère. Celles et ceux que j’aime. Il y a un dessin de Samivel, en noir et blanc, qui représente un montagnard assis sur un rocher, vu de dos, un piolet à la main, en pleine contemplation d’un paysage de montagnes dentelées que l’on devine majestueusement éclairées d’un soleil couchant (ou levant). La légende, laconique, mais ô combien évocatrice dit simplement : « Solitude : “ Ce serait bien plus beau si je pouvais le dire à quelqu’un. ” »
Il m’est arrivé, il m’arrive encore, d’aller faire des balades à skis (ou sans skis) en montagne, seul. Mais rien n’égale ces mêmes balades avec la ou les personnes avec lesquelles je suis en parfaite harmonie. Des amis, amies, avec qui il est inutile de palabrer pendant des heures, tout coule naturellement de source, nous sommes en accord sans même l’exprimer. Nous profitons ensemble d’une manière semblable. Communion. J’ai trouvé cela avec l’amie Dani pendant la dernière année que j’ai passé en Italie ; avec un ami en région parisienne, José, compagnon de pas mal de balades, en skis surtout ; avec ma femme, Anne-Soisig, par-dessus tout. Compagne de tous les jours, compagne de cordée et de virées dans les hauteurs en tout genre, en skis, en escalade, en alpinisme, rien ne l’arrête. La naissance de notre fille n’a pas vraiment mis de frein à nos activités. Il faut seulement nous organiser différemment ; nous aimons nous retrouver dans la nature minérale pour simplement y être sans forcément nous épancher en pourparlers sur les modalités. Nous y jouissons mutuellement et simultanément, d’une sorte de besoin fondamental, comme de respirer ; nous allons prélever notre dose d’air sommital régulièrement. Mais alors, ces risques que nous prenons indubitablement, conjointement donc, comment faire en cas de… ? Et si jamais ? Laisser une orpheline ? Le plaisir a immanquablement un cout, et celui-ci en particulier, plus que si nous étions passionnés de macramé. Néanmoins, nous essayons de maitriser au mieux les risques en utilisant à la fois notre expérience et l’état de l’art des connaissances, notamment dans la gestion du danger d’avalanches et sur le matériel de sécurité, pour éviter de nous exposer bêtement. L’âge aidant, les envies de prises de risques ont également diminué ce qui peut faciliter le processus. Le plaisir arrive plus dans la contemplation ou la bonne suée que dans la perspective de skier une pente raide et exposée ou dans l’ascension d’un itinéraire difficile (toute proportion gardée !).
Ce long weekend de Pentecôte, en amoureux, était réservé depuis belle lurette sur nos agendas. Les billets de train achetés depuis longtemps. Destination Chamonix. Le massif du Mont-Blanc. Ski ou escalade ? Les prévisions météo oscillèrent entre beau et pas beau toute la semaine précédente. Annuler ? Attendre encore un peu ? Finalement la tendance fila doucement sur le plutôt beau. Alea jacta est. Ce sera donc ski. L’idée d’aller voir de plus près l’aiguille d’Argentière m’obsédait depuis un certain temps. Un peu de recherche sur la toile m’apprit que non seulement le téléférique des Grands Montets ne fonctionnait pas, mais que le refuge d’Argentière était fermé pour travaux avec la partie « hiver » inaccessible. Un appel au gardien confirma ce diagnostic. C’était donc l’occasion ou jamais d’aller faire un tour dans ce secteur, une garantie de tranquillité.
Vendredi soir, harnaché de nos vingt-cinq kilos de matériel et de ravitaillement (ça pèse de bivouaquer !) nous montons dans le train de nuit pour Saint-Gervais, à 23 heures à la gare d’Austerlitz. Le matin au réveil, mauvaise surprise : le temps est couvert, le plafond bas. Il pleut par intermittence. De Saint-Gervais, le petit train rouge qui dessert la vallée de Chamonix nous emporte. Le temps ne semble pas vraiment sur la pente de l’amélioration. Or nous n’avons pas pris de tente... Le temps d’enfiler les chaussures de ski et une petite averse nous tombe encore dessus.
Nous finissons par décoller, entre deux gouttes. Traverser Argentière, passer l’Arve sur un pont, et puis emprunter l’horrible chemin en forme de piste de ski qui monte presque droit dans la pente. C’est avec bonheur que nous atteignons le petit sentier qui serpente gentiment sous le couvert forestier jusqu’au refuge de Lognan. Un peu au-dessus du refuge, nous apercevons la neige. Pressés de pouvoir libérer nos épaules d’un poids certain, nous grimpons à travers rochers et broussailles pour accéder au plus vite à cette blanche étendue.
Poser le sac. En défaire les skis. Coller les peaux. Chausser. Remettre le sac sur le dos. Repartir. Nous suivons scrupuleusement la rive gauche du fleuve de glace recouvert d’une pellicule de neige éprouvée, l’absence de visibilité nous interdit toute autre élucubration. Nous parvenons sur l’immense plat du bassin d’Argentière. Que faire ? Dormir sur le glacier sans tente, ou tenter de monter au refuge en travaux dans l’espoir d’y dénicher un abri sommaire ? Nous décidons d’affronter le tas de cailloux branlant qui mène au refuge. Nous y trouvons notre camp de base : la terrasse, sous l’avancée protectrice du toit. Quelques planches entassées feront office de plateforme. Avec vue sur les grandes faces nord. Milieu d’après-midi. Le ciel est à la tempête. Nous sortons la doudoune. Un rideau aqueux s’écoule du ciel. C’est en soirée que le miracle survient : la grisaille se déchire, la lumière pénètre enfin jusqu’ici. D’abord par petits pinceaux, spots lumineux aux chaudes couleurs du couchant qui mettent en exergue un petit bout de montagne, ici un morceau de glacier, là un lambeau de paroi, au gré des volutes. Et puis, et puis, lentement, le ciel bleu semble émerger de sa léthargie, il expulse les nuages et les dissipe. Le soleil disparaitra dans l’axe de la vallée flamboyant de mille feux. Le beau temps s’installe. Nous nous endormons sous une voute étoilée. À droite, les faces nord veillent.
Trois heures. Le réveil sonne. Désagréable impression de venir tout juste de m’endormir. La course prévue est d’une ampleur nouvelle pour moi, j’ai passé la courte nuit à en tourner et retourner les différents paramètres dans mon esprit. L’un d’eux est l’horaire. Je crains d’avoir mis le réveil trop tard, je saute hors du duvet dans la fraicheur nocturne. Le beau temps est toujours là. En face, deux petites loupiotes tremblantes progressent lentement et convergent sous l’aiguille Verte. Moments de vie ténus dans cet univers minéral. Nous rangeons nos affaires, puis petit-déjeunons. Thé et muesli. Nous laissons tout le matériel de bivouac dans un coin, puis, les frontales vissées sur le crâne, nous prenons le chemin qui mène au couloir en Y. Pas de neige dans les moraines du glacier des Améthystes, il faut porter les skis sur le sac. Après trois-cents mètres de ce régime, nous pouvons enfin chausser. Il fait toujours nuit, mais quelques lueurs vers l’est montrent que l’aube est proche. Tandis que nous progressons à skis sur une neige très dure, le regel ayant parfaitement joué son rôle, voilà que des nuages se mettent à nouveau à nous tourner autour. Un brouillard agrémenté de quelques flocons nous accompagne dans l’approche. Le moral s’abaisse. Je commence à me dire que l’aiguille d’Argentière sera pour une autre fois, imaginant quelque solution de repli pour ne pas complètement gâcher la journée. Nous arrivons quand même au pied du couloir avec la naissance du jour, nous permettant de ranger les frontales dans le sac.
Ce fameux couloir... Si de là où nous sommes la rimaye semble passer tranquillement, en revanche le ressaut au pied de la pente de neige semble d’une autre envergure. Autant aller voir de plus près. Nous remettons les skis sur le sac et enfilons les crampons. La rimaye est effectivement parfaitement comblée. Juste après, le ressaut qui mène au couloir est en glace. Et un peu raide, tout de même. Je suppose qu’un habitué de la cascade de glace n’en aurait fait qu’une bouchée, mais ce n’est pas mon cas. De surcroit, je n’ai qu’un piolet. J’essaye malgré tout. Et puisque je ne suis pas un dieu des pentes de glace, on va le faire à l’ancienne, en creusant des marches. Je tente de planter une broche, pour m’assurer, mais la glace se révèle pourrie : la broche ne tient pas. Ça me rassure, quelque part, tailler des marches n’en sera que plus aisé. Pendant que je m’élève ainsi doucement, Anne-Soisig arrivera à fabriquer un petit relai. Au cas où. Finalement, en prenant le temps qu’il faut, ça le fait. Un relai intermédiaire entre les deux ressauts et je prends pied dans le couloir qui semble assez débonnaire. Anne-Soisig me rejoint. Nous poursuivons corde tendue sur une neige dure qui cramponne très bien.
Le couloir est creusé d’une grosse cannelure en son centre, goulotte qui draine tout ce qui vient d’en haut quand le soleil commence à chauffer. Ce n’est pas encore le cas, nous sommes tranquilles. Et pendant que je bataillais dans la glace du ressaut, les nuages se sont miraculeusement dissipés, laissant place à un magnifique ciel bleu. Le soleil s’est levé, inondant de lumière la face nord des Courtes, en face de nous. Nous progressons lentement, avalant environ deux-cents mètres de dénivelé par heure. Je me sens bien, les conditions sont excellentes, même si l’incertitude de la sortie du couloir demeure : sera-t-elle en glace ? Le soleil ne va-t-il pas arriver trop tôt dessus ? Mais ces questions trouveront d’elles-mêmes leurs réponses d’ici peu. Au niveau de la bifurcation du Y, je m’enfile dans la branche de gauche. Peut-être parce qu’elle me semble plus accueillante ?
Bientôt, nous apercevons le bout. La crête est au soleil, et nous tend les bras. Après un passage plus raide, le soleil vient brutalement nous inonder de chaleur et de lumière. Nous mettons les lunettes. Mais rapidement la sueur les couvre de buée et je ne vois plus rien. Tant pis pour les lunettes, je laisse la lumière m’éblouir. Je progresse doucement, c’est épuisant de remonter un couloir sur la pointe des pieds, avec un seul piolet et un bâton de ski stupidement inutile dans l’autre main. Les cent derniers mètres me paraissent une éternité. Je transpire par chaque pore mais il m’est impossible d’enlever une seule couche de vêtement dans la raideur de la pente. Heureusement, bientôt la crête, petit mur de neige presque vertical, ça y est, je me hisse dessus. Anne-Soisig me rejoint. La neige scintille de mille feux. La crête est large et facile. L’esprit peut enfin souffler, les difficultés sont derrière nous.
Nous rejoignons ensuite le sommet tout proche avec légèreté. Le panorama sur le massif du Mont-Blanc, tout autour de nous, est d’une blancheur féérique. Nous sommes seuls ici, ce qui ne gâche rien. Les cimes alentour sont somptueuses dans leurs habits d’hiver ; le regard porte jusqu’au Valais où pointe le Cervin. Il fait bon, le soleil donne, pas un souffle de vent malgré les prévisions, nous prenons notre temps, il n’y a plus d’urgence, si ce n’est celle de profiter de l’instant présent. Nous grignotons quelques barres chocolatées et fruits secs, affamés par le couloir. Unique ombre au tableau, pourtant parfait jusque-là, de taille : un hélicoptère touristique tournicote déjà autour de la Verte, égoïste impertinent. Je n’y songeais même pas. Hier, évidemment, dans le mauvais temps, nous étions tranquilles. Et voilà que les vrombissements intempestifs font leur apparition avec le soleil. Ils ne nous lâcheront plus, irrespectueux, violant l’intimité et le silence imposant des montagnes. Ce bourdonnement absurde, mais permanent, dans les oreilles, est l’empreinte fétide de notre « civilisation ».
Il faut envisager de redescendre : la pente pour atteindre le glacier du Milieu est assez raide, et la neige surtout très dure. Anne-Soisig descend en crampons. Je la rejoins peu après en skis, tout le haut était excellent, petite couche de neige poudreuse sur un fond lisse et compact. Le goulet est moins sympathique, jonché de boules dures sur lesquelles les carres frétillent. Sous l’étroiture, la pente s’adoucit un peu jusqu’à la rimaye qui la zèbre sur toute son horizontalité, bouchée par de multiples coulées. En dessous, c’est une neige délicieuse qui nous attend. À peine transformée sur le dessus, le plaisir dans toute sa largeur. Évidemment, toutes les bonnes choses ont une fin et nous devons bientôt naviguer entre glace et cailloux sur un manteau de neige sale trop peu épais. La canicule du mois de mai a fait des ravages ! Rive droite, nous louvoyons entre crevasses et caillasses. Ultimes névés sous la langue du glacier, nous devons nous rendre à l’évidence, le ski s’arrête là, à 2700 mètres d’altitude. Tout juste l’altitude du refuge. Il suffit de traverser les moraines vers la gauche. Skis sur le dos, cela va de soi.
Après une collation bienvenue, nous tentons de franchir l’après-midi. Au début, nous jouons à cachecache avec le soleil, pour ne pas griller sur place. Et puis rapidement, le mauvais temps se jeta de nouveau sur nous. La fenêtre de ciel bleu qui nous permit de faire notre course fut décidément bien étroite ! Passer le temps... Bouquiner... Nous avons discuté, nous avons mangé, tandis qu’au-delà du muret qui marquait les limites de notre territoire, la pluie alternait avec la neige dans un ballet de nuées. Le soir a fini par se pointer, tant bien que mal. Pas de joli coucher de soleil cette fois-ci, il s’en est allé secrètement. Nous nous glissons dans nos duvets sans voir les étoiles.
Lundi, quatre heures. Le réveil sonne, encore. Nous nous levons sans grande conviction. La météo n’est pas franchement de la partie. Nous partons vers cinq heures, chargés comme des mulets, en descendant sur le glacier d’Argentière, entre neige maculée de poussières et glace affleurante. Nous rejoignons la base du vallon qui monte au col du Chardonnet. Encore faut-il trouver le bon chemin : à droite, des rochers lisses, polis par le glacier, infranchissables ; à gauche, une gigantesque moraine très raide, infranchissable. Au milieu, sous la langue du glacier qui se rétracte sur les hauteurs, entre deux barres, un mince filet de neige, un étroit couloir semble déboucher quelque part. La neige est dure et portante, nous mettons les skis sur le sac — le geste devient mécanique ! — et enfilons les crampons pour remonter ainsi trois cents mètres de pente raide et gelée. Après quoi, nous pouvons chausser. La suite, jusqu’au col, est sans inquiétude. 7 heures et 50 minutes. Vrrrrroummmm... « P’tain, y sont déjà levés ! » Le ballet des hélicoptères à vocation touristique et autres engins tonitruants — vols panoramiques motorisés — a repris de bonne heure. Pas de répit. Essayer de faire abstraction du bruit, incongru en ce lieu... Le soustraire... Insecte irrévérencieux, nuisible que je rêve d’écraser entre le pouce et l’index. Tranquilliser les montagnes, enfin.
Le bruit de l’hélicoptère des secours en montagne parait nécessairement doux à l’oreille de l’alpiniste en détresse, dans l’anxieuse attente d’être extirpé des griffes de l’alpe. En revanche, les vols motorisés touristiques — bien sûr, c’est beau de là-haut ! — qui envahissent le massif du mont Blanc, entre autres, sans relâche du lever au coucher du soleil, sont une pollution sonore, visuelle, et une débauche d’énergie intenables. Les privilèges que s’octroient ainsi une poignée, souvent fortunée, dérangent tout un massif – le bruit porte loin –, sa faune en premier lieu, ses promeneurs et alpinistes en quête de tranquillité. Dans un monde où l’utilisation irraisonnée de l’énergie pèse sur l’avenir de tous, il convient de s’affranchir de ces jeux inutiles. Le respect des autres, êtres humains, animaux, nature, devrait être la norme pour une société harmonieuse.
L’idée initiale de la journée était de traverser vers le glacier de Saleina et de redescendre dans la vallée par le glacier du Tour. Seulement voilà : le couloir en face est du col du Chardonnet n’est pas beau à voir : des pierres que l’on devine en déséquilibre, d’autres qui s’élancent dans la pente ensoleillée laissant de noirs sillons dans la neige maculée. À moins de rentrer les épaules sous le casque et d’espérer que rien de gros ne nous tombe dessus pendant que nous descendons, nous préférons quand même éviter de tenter le diable. La seule façon de franchir l’obstacle est probablement en pleine nuit quand les pierres branlantes sont vaguement scotchées par la fraicheur nocturne. La faute au réchauffement climatique qui rabote les glaciers : si le glacier de Saleina n’avait pas vu son niveau baisser de quelques dizaines de mètres ces dernières décennies, toute cette instabilité n’existerait simplement pas. Le passage était débonnaire, parait-il, à une époque pas si lointaine. Tant pis pour la belle traversée prévue, ce sera pour une autre fois, il vaut mieux repartir par là même où nous sommes montés. Tant pis pour la perspective d’explorer un itinéraire alternatif à l’horrible piste qui nous a fait suer sang et eau lors de la montée pour rejoindre les basses altitudes. Et tant pis si c’est avec nos gros sacs lourds que nous avons gravi le col, tortues malhabiles sous la pesanteur, pour redescendre sur nos traces avec ces mêmes gros sacs lourds. Tant pis.
Nous enlevons les peaux. La descente n’est que pur plaisir. Sur la carapace glaciaire, une fine pellicule de neige duveteuse s’est déposée au cours de la nuit, donnant à la surface un aspect lisse et moelleux adéquat ! Cependant, dès que la pente s’accentue, seul subsiste le fond dur, toujours à l’ombre, encore gelé. Avec un gros sac à dos, c’est sportif. Nous descendons à skis le couloir étroit et raide monté en crampons. En bas, nous traversons le glacier d’Argentière de part en part pour rejoindre sa rive gauche. Le géant fait le gros dos, nous devons serpenter pour éviter la glace vive. La zone crevassée est rapidement avalée, comme le replat en dessous. Le passage de la moraine latérale est sec, mais la neige est encore là de l’autre côté, nous permettant de gagner quelques mètres. 2150 mètres d’altitude. Il faut se résoudre à enlever les skis. Qui finissent sur... le sac ! Nous faisons une petite pause casse-croute avant d’attaquer le calvaire de la descente pédestre. Le soleil joue à cachecache avec les nuages, mais au-dessus de nos têtes, les sommets sont bien pris dans la crasse. Décidément, hier, quelle chance ! Descente éprouvante, mais sans histoire pour rejoindre Argentière. L’inévitable sudation laisse place à la simple volupté de fouler de douces pelouses verdoyantes en tournant le dos au monde de roc et de glace.
Après l’Ascension 2005 et la Pentecôte 2009, l’Ascension 2016, autre aventure printanière.
Il ne faut pas désespérer, on peut parfois tomber sur des pépites de beau temps, même en montagne. Pépites qui s’alignent quelques jours durant comme les perles sur un collier. Après un hiver mitigé où les projets de balades longuement muris ont chu dans des abimes ouateux, où le brouillard fut de mise plus que de raison, nous avons passé quatre jours enchanteurs dans le massif du mont Blanc. Curieusement, les prévisions météo pour le weekend de l’Ascension étaient au beau fixe une dizaine de jours avant, oscillant légèrement avec le temps, mais sans provoquer d’inquiétudes outre mesure. Curieusement, la météo se tiendra à ces prévisions. Ayant tourné la carte du massif dans tous les sens pour trouver de quoi s’y promener quelques jours une paire de skis aux pieds, sans pour autant se retrouver bloqués par la raideur d’une face, d’un col, nous voici dans le car-couchettes qui nous embarque, le temps d’une nuit magique, de Paris à Chamonix. De là, un taxi viendra nous prendre, chaussures de ski aux pieds, sac sur le dos, planches en main, Sylvain, Charlotte, Thierry, Anne-Soisig et moi, pour nous déposer une heure et quart plus tard, en Suisse, à la Fouly, de l’autre côté du massif.
Étalés dans l’herbe printanière, nous fignolons les ultimes préparatifs avant de jeter péniblement le sac, lourd, très lourd, sur le dos, afin de démarrer notre voyage alpin. Direction le petit col Ferret. La neige est là, l’entrain aussi. Et puis le vent rattrape la troupe, et comme si porter un sac hors de poids ne suffisait pas à la peine, le bougre nous souffle désagréablement et furieusement en pleine face. Cela durera jusqu’au col. Au-delà, nous obliquons à droite pour remonter les pentes du mont Dolent et atteindre un cabanon de tôle, le bivouac Fiorio. Personne dans l’habitacle, mais des affaires posées sur les bat-flancs laissent augurer que nous n’y serons pas seuls. De fait.
Le beau temps prétendu s’était éclipsé dans l’intervalle, la montagne était bâchée ; finalement, elle était comme d’habitude, la montagne. Les jours à venir risquaient d’être quelque peu sombres si la réalité se mettait à jouer ainsi avec les modèles prévisionnistes et accessoirement avec notre moral. Un petit tour dans les volutes au-dessus du refuge pour glaner quelques heures, absence de paysage, et nous retrouvons l’abri. Malgré l’exigüité du lieu, plein, nous réussîmes à faire notre cuisine rudimentaire, petit coin de table partagé, sans problème. Anne-Soisig et moi avions posé notre dévolu sur les couchettes du haut, au deuxième étage, qui nécessitaient quelques acrobaties pour y accéder. Il valait mieux y éviter quelque besoin de sortir au beau milieu de la nuit. En soirée, le ciel daigna s’ouvrir, les montagnes environnantes s’offrirent alors à nos regards ébahis.
Le lendemain, la cahutte s’ébroua dès l’aube. Le petit-déjeuner est avalé au son mugissant du réchaud qui turbinait pour faire fondre la neige et bouillir l’eau résultante. Nous partons sur les pentes de neige durcie par le regel nocturne. Il fait toujours beau. Comme si le brouillard d’hier n’avait été là que pour tester notre détermination. La neige crisse sous les spatules, les couteaux la mordent. Le soleil envahit généreusement le paysage. Mais Sylvain a mal aux pieds. Chaussures neuves. Il redescend rapidement au bivouac pour économiser ses malléoles, douloureuses.
Il y a du monde sur les flancs de la montagne. Pour la solitude, il faudra repasser. Outre la vingtaine de personnes qui squattait comme nous le petit abri, une foule éparse afflue du bas. Le glacier que nous remontons est encore vaste et pour le moment nous restons à bonne distance des autres par la force des choses. Puis la pente finit par se rétrécir, elle s’enfuit vers le haut, elle pointe vers le sommet. Naturellement, la multitude jusque-là éparpillée se regroupe, se concentre. Nous laissons les skis au pied de l’ultime ressaut, trop raide pour nous. La trace est faite et bien faite. Des marches de neige grimpent vers l’arête, neigeuse, aérienne et somptueuse. Ceux qui montent croisent ceux qui redescendent. Le paysage s’ouvre devant nos yeux : Triolet, Grandes Jorasses, Dent du Géant, mont Blanc d’un côté, Grande Lui, Tour Noir, de l’autre, bassin d’Argentière, avec ses Courtes, sa Verte et ses Droites au milieu, Grand Combin au fond, puis, plus loin, le Valais et sa collection de « 4000 ». La face nord des Courtes est juste là, pas loin, je reconnais l’arête hérissée de ses différentes aiguilles — Croulante ou qui Remue ! — qui sont autant d’obstacles pour l’alpiniste qui traverse. Un sommet qui s’écoule par trois versants vers trois pays, l’Italie, la Suisse et la France. Point de convergence des frontières, no man’s land, symbole triangulaire de l’unité. Tétraèdre.
Après le traditionnel tour d’horizon et quelques instants pour profiter du moment, nous finissons par rebrousser chemin, une conquête « inutile » de plus à notre actif. La descente à skis est très plaisante, la neige du matin a eu le temps de rissoler quelque peu au soleil, une fine couche de neige fondue repose superficiellement sur un fond dur. Rapidement, nous rejoignons le bivouac où nous attend Sylvain. Nous grignotons un morceau, avant de charger nos sacs pour redescendre. Nous retrouvons la Fouly ; petite pause les doigts de pieds en éventail dans l’herbe du sous-bois au milieu des soldanelles et des hépatiques. Nous traversons une vaste prairie et rechaussons les skis pour nous diriger vers la cabane de l’A Neuve, plus de mille mètres au-dessus. Je mène le pas, doucement, mais surement, car je sais que l’effort sera long. Malheureusement, Sylvain souffre sans discontinuer avec ses chaussures et décide de nous quitter pour mettre fin à son calvaire. Il repart en stop depuis la Fouly, puis en train vers Chamonix, et Paris dans la foulée. Nous poursuivons notre suée. Plus nous grimpons, plus la neige est molle. Plus l’après-midi s’entame également. Bientôt, faire la trace devient éprouvant tant la neige est épaisse et profonde, soupe gluante qui s’acharne à modérer notre progression. Sur les quelque quatre-cents derniers mètres, c’est une véritable tranchée que nous creusons à tour de rôle. Enfin, voilà le refuge salutaire après quatre heures d’effort. Il y a déjà du monde ; quelques buches ont été extraites de leur gangue de neige, le poêle carbure. Sans tarder, nous actionnons le réchaud pour concocter notre traditionnel diner. Le refuge est perché sur un éperon rocheux avec une vue imprenable sur la face nord du mont Dolent. Mais les nuages ont envahi la montagne par son versant italien, le voile pudique déborde en virevoltant et obstrue le panorama. La nuit est tranquille. Le dortoir frisquet justifie un entassement de couvertures ; même la doudoune est bien supportée.
Une grasse matinée est de mise jusqu’à 6 heures pour récupérer des acharnements de la veille. Nous petit-déjeunons sereinement de nos mueslis à l’eau de fonte, les autres ont déjà quitté le lieu. Nous montons vers la Grande Lui. Devant nous, cinq skieurs. Nous serons les seuls à gravir le sommet, en enfilant les crampons pour grimper une pente de neige raide. La montagne est pointue de tous les côtés. Nous en redescendons versant nord, à pied par un couloir relativement raide, dans une neige largement humidifiée par le soleil. Nous chausserons les skis plus bas. La descente vers le vaste glacier de Saleina est loin d’être mémorable, sur une neige dure et croutée qui résiste aux tentatives de courbe les plus énergiques. À défaut de bonne neige, nous avons le paysage et le beau temps, il est parfois difficile de tout concilier. Tandis que nous nous dirigeons vers la cabane de Saleina, bientôt en vue, avec son accès, une pente assez raide et rebutante, nous lorgnons vers une autre bâtisse également visible, en face, le bivouac de l’Envers des Dorées. Nous nous décidons pour ce dernier. Après une petite pause salvatrice sur le glacier, nous remettons les peaux pour remonter de deux-cents mètres en plein soleil. Nous gravissons une langue de glace, vaste croupe éléphantesque. Y dessiner nos zigzags est plaisant, la neige sous les spatules est composée d’une fine couche de glace, verrière suspendue à quelques centimètres qui se brise en petits morceaux, comme la surface d’une crème brulée sous la cuillère ; les morceaux glissent dans la pente avec un doux bruit d’éclats cristallins. Nous approchons des aiguilles Dorées, leur granite rouge contraste agréablement avec la blancheur neigeuse et le bleu intense du ciel. Nous longeons les parois verticales que découpent de profondes et belles fissures pour rapidement arriver à la cahutte qui trône là.
Refuge en deux parties : l’une est fermée à clé et doit être réservée, l’autre est ouverte. La première est occupée, la deuxième, non. Nous y serons seuls. Intérieur rénové et lambrissé, confortable, banc adossé au soleil ; toilettes extérieures, mais facilement accessibles, et propres. Le foehn a de nouveau franchi une crête, la Grande Lui est désormais dans le brouillard ; il nous poursuit, vaste déferlante figée par le regard, tsunami immobile qui se rabat derrière les crêtes, en silence, l’écume bouillonne au ralenti. Nous entamons la préparation du diner vers 18 heures, ce qui consiste pour l’essentiel à faire fondre de la neige. Nous terminons l’opération assez tard. Entretemps, le soleil s’est couché, colorant le Grand Combin, et lui seulement. Puis tout est parti dans la nuit.
Le réveil est suffisamment tôt pour profiter de l’aube et du lever de soleil sur tout le bassin de Saleina. Après un petit-déjeuner un peu plus efficace que la veille, nous nous dirigeons vers la fenêtre de Saleina. Oronymie homonyme : une fois le nom trouvé, il est décliné à l’envi, col, glacier, refuge, sommet, pic, torrent, vallon, plateau, etc. Nous contournons le granite vertical des aiguilles Dorées, pour nous faufiler au pied des Fourches, Grande et Petite. Tout en remontant doucement le vaste fleuve de glace, la nature nous gratifia d’un spectacle exceptionnel dont elle a le secret : le soleil était entouré de différents halos lumineux irisés, celui d’angle vingt-deux degrés, relativement fréquent, son grand frère d’angle quarante-six degrés, bien plus rare, tout comme l’arc tangent supérieur qui venait chapeauter le petit halo d’un gracieux accent circonflexe inversé[2].
La courte montée jusqu’au glacier du Trient se fit à pied en crampons. Nous étions seuls dans cette immensité glacée et, finalement, à part une petite poignée de lointains skieurs, nous le resterons. Nous effectuons une petite balade mixte rocheuse facile sur l’aiguille du Tour, sommet emblématique du coin. Notre solitude, inattendue en pareil lieu, était grisante. La descente pour rejoindre le col du Tour ne fut pas mémorable ; tout comme celle sur le glacier du même nom. L’unique moment de glisse enivrante fut sous le glacier, dans la pente au-dessus du village, avec une neige fondue à point. Sans pour autant trainer, la raideur de la pente combinée avec la présence de dalles lisses sous la neige n’auraient pas fait bon ménage avec une soupe tardive. Nous parvenons à skier sur d’anciennes coulées d’avalanches jusqu’au torrent, dont le franchissement fut quelque peu scabreux, mais personne ne tomba dans l’eau. Notre traversée était bouclée, il ne restait qu’à se poser sur un coin d’herbe dans un champ pour patienter en paressant au soleil. Nous terminâmes l’attente à l’ombre du Centre Alpin du Tour devant une boisson rafraichissante.
2022. Un déficit marqué de neige sur l’ensemble de l’arc alpin dont une quasi-absence sur les Alpes du Sud nous font hésiter à incorporer les skis dans nos bagages pour les vacances de printemps. En cherchant bien, j’ai pu trouver des massifs relativement dotés, mais les prévisions météorologiques font finalement pencher la balance vers le placard. La saison aura été courte, trop courte, l’envie de glisse, de neige, de montagne est toujours là, mal rassasiée. Nous irons grimper et courir dans les Alpilles, à la place. Découverte exotique.

Avril 2018, Vanoise.
Ski 2.0