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Chapitre 6

Pourquoi y aller ?

Traces sans trace. Le ski de randonnée est probablement l’une des activités humaines qui laissent le moins de traces dans la nature. Un peu de neige tassée, quelques virages ici et là, qui disparaissent dès l’arrivée du printemps. Néanmoins, une petite marge de progression apparait dans son sillage. Écorces d’orange, pelures de saucisson, croutes de fromage et autres peaux de banane délibérément semées vont mettre des mois à s’enfouir, se désagréger, s’évaporer. Arbres et arbustes aux écorces fragiles sont parfois saignés à coups de carres par certains skieurs bataillant dans la forêt ; plaies difficiles à cicatriser. Un environnement ponctuellement envahi, mais où résident des animaux sauvages, chamois, tétras-lyres, chevreuils, renards, loups, etc. Les randonneurs deviennent les hôtes d’une nature admirable, mais affaiblie par le froid et contrainte par ce manteau neigeux, incommensurable obstacle au moindre mouvement et à la quête de nourriture.
La perspective de me promener dans la neige sans outils pour augmenter ma portance ne m’effleure même pas. Pour avoir testé l’idée d’enfoncer jusqu’à la taille sur un glacier népalais en alpinisme, sans skis, je ne peux que compatir avec ces merveilleux quadrupèdes que sont les chamois, les bouquetins, les chevreuils et les autres, qui doivent ainsi limiter leurs déplacements pour économiser leur énergie déjà fortement mobilisée pour lutter contre le froid. Énergie précieuse, car la nourriture est rare et difficilement accessible. En faisant irruption dans leur environnement, tonitruant et fanfaronnant, le skieur ne peut que les effrayer et les obliger à prendre leurs pattes à leur cou. Inutile dépense d’énergie. Il en va de leur survie. De même pour les tétras-lyres qui nichent sous le couvert forestier, souvent là où la neige est la meilleure, légère et poudreuse, dans un trou peu profond. Les cris de jouissance des skieurs dévalant les pentes, là encore, ont tendance à les apeurer et à les inciter à fuir leurs nids douillets. Sans compter les dangereuses carres lors des puissants virages à la descente. Les zones de nidification de ces gallinacés sont répertoriées et délimitées[1] pour éviter justement une hécatombe provoquée par les hordes de free-riders. Bien sûr, il faut raison garder et remettre cela en perspective : ces petits dommages collatéraux sont des ordres de grandeur plus faibles que l’empreinte environnementale des stations de ski. Bétonnage d’hectares de nature vierge, rejets de gaz à effet de serre (pour la construire, pour y faire venir les skieurs, toujours plus fortunés), pollutions de plastiques, mégots, substances diverses, confiscation du cycle de l’eau et consommation d’énergie pour la neige de culture, déchets, etc. Le vivant n’a qu’à aller voir ailleurs quand une station s’implante.
Néanmoins, en nous imaginant hôtes de la nature, sans agir en propriétaires arrogants, il est possible de limiter l’impact du ski de randonnée au strict minimum. Profitons de celle-ci en toute discrétion, soyons furtifs et respectueux dans notre passage : sans déranger, le plaisir sera alors décuplé par le paysage et le silence laissés immaculés. Propre. Sans souvenirs. Les souvenirs, ce sont nous qui les emportons, images et sensations, photographies, inutile de les abandonner sur place. La nature se moque de nos souvenirs.
Outre un comportement respectueux en montagne, il convient de limiter notre usage des moyens de transport polluants comme la voiture, en covoiturant, en utilisant les transports en commun quand c’est possible, voire en prenant le temps, en vélo, pour nous rendre aux départs des randonnées. La consommation effrénée de matériel a également un impact sur notre environnement, nous le ferons durer au maximum, sans être attirés par les sirènes du marketing qui voudraient nous faire changer de planches, de veste, de GPS, et du reste aussi, chaque année, pour du mieux, du plus léger, du plus chaud, du toujours plus.

Après une chute de neige, le paysage est recouvert, la lumière s’immisce entre les arbres chargés, décorés, la grisaille cède le pas à l’éclat. Un rayon de soleil et l’écrin de la nature brille et scintille. Le tout en rondeurs. Sensualité des formes : les rochers durs et anguleux se mettent en boules, pulpeux mamelons. Les arbres ploient et pendeloquent sous le fardeau, guirlandes éphémères. Le manteau hivernal dont se pare la montagne efface, temporairement, une partie de ses pustules, ruines, bétons, barbelés, détritus, vestiges divers et variés ; la montagne retrouve alors une virginité originelle. Il arrive néanmoins que l’épaisseur de neige ne suffise pas pour masquer certains miasmes. Comme les barbelés de barrières stupides dans lesquels animaux et skieurs viennent se prendre les pattes. Incongruité spatiale. Il faut parfois enjamber ces fils de fer tendus comme des pièges, en s’efforçant de ne pas s’y empaler d’une part, et de ne pas déchirer veste, pantalon et sac d’autre part. Quoi qu’il en soit, on finit par oublier ces vestiges honteux. Le silence recouvre tout. On a presque envie de chuchoter pour ne pas l’entamer, l’abimer. La neige absorbe les bruits. Tout est feutré. Ne subsiste que le sifflement de la brise, le chant de quelque oiseau perché dans la canopée. Le bruit outrecuidant de la civilisation, au loin, s’est effacé.
Lors d’un bivouac hivernal, à proximité d’une hideuse nature anthropisée où pylônes et câbles hérissent la montagne de part en part, dans un univers autrement minéral, une niverolle alpine, soliste en quête de public, est venue se poser à côté de nos tentes. Dans le soir crépusculaire, droite sur ses petites pattes dans la neige, sous un fin croissant de lune, le plumage bombé, elle s’est mise à entonner une mélodie cristalline, concert qui s’élevait gracieusement dans l’air glacial devant un auditoire ravi. La nature sait oublier son agresseur. Plus tard, en pleine nuit, en m’extirpant du duvet pour soulager ma vessie, je suis tombé nez à nez avec un magnifique renard au pelage gonflé, opportuniste à la recherche de quelque pitance pour sustenter un appétit en suspension dans la rigueur imposée par la saison. Rencontres rares et envoutantes…
Loin des contingences sociétales, loin des contraintes et autres vicissitudes de la vie quotidienne, parcourir la montagne offre un sentiment de liberté à nul autre pareil. La montagne hivernale, arpentée skis aux pieds, est la quintessence d’un tel sentiment. Faire sa trace, choisir son chemin au gré des envies ou des facéties du terrain, se faufiler dans la virginité du manteau neigeux est une puissante source de plaisir. Plaisir procuré également par la nécessaire composition avec les éléments. Le relief, la météo, certes, mais aussi et surtout les subtilités de la neige, élément complexe sur lequel le skieur évolue. Le relief est visible et généralement facilement appréhendable ; le manteau neigeux est un peu comme l’iceberg des navigateurs : la beauté du dessus cache la sournoiserie du dessous. Le skieur ne peut que composer sa partition avec. La nature impose sa loi, une partie du plaisir réside dans l’obéissance à cette loi. L’humain n’est que l’invité temporaire de la montagne hivernale.

Me suis-je déjà ennuyé en ski de randonnée ? En égrenant le passage du temps au refuge, oui, mais en skiant ? Je n’en ai pas le souvenir. Pourtant, que d’heures, qui se comptent en dizaines, centaines, écoulées à remonter les pentes, comme ça, un pas après l’autre, les pensées ouvertes à la brise. Comment ai-je pu, comment puis-je, ne pas m’ennuyer ? La réponse tient peut-être dans l’état d’esprit avec lequel on aborde une balade en montagne : acteur ou spectateur ? L’acteur gère la course, il est responsable du groupe. Le spectateur profite, il suit. Quand on encadre un groupe en ski, quand on fait la trace, que l’on mène la danse, l’esprit est en éveil permanent — inconsciemment — à dérouler son analyse de la situation en temps réel compte tenu des observations. Jusque-là, tout va bien ; mais comment se présente la suite, où vais-je poser la trace sur les prochains mètres ou hectomètres ? Comment est la neige, comment évolue le temps, et le temps, sommes-nous dedans, n’allons-nous pas rater le car, la soupe au refuge, rentrer à la nuit, des paramètres inconnus dans la continuation du parcours ou pas, comment va le groupe, il y en a un qui traine la patte, normal ou pas, un autre qui court devant, risque ou pas… ? Bref, quand on encadre un groupe en ski, ou que l’on conduit simplement la balade, seul, à deux ou plus, la tête est naturellement occupée à tenter de répondre à toutes ces questions. Et sans pour autant emmener la course, profiter de la randonnée en spectateur n’empêche pas de se poser ces questions et de s’interroger sur les décisions muettes du skieur à la trace : mais pourquoi passe-t-il donc par là ?
Quand bien même, il y a souvent — et heureusement ! — de longues périodes où les réponses coulent tellement de source que cela ne prend pas beaucoup de temps de cerveau. Il faut donc lui trouver de quoi mouliner. Sans piétiner. Mais, déjà, la contemplation extatique du paysage est en soi une belle occupation. Ne va-t-on pas parcourir la montagne hivernale en l’occurrence, justement (en partie) pour ça ? Certes, pour en arriver là, lever le nez et le décoller de ses spatules est un prérequis ! Néanmoins, outre le paysage, le carré de manteau neigeux autour desdites spatules recèle bien des trésors, indépendamment des quelques (rares) traces de vie. Une neige qui pétille dans le soleil rasant du cœur de l’hiver, de délicieuses formes arrondies entre ombre et lumière, de délicates sculptures éoliennes défiant la gravité, la surface de la neige n’est jamais identique à elle-même ce qui en fait une source quasi illimitée de contemplation sans cesse renouvelée.
Enfin, si ni le pilotage de la course ni le tableau neigeux ou paysager ne méritent d’attention, pourquoi ne pas profiter de ces heures de queue leu leu dans les rails de neige pour faire le tri dans ses idées, pour réfléchir sur le sens philosophique de la vie, du ski, de la montagne, ou que sais-je… ? C’est rare, de nos jours, d’avoir l’esprit libre de toute contrainte pendant de longues heures, il faut en profiter ! De là à se renfermer sur soi-même, une paire d’écouteurs vissée dans les oreilles pour s’extirper de la musique de la nature en y superposant d’autres sons, il y a un gouffre que je n’ai jamais franchi. Au refuge, le soir pour trouver le sommeil au milieu du concert des ronflements, pourquoi pas, mais en skiant ?!? La vaste symphonie du silence ne demande qu’à se laisser écouter. Encore que…
Silence, silence, c’est un bien grand mot, parce que bien souvent, le silence, il se fait languir. Le délicat scritch, scritch du ski mordant dans la neige, métronomique, soporifique. L’énervant couic, couic de la fixation grinçante du camarade qui nous précède. L’oppressant mugissement de l’éventuel vent dans les oreilles. Le glaçant wouf du manteau neigeux qui remet les pendules à l’heure. Parfois, un animal, le cri strident de la marmotte qui sort de son terrier au printemps, l’éructation gutturale[2] du lagopède ou le gai chant des oiseaux qui se blottissent dans la forêt. Laissons la musique de la montagne hivernale se donner. « Le silence, ça s’écoute ».

L’une des questions qui peut m’occuper est pourquoi va-t-on en montagne ? Conquérants de l’inutile. J’ai utilisé quelques-unes des heures de sudation mises gratuitement à ma disposition par les balades à skis, où, la plupart du temps, contrairement aux heures d’escalade, de grimpe, d’alpinisme, pendant lesquelles l’esprit doit rester concentré sur ce qu’il fait et n’a pas vraiment le temps de penser à autre chose, mettre un pied devant l’autre ne requiert pas de grandes capacités cognitives, pour réfléchir à la question. Et je crois, finalement, que le point commun qui draine tous les montagnards du monde vers les hauteurs, c’est la beauté. Personne n’irait risquer sa vie ou ne serait-ce que suer dans des paysages moches : la preuve, on ne voit personne faire son jogging au milieu des caddies de Villebon 2[3] , archétype de la laideur, entre son centre commercial, moche comme un centre commercial, ses lignes à haute tension, moches comme des lignes à haute tension, le tout lové au croisement de deux autoroutes et autres voies rapides et sous le couloir aérien d’approche de l’aéroport d’Orly dans un environnement bétonné jusqu’à la moelle. Quand c’est universellement laid, on évite de s’y balader pour le plaisir. Si Mallory décrit son irrésistible envie de grimper sur les montagnes simplement « parce qu’elles sont là »[4], je doute qu’on puisse adapter cet adage à n’importe quel centre commercial. Encore que vu la foule bigarrée des samedis après-midi qui fourmille dans ces lieux de perdition, la question pourrait être légitime. Si elles n’étaient pas là, justement, ces hideuses constructions humaines, temple de la consommation débridée, la multitude n’irait-elle pas s’éparpiller dans quelque coin de nature ?
Seules les constructions humaines pourraient avoir l’apanage de la laideur ? Au pire la nature laisse indifférent, quand un « cube » de plastique ou de béton révulse les sens. La nature serait donc belle par essence ? Mais la splendeur de la montagne, de ses paysages, de ses glaciers, de ses fleurs, de ses animaux, de ses rochers, a quelque chose en sus. Le côté inaccessible ou presque — mystérieux, dangereux —, la variété des paysages étagés entre les fonds de vallée et les cimes rocheuses sur lesquelles s’agrippe encore un peu de neige éternelle font que celle-ci tient une place particulière dans l’imaginaire collectif. Et dans celui des montagnards, l’esthétisme brut des cimes épurées fait qu’ils ont envie d’aller y voir de plus près. Ou bien est-ce par curiosité, voir — contempler — l’au-delà ? Voir de là-haut comme le monde est beau… N’est-ce pas donc ça, la beauté, qui motive randonneurs, randonneuses, grimpeuses, grimpeurs, alpinistes, skieuses, skieurs de randonnée, parapentistes… à grimper, transpirer, se faire peur, risquer sa vie, accessoirement ? Juste pour « voir » ?
L’effort et la difficulté requis pour accéder à cette pureté la transcendent. Un édelweiss observé accroché sur une paroi à proximité d’un relai n’est pas le même que celui planté dans un jardin botanique. La beauté n’est effectivement pas la même quand elle est accessible par un téléférique ou par quelques heures de marche. D’ailleurs, le paradoxe du téléférique est de clouer de la laideur dans un écrin pour soi-disant faciliter l’accès à cette beauté. Mais sa simple présence dénature le paysage, rendant caduque à la fois son utilisation pour voir le beau, puisque le trajet devient moche, et le beau qu’on est venu chercher, qui n’existe ainsi plus. Principe d’exclusion. Le plaisir ressenti n’est pas le même devant un paysage apporté sur un plateau mécanique ou gagné au prix de quelque effort. La grâce contemplée dans le silence de la nature ne peut pas être la même — n’est pas la même ! — qu’un paysage, aussi magnifique soit-il, observé dans le rugissement des pales d’un hélicoptère à travers la fenêtre rayée d’un cockpit.
La véritable — l’unique ? — beauté est celle qui se mérite. Le contraste entre les couleurs, blanc comme la neige, gris ou beige comme le rocher, bleu comme le ciel, vert comme les mélèzes au printemps, jaune comme les mélèzes à l’automne, participe également à l’élan. Ou bien les dégradés infinis dans un paysage hivernal recouvert d’une blancheur à priori uniforme. Tout comme les nuances de gris qui peuplent une journée maussade. Mais belle quand même. La lumière s’associe pleinement à l’œuvre. Celle du soir ou du matin, rasante, étire les ombres, révèle les reliefs et ajoute une teinte chaudement colorée à la montagne ; celle d’une mi-journée estivale, assommante, écrase et aplanit les lointains ; tandis que le soleil du cœur de l’hiver approfondit les hauteurs. Celle qui joue avec les nuages, nuages qui jouent avec les cimes, volutes éphémères qui achèvent de décorer le tableau.
L’esthétique ne se dévoile pas seulement dans la nature elle-même, qui est certes le support de toute action sportive en montagne, elle entre également en ligne de compte dans le caractère du rocher avec lequel le grimpeur va jouer, l’essence de la voie qu’il gravit, etc. La courbe d’une arête neigeuse se découpant sur le ciel, la rectitude d’un pilier rocheux ou la finesse d’une aiguille, le plaisir de sortir d’une voie directement au sommet, la forme du sommet, de la montagne, sont autant de « critères » d’élégance, comptabilisés, consciemment ou pas, dans l’envie d’aller voir et gravir ces montagnes. Le skieur de randonnée va trouver son bonheur dans la fraicheur spécifique des paysages hivernaux, dans l’attrait d’une course en boucle, dans un enchainement de cols ou de sommets, dans une traversée. Ou tout simplement dans une bosse de neige duveteuse et admirablement éclairée, avec une ombre qui met sa cambrure en valeur ; dans la courbure mathématique d’une pente ou d’une crête, dans une forêt d’épicéas saupoudrée au lendemain d’une chute de neige...

Je ne me balade quasiment jamais sans mon appareil photo : une course en montagne réussie l’est d’autant plus quand j’en ramène de belles images. La nature de la course est plus ou moins propice à faire des photos ou à s’abandonner à la contemplation du paysage. Si la randonnée, qu’elle soit pédestre ou à skis, s’y prête particulièrement — les mains sont en général libres —, en revanche, l’escalade, l’alpinisme sont des activités de quadrupède où l’esprit est monopolisé par la technique : où mettre ses pieds, ses mains, ne pas tomber, progresser, ne pas se perdre, etc. L’esprit ne peut pas tout faire simultanément. À fortiori quand les mains sont occupées sur des prises ou des manches de piolets, il est peu aisé de sortir l’appareil photo pour immortaliser certains instants qui resteront donc des images éphémères. Tout comme certaines images seront contemplées parce que la voie entreprise permet un moment de répit, tandis que d’autres seront à jamais ignorées, pour cause d’intense concentration dans un passage délicat. Mais je ne vais pas en montagne uniquement pour faire des photos, il m’arrive de ne pas pouvoir en faire (appareil malencontreusement oublié, mains occupées, tête ailleurs, engagement…), et de profiter seulement par mes sens : une belle et vaste image multidimensionnelle — visuelle, mais également sonore, olfactive, éventuellement tactile — dont le souvenir finira par s’estomper alors que les bords d’une photo éternelle sont limités. « De cette manière, la chute de neige et les couchers de soleil, qui sont par nature fugitifs, peuvent tout de même être “ détemporalisés ”, rendus disponibles pour l’avenir. » Hartmut Rosa poursuit : « Au moment où nous faisons face à un paysage, à un évènement ou à un objet en adoptant le regard du photographe, ceux-ci cessent de nous parler : nous pouvons sans doute encore percevoir que ce paysage aurait quelque chose à dire, et c’est précisément pour cette raison que nous voulons le fixer, mais il ne parle pas quand nous le figeons sur la pellicule, pas plus que quand nous le cadrons dans l’objectif. Il est difficile de prouver empiriquement cette affirmation, et pourtant chacun peut faire ce constat facilement et à tout moment sur lui-même : le fait de prendre l’appareil photo déplace la focale de l’attention. Et modifie l’attitude avec laquelle nous rencontrons le monde. Dans le regard que nous portons sur l’écran de l’appareil – ou plus précisément : avant même cela, quand nous identifions un vis-à-vis comme potentiellement photogénique –, nous adoptons à l’égard du monde une attitude qui vise en quelque sorte à en figer le potentiel (“ il y a quelque chose là ”) pour nous en emparer.[5] » À moins que le viseur ne focalise l’attention ? Et que la photo réalisée exhumée longtemps après ravive des moments résonants auxquels la mémoire, estompée, pourra dessiner les contours absents.
La montagne n’est pas toujours facile à contempler, parfois, elle laisse ses atours se faire désirer. Il faut patienter, marcher, grimper, suer, pour y accéder. Mais c’est aussi ça, la beauté de la montagne : la difficulté que nous avons à l’apprivoiser. À laquelle s’ajoute celle d’y rencontrer les conditions propices à telle ou telle entreprise. L’attente est parfois douloureuse, mais quand le succès est là, le plaisir de la contemplation dépasse largement la banalité qu’aurait le paysage si son accès était aisé, permanent. Et pourquoi la montagne est-elle plus belle dans la sobriété de l’attitude contemplative ? Je crois que, tout comme le sentiment de beauté s’imprime en nous bien plus fortement quand on atteint le point de vue, le sommet, le col à la force des muscles, au prix de quelques gouttes de sueur, qu’avec l’aide d’une bruyante machine quelle qu’elle soit, admirer la montagne depuis un bivouac sera toujours une expérience plus profonde, plus enrichissante, plus inoubliable que depuis une construction en dur. Bivouac sans tente, face à l’immensité du cosmos. Ou bivouac sous la tente, la fine paroi de toile oblitère le paysage visuel, mais transmet le paysage sonore. Les sens sont en éveil, flattés. Depuis la terrasse d’un petit refuge, l’Aigle, le Promontoire, Durier, l’expérience reste intense, alors que depuis un hôtel d’altitude, elle devient banale et s’efface rapidement. Plus la bâtisse se fond dans le paysage, plus on parviendra à l’oublier dans l’expérience esthétique. Le bivouac permet d’être au contact direct des éléments, du ciel constellé d’étoiles, du soleil qui se couche, du soleil qui se lève. Le refuge, aussi sobre soit-il, impose d’en sortir pour expérimenter la beauté du paysage. Un bivouac sur le glacier Blanc en contact quasi direct avec la Barre des Écrins chevauchée par la Voie Lactée reste impérissable. Tout comme celui, minéral, sur l’arête est du mont Viso. Même si une nuit au refuge de l’Aigle, par exemple, avec une aube suivie d’un lever de soleil particulièrement incroyable, est tout aussi mémorable. Il faut juste faire l’effort de sortir de l’abri. Ainsi la communion avec les éléments est un facteur qui transcende la simple beauté d’un paysage. Elle permet d’imprimer la mémoire pour en garder des traces presque indélébiles.

Chétif

Chétif

Footnotes
  1. Voir par exemple : Un outil pour éviter le dérangement du tétras-lyre par le ski de randonnée, Faune sauvage n° 302, J. Charrier et al, 2014.

  2. Le chant du lagopède alpin se résume difficilement par un qualificatif. On pourra l’écouter ici : https://www.xeno-canto.org/species/Lagopus-muta (consulté en juillet 2025).

  3. En 2010, Télérama fait d’une photo du centre commercial Villebon2 en région parisienne, sa couverture pour un dossier intitulé Halte à la France moche. On pourra lire l’article satyrique à ce sujet : Zone commerciale, Ozlapose, 2017, en ligne : https://lepetitzpl.zpl.zone/2017/09/zone-commerciale/ (consulté en juillet 2025).

  4. George Mallory est un alpiniste britannique mort sur les pentes de l’Everest en 1924. Il aurait dit aux journalistes qui lui demandaient pourquoi donc vouloir grimper sur cette montagne, « parce qu’elle est là ». Difficile, sans étude approfondie, de savoir si cela tient du fait ou de la légende, néanmoins, n’importe quel alpiniste aurait pu prononcer cette phrase…

  5. Rendre le monde indisponible, Hartmut Rosa, La Découverte, 2020, p. 65.