Chapitre 9
Compétition ou contemplation¶
La pratique du ski de randonnée explose depuis les années 2000-2010. Elle a même subi une nette accélération lors de l’hiver 2020-2021, année covid. La fermeture des stations de ski aura détourné nombre de leurs fidèles vers la découverte d’espaces sauvages, vers la montagne véritable. Une découverte contrainte pour certains, alternative obligatoire aux habituelles machines remonte-pentes, alors inertes. L’envie d’un retour à la nature, après une overdose de câbles, de bruits et de fureurs, pour de nombreux autres ? Peut-être. L’envie de retrouver la montagne à la montagne plutôt que la ville à la montagne ? La conquête de l’or blanc et son bétonnage outrancier pourraient avoir fait leurs temps ? Le besoin d’un rapport plus simple et plus humain avec les éléments fait son chemin. Il était l’apanage de quelques-uns, avant, deviendrait-il la norme ?
Il faut avouer que les grosses stations de ski ne vendent pas vraiment du rêve. En mars 2022, après plusieurs jours en itinérance dans la montagne sauvage, nous arrivions, sciemment, à Chamrousse, station iséroise au sud du massif de Belledonne. Une arrivée traumatisante : nous découvrions alors une montagne intégralement mécanisée, bétonnée, rabotée, asservie à une industrie qui vend des pistes aseptisées, lisses et « damnées » au kilomètre. Comment rêver de montagne entre des pylônes, des câbles, des restaurants d’altitude distillant une musique glauque ? L’horreur absolue aux antipodes de la station familiale de Crévoux de mon enfance, une montagne complètement anthropisée pour le simple profit. Or blanc. Et ce n’est pas la seule, en Vanoise il faut ruser pour trouver des itinéraires sans stations. Nous étions descendus par les pistes, hagards, assommés par une telle vision citadine. Il est donc facile de comprendre que l’appel de la montagne sauvage a fait son chemin chez nombre de skieurs…
La multitude des pratiquants de ski de randonnée a mathématiquement diversifié les usages. Ils ont évolué avec le temps et le matériel. Ainsi, les skieurs alpinistes osent plus, et les pentes raides, voire très raides, auparavant parcourues par une petite poignée d’adeptes deviennent extrêmement fréquentées. Voire dangereusement fréquentées : un embouteillage dans du cinquante degrés, ce n’est jamais très bon, surtout à la descente ! Des parois improbables sont skiées par les quelques habituels avant-gardistes qui font la couverture des magazines. Les sites de partage, comme skitour ou camptocamp, sont des vitrines de ces prouesses, comme les réseaux sociaux. Les inévitables GoPro donnent le vertige qui va avec. Sur la branche « extrême » de l’arbre des pratiques, il y a aussi les endurants qui sont capables d’avaler journellement des quantités démesurées de dénivelés : plus de seize-mille mètres pour le record féminin, plus de vingt-mille mètres pour le record masculin, à peu près ce que je fais annuellement ! La légèreté et la technicité du matériel doublées d’un soupçon d’audace ayant tracé leurs sillons, ils enchainent ainsi les sommets pour traverser des massifs entiers à la journée quand il fallait avant plusieurs jours et des sacs lourds (et toujours maintenant en ce qui me concerne !). Ils avalent les pentes trois à quatre fois plus vite que le commun des mortels et font des bambées également trois à quatre fois plus longues, avec des sacs à dos minimalistes ; ils sont parfois qualifiés de « collants-pipettes » par opposition à « skieurs du dimanche ». Ou du samedi. Certains sont aussi adeptes des compétitions.
À l’autre extrémité du spectre, il y a les randonneurs tranquilles, qui ne cherchent aucun exploit si ce n’est celui d’une bonne suée face à eux-mêmes et de quelques belles courbes dans la poudreuse. Certains se contentent de suivre les courses classiques particulièrement fréquentées et tracées. Probablement que cela rassure quelque peu dans un milieu exigeant, nécessitant une certaine expérience pour y évoluer en relative sérénité. Depuis quelques années, en quête d’efforts en (pseudo) sécurité, d’autres se cantonnent à remonter les pistes damées dans les stations. Ces stations ont d’ailleurs bien pris note de cet essor du ski de randonnée et proposent de plus en plus des itinéraires tracés et balisés. L’aube d’un renouveau ?
Il y a aussi des compétitions de ski de randonnée ou ski alpinisme, où certains aiment se mesurer les uns aux autres dans une montagne aseptisée pour l’occasion : trace faite, parcours balisé, avalanches déclenchées préventivement, mains courantes installées dans les passages délicats. De plus en plus d’évènements de ce genre jalonnent la saison hivernale, certains canalisant de véritables foules à la fois sur la ligne de départ et dans les rangs des spectateurs, avec force hélicoptères pour survoler la manifestation, la filmer, l’enregistrer, etc. La montagne a-t-elle mérité cela ? En voyant les images de ces mascarades, cela me donne envie de fuir aux antipodes : je ne vais pas en montagne pour retrouver la cohue des centres commerciaux du samedi après-midi ou du RER aux heures de pointe. Une montagne initialement sauvage est alors assaillie par des hordes de compétiteurs et compétitrices et des hordes non moins bigarrées de « touristes » venus pour le spectacle. Le jeu, car c’est bien là un jeu, jeu du cirque transposé dans une arène moderne, la montagne, en vaut-il la chandelle ? L’environnement montagnard, fragile par essence, doit-il se transformer en stade olympique ? Je ne crois pas que les montagnes soient faites pour accueillir ces pantalonnades. J’aime à penser qu’en montagne les limites se repoussent individuellement, dans un cadre non balisé. Pourtant, ces manifestations attirent athlètes et spectateurs ; elles se multiplient, l’offre suit la demande. Bien sûr, à choisir, ces compétitions sont préférables à des Croisières Blanches, courses de motocross, véhicules 4x4 ou autres quads ; l’impact est peut-être moindre. Préférable à la bétonnisation des stations de ski. Mais ne pourrait-on pas laisser la montagne comme elle est, laisser la liberté à tout un chacun de la fréquenter comme il veut et quand il le souhaite, dans le respect des autres et du milieu ?
D’autant qu’au final, ces épreuves s’approprient égoïstement, pendant quelques journées, tout un massif — « disneylandisation ». Les chamois et autres tétras-lyres n’ont qu’à bien se tenir, et surtout fuir les lieux, ce n’est plus chez eux ! Le sentiment de montagne — solitude devant la majesté des paysages, danger et prise de décision, risque, silence, beauté à toutes les échelles, humilité... — est annihilé et perverti par ces organisations éléphantesques, ces milliers de concurrents qui se déversent dans le milieu naturel sur une trace banalisée. Ne peut-on pas circonscrire ces inévitables compétitions dans les stades existants prévus à cet effet, là où la montagne est déjà modelée à l’image de l’homme pour ses divers plaisirs d’un autre âge, station de ski et autre, plutôt que d’aller investir et annexer — certes momentanément — des terrains encore sauvages ?
Il est néanmoins possible de faire du ski alpinisme sans faire de compétition, si on s’en réfère à ce dont il s’agit, c’est-à-dire une composition entre ski et alpinisme. Voici, par exemple, le récit d’une telle balade dans un cadre enchanteur.
Février 2012. Le ski n’était pas des plus agréables : neige furieusement soufflée, soit dure comme du béton, version tôle ondulée, soit horriblement croutée. L’idée n’en est apparue que plus séduisante. Dimanche matin, le réveil sonna une première fois à 5 heures et 30 minutes. C’était une erreur, on avait dit 6 heures. 6 heures. Cette fois, c’est la bonne. Nous étions tous les cinq enfournés dans nos duvets au premier étage de la cabane d’Oriol, perchée à 1586 mètres d’altitude sous la tête du même nom dans le Dévoluy. Moins trois degrés Celsius à côté de moi, moins dix degrés Celsius au rez-de-chaussée. Le poêle est effectivement éteint depuis belle lurette. Je m’extirpe du cocon douillet et m’habille pour aller mettre de l’eau — gelée — à chauffer. Le temps de petit-déjeuner, de ranger les affaires, de se préparer en somme, tout en fabriquant un peu d’eau liquide pour la journée à venir, et l’heure tourne.
Nous décollons à 7 heures et 50 minutes, dans le brouillard. Des flocons virevoltent. Cap au sud-sud-est. Enfin, plus ou moins. J’ai quelques difficultés à me repérer, à trouver l’entrée du vallon du Grand Villard dans cette ambiance cotonneuse : je fonctionnais encore à la carte et à la boussole à cette époque. Et puis vers 1800 à 1900 mètres d’altitude, le voile hésite, oscille, et laisse finalement entrevoir un peu de paysage. Le vallon attendu est là, en contrebas. Nous traversons sur un bout de pente très raide et le rejoignons en crampons. Encastré entre deux falaises, il est bien pelé, ce qui ajoute une petite note inhumaine à son austérité naturelle.
Dans le haut, à côté de la dépression du Gouturier, on discerne l’orifice du Chourum Olympique dans la face. Le trou convoité dans la montagne est là, devant. Nous contournons la dépression pour parvenir sur la pente à l’aplomb de la caverne. Comme la neige est très dure, nous chaussons directement les crampons. Un peu plus haut nous nous encordons. Pénétrer dans cette grotte, raccourci intérieur pour franchir la barre rocheuse verticale, tout en pataugeant dans la neige, a quelque chose de grisant. Ski-alpinisme-spéléologie ? Tout en gardant une inclinaison constante, la pente se fait plus étroite, pour passer dans un goulet en virage, avant d’émerger dans le bas du vaste et inquiétant entonnoir ouvert sur le ciel. J’ai alors la sensation de me retrouver au cœur de l’énorme piège d’une larve de fourmilion[1] géante, digne d’un film de série Z. Jusque-là, je me disais « tranquille ». Et puis j’ai vu la sortie du traquenard : une petite cascade de glace, pas très raide, certes, mais bel et bien vive, sur plusieurs mètres. Une petite broche pour être assuré, et j’y vais. Évidemment, au-dessus rien de rien pour faire un relai. Je continue, et je plante mes skis en corps mort pour assurer les copains. Qui arrivent sans tarder, Anne-Françoise et Thomas ont avalé le passage en glace sans peine avec leur unique piolet léger.
Nous sommes sur la Vire Olympique, pente de neige raide bordée de part et d’autre par des barres rocheuses, avec la possibilité de s’échapper en traversant à gauche. Malgré l’heure qui n’a de cesse de tourner, nous sommes impatients d’aller voir plus haut, d’aller jeter un œil sur la suite de la voie. Si le mur de mixte attendu est trop difficile à franchir, il sera toujours temps de songer à contourner. Je pénètre dans la deuxième grotte, dont l’entrée est exactement en contrehaut du cône de sortie de la première. Le ressaut en question n’est pas loin. Il est moins redoutable que dans mon imaginaire. J’arrive à caser les deux uniques « friends », que j’avais pris au cas où, afin de confectionner un petit relai avant de me lancer. L’ambiance est démente avec au-dessus de ma tête trois arches de pierre qui se croisent, ogives gothiques, les fameuses arches Inter-Ferrantes. À gauche, une fenêtre de ciel bleu qui donne sur le Dévoluy, à droite, une pente de neige vers le col entre le Grand et le Petit Ferrand. Bientôt Anne-Françoise me rejoint — « pas facile de grimper avec les crampons ! » —, puis Anne-Soisig. Heureusement, il y a de la place au relai, mais un coup de spatule est vite arrivé : les skis sur le sac ont tendance à se faire oublier. Guillaume (l’autre) et Thomas arrivent, et repartent aussitôt pour libérer l’espace exigu.
On contourne le pilier par la droite pour passer sous un ultime pont de pierre, avec une grosse marche qui nécessite un bon coup de reins. Dernière pente raide de neige, le vaste sommet est là. Le Grand Ferrand. La mer de nuage s’étend toujours sur le Vercors et le Trièves, immuable. En revanche, celle qui couvrait le Dévoluy ce matin s’est évaporée. Un petit vent glacial nous fouette le visage ; une rapide séance de photos, et nous démarrons la descente. Pas très dure, mais un tantinet scabreuse dans les cailloux : l’attention est de mise pour poser les pointes de ses crampons. Puis la neige. Thomas et moi nous déharnachons du matériel d’alpinisme ici pour retrouver la panoplie du skieur, tandis que les autres descendent en crampons la raide pente de neige dure exposée au-dessus d’une falaise. Les virages ne s’enchainent pas tout seuls, les carres mordent juste ce qu’il faut, la chute est interdite. La suite de la descente tient plus de la corvée que du plaisir tellement la neige est infâme : souvent tolée, parfois croutée, imprévisible.
L’heure tourne toujours, bizarrement. La pause casse-croute réclamée à cor et à cri par les estomacs affamés est reportée sine die. Nous traversons pour rejoindre le vallon Girier, avant de prendre plein nord dans nos traces de montée jusqu’à la cabane. J’avais envisagé beaucoup de choses qui auraient pu nous faire perdre un temps précieux, brouillard, repeautage, etc. Rien de tout cela. Nous arrivons tranquillement à la cabane d’Oriol, tout en douceur. Nous chargeons les sacs, et telles des mules, nous poursuivons la descente. C’est à partir de là que la neige devient bonne. Vraiment bonne. Une belle couche de poudreuse d’une incroyable légèreté au milieu d’une forêt de résineux drapés de neige fraiche, rayonnant dans la chaude lumière solaire rasante en cette fin de journée, donne un ultime aspect féérique à la journée. Cela restera une image somptueuse et mémorable, le temps pour la fixer sur le capteur de mon appareil photo manque cruellement. Après un peu de bucheronnage en forêt, nous arrivons à Saint-Disdier. Nous nous posons à l’intersection avec la route entre Saint-Étienne et Agnières. Nous avons même un peu d’avance sur l’horaire de rendez-vous avec le car.
Au sein de l’éventail de ces différentes pratiques, il y a un ski de randonnée plus traditionnel, dénivelés raisonnables, sac à dos correct, recherche de l’effort, de la bonne neige, de la simple beauté des lieux, souvent de la tranquillité aussi. Ski de randonnée ou ski alpinisme, l’un n’est pas antagoniste de l’autre, il faut parfois sortir corde, crampons et piolets pour parvenir à ses fins. Il n’est pas nécessaire d’être un ou une adepte du ski extrême ou de la compétition pour cela. Il reste ainsi des espaces où le silence de la montagne est. Où la solitude perdure. Où l’on trace son chemin dans une totale liberté. Ces espaces, il faut les connaitre, les chercher, les apprivoiser, les préserver, s’y frotter avec délicatesse, avec respect, comme un hôte courtois qui ne laisse trace de son passage que celle qu’il imprime dans la neige. Trace éphémère qui sera effacée par la prochaine chute de neige, le prochain coup de vent, et définitivement par le soleil printanier. Avant de recommencer, l’hiver d’après.

Mars 2019, massif de Belledonne.
Illuminé
La larve du fourmilion creuse un piège en forme d’entonnoir dans le sable pour attraper des fourmis. Voir le film du CNRS La larve de fourmilion, propagation d’ondes dans le sable, visible en ligne : https://
videotheque .cnrs .fr /doc = 4072 (consulté en juillet 2025).