Les tribulations d’un (ex) astronome

Opération « barbelés »

jeudi 15 juillet 2010 par Guillaume Blanc

Nous logions dans un appartement au septième étage d’un immeuble décrépi au beau milieu de la station de ski d’Isola 2000. Vaste et hideuse verrue au milieu des alpages, c’était notre « camp de base. » Départ en 4x4 ou en télécabine — c’est pour la bonne cause ! —, pour rejoindre la crête qui isole la station du cœur du Parc National du Mercantour.

Départ en 4x4 de la station pour grimper sur les crêtes.

Depuis le col Mercière, un étroit sentier à flanc mène au niveau de « bouches de feu », ces casemates en béton ornées d’une meurtrière et destinées, fut un temps, à arroser la vallée de projectiles divers et variés. De là, en descendant dans un terrain très pentu, on bute sur une ligne de barbelés rouillés par les ans. Notre objectif.

Bouches de feu, morceaux de fortifications italiennes sur les crêtes frontalières d’alors.

Ces lignes de barbelés étaient destinées à protéger les casemates, et la frontière italienne, qui se trouvait à cet endroit en 1933 lors de leur édification. Vestiges de la deuxième Guerre Mondiale donc, qui se retrouvent en territoire français après la défaite italienne. Les casemates, bien qu’à l’esthétique douteuse, font partie du patrimoine. Les barbelés qui les entouraient en font peut-être partie, du patrimoine, mais leur dangerosité prime sur le reste : si les humains ont peu de chance de se retrouver emberlificotés dans ces tristes résidus (encore que, l’hiver, en ski de randonnée, ils peuvent se révéler des pièges redoutables !), en revanche les animaux — chamois, chevreuils, mouflons — sont très souvent agressés par ces « ronces » surnaturelles. C’est pourquoi lors de la création du Parc National du Mercantour, en 1979, il avait été décidé de les enlever. Mais l’ampleur de la tâche à vite eu raison des meilleures volontés. Patrice, technicien au parc, n’avait cependant pas dit son dernier mot : il contacte l’association Mountain Wilderness, et depuis une dizaine d’années, les bénévoles de l’association grattent la terre des crêtes altières pour en arracher les kilomètres de barbelés qui y reposent depuis plus de 60 ans.

Avant...

Période pendant laquelle les quatre hauteurs de barbelés tendus dans des « queues de cochons » — pieux métalliques d’une dizaine de kilos, comportant quatre boucles — des queues de cochon — et une extrémité en tire-bouchon — vissées ou bétonnées dans le sol, maintenues transversalement par des « aiguilles » permettant de tendre l’ensemble et de lui donner sa solidité, ont été couchés et pliés par les éléments, essentiellement la reptation du manteau neigeux doucement appelé vers le bas par la gravité. Barbelés qui se retrouvent alors emmêlés et à moitié enterrés pour le plus grand bonheur des travailleurs acharnés de Mountain Wilderness ! Plus de 110 tonnes de ferrailles ont ainsi déjà été arrachés à la montagne, en dix opérations de nettoyage. En principe, celle de cette année devrait terminer d’aseptiser un vaste secteur...

Armés de pioches, de pinces coupantes, de gants — le minimum vital ! —, nous prenons possession de la ligne de barbelés. Le groupe se scinde et se déploie. Quelques queues de cochon bardées de métal acéré élancent piteusement leurs pointes vers le ciel. Nous découpons les fils de fer tendus qui maintiennent le pieu, d’abord le libérer, puis le déterrer en tournant dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Et tirer sauvagement sur les fils de fer qui dépassent pour les déterrer. Jusqu’au prochain piquet.

Bataille dans l’herbe...

La première journée est un peu rude : le soleil tape, le travail est physique, la pente est raide. Travail de fourmis : on a l’impression de ne pas faire grand-chose, ça prend tellement de temps de déterrer une fraction négligeable de barbelés qu’on se demande comment on pourra en voir le bout. Et pourtant, d’heure en heure, on avance de quelques mètres. Pour se rendre compte que finalement, l’autre groupe se rapproche. Le nombre de travailleurs fait que, finalement, ça avance. Le terrain retrouve petit à petit sa virginité originelle. En fin de première journée, malgré des heures passées à démêler quelques mètres de barbelés des branches de génévriers nain qui avaient pris soin de camoufler ce maillage machiavélique, nous terminons le nettoyage de tout un secteur. La satisfaction se lit sur les visages. Le résultat du travail de la journée est accumulé en différents points : tas de fils de fer, pieds de cochon en acier manufacturé, le tout est entreposé sur des grandes bâches ceinturées de cordes. Une fois le nettoyage du secteur achevé, le « cocon » est refermé, prêt pour être héliporté vers d’autres cieux... Les chamois vont désormais pouvoir gambader en toute quiétude par ici !

Le côté « aimant » du barbelé !

L’eau de la douche coulera marron sale ce soir-là.

Le lendemain, nous attaquons un autre partie. Ligne de barbelés qui entoure une bouche de feu. Elle descend droit dans une pente herbeuse à plus de trente-cinq degrés. Les queues de cochons sont scellées, il faudra une disqueuse pour en venir à bout. Le terrain, à première vue, semble propre, si ce n’est cette ligne de queues de cochon qui se dresse lamentablement.

Queues de cochons scellées débarrassées de leurs barbelés.

En y regardant de plus près, on s’aperçoit que les fils de fer barbelés forment un réseau entremêlé qui court en partie sous l’herbe, sur plus d’une dizaine de mètres de large. Nous nous efforçons de déterrer tout cela, mais ce n’est pas évident : l’herbe qui a repris possession des lieux est enracinée dans les barbelés ce qui ne nous facilite pas la tâche ! On tire, on s’arcboute, on évite de se casser la figure quand « ça vient » d’un coup : les mottes se soulèvent, la terre s’éventre dans un bruit de tissu que l’on déchire et nous gicle dans les yeux.

Quand une longueur suffisante est mise à l’air, il s’agit de la plier, de la mettre en « fagot » pour pouvoir transporter le tout sur le gros tas. Sauf que le barbelé est par ailleurs d’un naturel aimant et attachant, il n’a de cesse de s’accrocher à vous, et de manière générale à tout ce qu’il touche et qui passe à sa portée. Les gants vivent peu, le pantalon, vieux jeans, guère plus.

S’arcbouter.

Le tableau peut paraître pessimiste, mais curieusement, c’est superbement ludique, c’est aussi physique, on se dépense — et c’est tant mieux ! —, on est tous ensemble là, dans le même état, on s’amuse, on s’aide, il y en a pour tous les goûts, et petit à petit on progresse. Et puis on est au grand air.

Pause méridienne.

Vient l’heure du pique-nique : on se remplit la panse aux bons soins d’une entreprise de produits bio, Satoriz, qui a été généreuse sur les quantités. Et comme le mauvais temps menace, on remet l’heure de la sieste à plus tard. Nous progressons encore de quelques mètres en descendant le long de la ligne de clôture. La théorie selon laquelle le mortier pour sceller les queues de cochon était fabriqué sur le replat de la crête, en haut, que les « troufions » étaient partisans du moindre effort comme tous les troufions du monde, que descendre le ciment dans la pente représentait une dépense d’énergie non négligeable, que les « chefs » restaient en haut, se vérifiait : plus nous descendions, moins les piquets métalliques torsadés étaient bien scellés, pour finalement ne plus être scellés du tout... Le plaisir de déterrer une queue de cochon, enfin !

Malheureusement, les premières gouttes firent leur apparition bien avant la fin de l’après-midi, nous dûmes nous arrêter là. De fait, la pluie s’intensifia crescendo tandis que nous remontions sur la crête. De là, ce fut la débandade, chacun n’en fit qu’à sa tête. Nous optâmes pour la descente directe, à pieds, vers la station, tandis que l’orage tonnait. Nous sommes arrivés trempés et frustrés d’avoir dû interrompre le chantier.

Moi, qui, un peu crevé la veille, me disait que l’on avait bien fait de ne rester que deux jours, me sentait profondément frustré de ne pas poursuivre le travail avec les autres. Un sentiment d’incomplétude m’envahit. Je serais bien resté. Subsiste tout de même la satisfaction d’avoir fait un truc utile. D’avoir posé une toute petite pierre à cette merveilleuse aventure qui dure depuis si longtemps. Assurément, je reviendrais nettoyer la montagne. Là ou ailleurs.

La touche du poète...


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