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De déboisement en reboisement (ou vice-versa)
Je viens de lire un livre passionnant : « Chaudun, la montagne blessée », un récit de Luc Bronner. J’ai découvert l’existence de ce livre dans le dernier numéro de la revue de la FFCAM (Fédération Française des Clubs Alpins et de Montagne), « La Montagne et Alpinisme ». Cette revue est d’une très grande qualité (plus que la revue « Montagne Mag’ » en tout cas), par la diversité de ses articles, entre récits, études scientifiques, reportage, interviews, topo, etc. Un peu de propagande du CAF, notamment sur les refuges, mais on lui pardonnera. À découvrir !
Dans le numéro de mars-mai 2021, un dossier sur la montagne en littérature, plein d’articles passionnants, dont un : « Luc Bronner, la montagne ressuscitée ». « Ancien directeur des rédactions du Monde, écrivain et reporter, Luc Bronner a grandi dans les Hautes-Alpes. » « Né à Gap en 1974, Luc Bronner a grandi à Saint-Bonnet-en-Champsaur… » Là, je me sens déjà accroché : je suis aussi né à Gap en 1974, j’ai grandi dans les Hautes-Alpes, mais dans la vallée d’à-côté, celle de l’Embrunais. Le livre de Luc Bronner retrace la quête et l’enquête de son auteur pour comprendre la destinée d’un petit village de montagne, Chaudun, dans le Champsaur, dont il ne reste aujourd’hui que des ruines. Un petit coup d’œil sur le géoportail pour le situer : il se trouve au nord de Gap, coincé entre le pic de Gleize et le Dévoluy, dans le fond d’un vallon à 1300 m d’altitude.
Je ne connais pas bien ce coin-là, mais j’y suis passé il y a quelques années — enfin, pas loin de 10 ans, c’était en 2013 ! — quand j’ai couru le joli trail la Gapen’cime, dont le trajet passait exactement par Chaudun. J’ai le souvenir d’un ravitaillement à cet endroit, pourtant aucune trace des ruines dans mes neurones, je devais avoir d’autres choses à penser… Village qui m’en rappelle un autre, que je connais bien mieux, quelques vieilles pierres également disposées dans un endroit improbable, à deux pas de là où j’ai grandi, Les Florins, lovées au pied de la face sud, austère et raide, du pic du Clocher.
Pour écrire le livre sur Chaudun, Luc Bronner s’est plongé « un temps infini » dans les archives locales, état civil, cadastre, actes divers et variés, comptes rendus du conseil municipal, presse locale… Il nous livre une synthèse résumée de ses trouvailles, on se replonge dans la vie difficile de cette vie alpine, austère, isolée, où « la neige y reste cinq mois par an, en moyenne », où l’hiver « dure au moins huit mois sur douze ». Le fil directeur est l’histoire de Félicie Marin, dont le nom est gravé sur une pierre tombale du cimetière, encore visible malgré les affres du temps et ceux du temps, morte en avril 1877 à l’âge de 17 ans.
Les premiers chapitres retracent une vie difficile au 19e siècle dans un village montagnard, cerné par la neige la moitié de l’année, à 15 km de la ville (et du médecin) le plus proche, soit 4 h de marche. Le village avait un instituteur ou une institutrice, et évidemment un prêtre. Un, forcément. En plus d’un conseil municipal et d’un maire (un, aussi). L’auteur plonge ainsi le lecteur dans cette vie d’antan, rude, face à la rudesse des éléments naturels. Mais ce qui m’a interpellé dans cette histoire véridique, c’est l’effondrement de cette microsociété et son renouveau. Écho aux récits d’effondrement écologiques qui ont été popularisés par Jared Diamond dans son livre Effondrement (que je n’ai pas lu [1]), notamment à propos des Rapa Nui de la fameuse Île de Pâques.
Le village de Chaudun a été vendu à l’État français — l’administration des Eaux et Forêts — le 6 août 1895, au terme d’une « lente agonie » : une vie de plus en plus rude, un environnement dévasté par un déboisement intempestif. Vivant normalement des pâturages qu’offre la montagne, celle-ci, petit à petit mise à nue pour les besoins du chauffage, de la construction, a vu ses prairies ravinées et dévastées par l’érosion, le couvert forestier ne les protégeait plus.
Lors de sa vente, le village abrite 98 habitants. Il en abritait 112 sept ans auparavant à l’occasion d’une lettre commune destinée au ministre de l’Agriculture, demandant le rachat du village par l’état. Le processus a donc été long.
Le village avait été fondé en 1593, pour exploiter quelques hectares de terres, prairies et forêts. Manifestement mal géré, ce patrimoine précieux s’est envolé sous la coupe de l’homme.
« Pour survivre, les bergers ont accepté de prendre plus de moutons pendant l’été. Des milliers de bêtes, qui ont piétiné les pelouses de montagne, creusé les chemins, érodé les pentes au-dessus des ruisseaux. À cause de la déforestation, l’eau déborde au printemps et transforme les ruisseaux en torrents et les torrents en force de destruction qui font rouler les pierres, les arbres, la terre. L’hiver ce sont les avalanches qui descendent et balayent ce qui reste des forêts et des chemins. La vallée est exsangue, les bois sont décimés, les pâturages inexploitables. La faute de l’être humain, sans appel, une faute qu’il paie très cher. » p. 105.
Après la vente, le service étatique de reboisement, sous l’égide de l’ingénieur Léon Billecard, organise le reboisement. Au début du 20e siècle, pendant dix-sept ans, des millions d’arbres seront replantés : quelques feuillus, des mélèzes, des pins noirs, des épicéas, des pins cembros, des pins à crochets, des pins sylvestres. Un siècle plus tard, la végétation a envahi les ruines du village, l’humain a définitivement déserté le lieu, redevenu un paradis de biodiversité. Une réserve intégrale (le bois du Chapitre) a été créée : « Les biologistes, qui viennent dans la réserve intégrale du bois du Chapitre, redevenue une forêt subnaturelle [2], presque primaire, y relèvent des espèces d’une exceptionnelle variété [3]. » (p. 163) « La vérité est que cela fut très long, très progressif, le temps d’effacer les blessures laissées par les hommes et les femmes. Le minéral a reculé, s’est effacé, pas à pas, jour après jour, face au règne végétal et animal. Depuis, la vallée vit presque sans intervention humaine, libre, naturelle, violente comme l’est la nature. […] Chaudun raconte notre passé, et notre future probablement. » (p. 168)
Un effondrement écologique local, passé inaperçu dans la Grande Histoire, avec un renouveau biologique. Sans l’homme. Et cette histoire est réelle. Non comme celle de l’Île de Pâques, contée par Jared Diamond (et véhiculée par ailleurs), fantasmée, qui n’a pas résisté à l’analyse scientifique et archéologique. L’archéologue belge Nicolas Cauwe a fouillé l’Île de Pâques pendant des années, à la recherche de faits pouvant créditer l’histoire. Ce qu’il a trouvé l’a réfuté. Si le déboisement a bien eu lieu, en revanche la civilisation Rapa Nui ne s’est pas effondrée dans des guerres fratricides, mais s’est au contraire adaptée. Elle a été éradiquée par l’arrivée des colons européens et leurs cortèges de maladies. L’humain, encore… Mais pas d’écocide.
Il est intéressant, voire nécessaire, de nous appuyer sur des récits allégoriques pour envisager les crises écologiques actuelles. Mais si on veut les enraciner durablement, autant utiliser des récits véridiques. Même si la grande différence vient du périmètre très circonscrit de ces « histoires », quand ce qui est à l’œuvre actuellement est global. Un « Chaudun » à l’échelle de la planète. Mais si à la fin du 19e siècle, la centaine d’habitants du village d’alors a pu aller se reloger ailleurs, à proximité, dans la région, comme à l’autre bout du monde dans l’espoir d’une vie meilleure, émigrée, aujourd’hui, le voisinage « sain » tout comme l’autre bout du monde « sain » n’existent pas. La catastrophe en cours est globale, pas moyen de s’en échapper. En revanche, il est encore temps de planter des arbres. Plutôt que de les déraciner.
L’histoire de Chaudun fait inévitablement penser à la nouvelle de Jean Giono « L’homme qui plantait des arbres », Elzéard Bouffier, personnage de fiction, on a envie qu’il soit réel, qu’il ait vraiment existé et reboisé ainsi, patiemment, des hectares de garrigue pierreuse. En revanche, un autre personnage existe réellement, au Brésil. Le photographe Sebastião Salgado et sa femme Lélia Deluiz Wanick Salgado ont fondu l’Institut Terra au Brésil, pour replanter 700 ha d’arbres dans une vallée devenue aride sous les coups de l’exploitation.
Les leçons du passé sont souvent difficiles à tirer, souvent ignorées, délibérément ou simplement enterrées dans le flot de l’histoire. Entre autres exemples, la montagne croule sous toujours plus de béton, dans une fuite désespérée en avant à la conquête d’un or blanc qui se raréfie d’année en année, ou le plateau de Saclay qui englouti ses terres arables sous un béton indigeste.
La superficie de la forêt croie en France de 80 000 ha/an depuis 1985. Par contre, dans le monde, elle décroit de 10 millions d’hectares par an, à un rythme qui diminue quand même un peu d’année en année. Inversement, en France, chaque année, 50 000 ha à 60 000 ha de terres agricoles ou d’espaces naturels disparaissent sous le béton essentiellement pour l’habitat individuel (un hectare sur deux) : « Cela tient à la croissance de la population, et, en partie, à des choix privilégiant la maison individuelle. Viennent ensuite les réseaux routiers, puis les infrastructures agricoles. »
On reboise (en France) d’un côté, on coule du béton de l’autre. Entre les deux, des hectares de terres arables disparaissent. Que mangera-t-on demain ? Du béton ? Des légumes poussés hors-sol dans des serres construites sur des dalles de béton coulé sur des terres pourtant fertiles ? L’exemple de Chaudun et de tant d’autres devrait nous servir de leçon… pour penser l’avenir autrement, si l’on veut qu’il ait un futur…
[1] Ouvrage que je n’ai pas lu non plus !
[2] « La forêt naturelle (vierge, primitive, originelle) est une forêt primaire dont la composition, la structure et les êtres vivants ont été soustraits à l’action de l’homme, exception faite d’un prélèvement par cueillette et d’une pression de chasse très légère. Ce type de forêt n’existe plus guère qu’en zone tropicale humide ou boréale. — Par opposition, la forêt subnaturelle (semi-naturelle) peut être primaire ou secondaire, mais surtout porte la trace de l’homme. Néanmoins, les interventions humaines n’ont pas modifié directement ou indirectement la composition ou la structure des peuplements. La forêt a donc été peu influencée par l’homme ou abandonnée par lui depuis longtemps. » d’après http://documents.irevues.inist.fr/bitstream/handle/2042/26653/RFF_1995_3_241.pdf  ; ;sequence=1
[3] Voir par exemple : http://www.foretsanciennes.fr/wp-co...
Guillaume Blanc
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