Les tribulations d’un (ex) astronome

Le Grand Jeu

dimanche 11 septembre 2016 par Guillaume Blanc

J’ai découvert Céline Minard à l’occasion du Livre Inter de 2014 : l’un de ses romans, « Faillir être flingué, » faisait alors partie de la sélection. Je l’ai donc lu. Il n’était pas mon préféré, je l’avais trouvé un peu inégal, avec un début un peu difficile, une multitude de personnages dont il ne fallait pas perdre le fil, mais une suite beaucoup plus sympathique. J’avais quand même beaucoup aimé son style. Et c’est lui qui a remporté le prix du Livre Inter. Par la suite, j’avais essayé la lecture de « So long Luise » un autre roman de Céline Minard, mais cette fois sans succès. Le style était autre, alambiqué, je n’ai pas réussi à rentrer dedans. Et puis en cette fin d’été, début de rentrée – littéraire – je tombe sur son dernier roman. La quatrième de couverture parle de montagne, d’une retraite dans un refuge haut perché. Une fois n’est pas coutume, je n’ai pas eu la patience d’attendre la sortie en poche, je l’ai acheté directement en grand. Il n’était pas (encore ?) à la bibliothèque que je me suis mis à fréquenter récemment grâce à ma fille.

C’est un carnet de bord, celui de la narratrice – il m’avait semblé, au cours de ma lecture, tomber sur son prénom, une seule fois, mais le livre terminé, j’ai eu beau chercher, et ce n’est pas évident de chercher un mot dans 190 pages, je ne l’ai pas retrouvé ; peut-être l’ai-je rêvé —, qui débarque en montagne dans son pré carré, où elle a fait construire un petit refuge minuscule accroché sur une paroi rocheuse. Peu de personnages, cette fois, c’est plus facile, outre la narratrice, il y a une deuxième femme qu’elle découvre au fil du temps, une ermite comme elle, singulière, à sa façon, comme elle. Car elle semble fuir le monde des hommes et de ses humiliations, pour se retrouver face à elle-même. Elle cultive un bout de terre, à quelques encablures sous son perchoir, où elle descend en rappel, lopin de terre à proximité d’un petit cours d’eau, d’un lac et d’une forêt. Elle arpente la montagne qui l’entoure, grimpant en solo mais néanmoins encordée, tourne autour de sa « voisine, » qui de boule de laine est passée à moine, de moine à nonne, de nonne à Dongbin. D’une rencontre scatologique — « Quand le jet s’est épuisé, elle m’a tourné le dos, s’est accroupie au sol dans la flaque qu’elle venait de produire et sous mes yeux, dans sa main ouverte, elle s’est mise à chier. » —, les deux femmes en viennent à discuter (parcimonieusement) avant d’équiper de concert la montagne d’une slack-line. Sans que l’autre n’ait néanmoins subtilisé un peu de matériel à l’une auparavant.

C’est un texte d’une remarquable beauté. Il se lit comme une ode, avec de nombreuses et belles digressions oniriques. La montagne est au cœur du texte, superbe, avec ses ciels nuancés, ses habitants, isards, marmottes ou carabes, ses parois austères, ses vertes prairies. Loin de tout et de tous. La montagne en question se trouve probablement dans les Pyrénées, puisqu’il y a des isards et des vautours. J’ai le vague souvenir que quand Céline Minard a reçu son prix du Livre Inter, le lundi elle était avec nous dans les locaux de Radio France pour parler de son livre primé à l’antenne, elle rentrait d’une randonnée dans les Pyrénées… La roche est granitique, elle date du pliocène…

Il y a néanmoins quelques détails qui m’ont paru égratiner l’ensemble. Les descriptions d’escalades sont parfois correctes, parfois curieuses. Comme la descente en rappel du perchoir, à 600 m au-dessus de la prairie, en quelques secondes. Et avec un grigri, même si le prussik est connue de l’auteure. Ce n’est pas l’instrument standard pour une descente en rappel. Elle grimpe aussi parfois avec un grappin pour s’aider. À part dans les temps reculés de l’alpinisme où le lancer de corde (avec un nœud au bout) était une pratique courante pour franchir un court passage difficile, actuellement, plus personne ne l’utilise, et encore moins un grappin. Elle s’en sert aussi pour grimper dans un arbre (p. 38). Elle utilise des pitons, mais aussi des plaquettes, car elle dispose de deux perforatrices (rien que ça !!) pour équiper la montagne. Pas d’évocation de coinceurs mécaniques, les friends. Étonnant. Autre chose qui grince un peu à l’oreille du grimpeur, c’est le « driède » (p. 22, p. 140) ; ce n’est pas une faute de frappe [1], puisqu’on en retrouve la mention à plusieurs reprises. Au lieu de dièdre… On y trouve aussi des « corniches » (p. 140) dans le rocher, alors qu’habituellement elles sont de neige… Pourtant d’autres passages sont décrits correctement. Comme si ces morceaux fallacieux d’escalades étaient là à dessein. Mais je n’ai pas trouvé lequel. L’exactitude sur ces techniques aurait, à mon avis, renforcé le récit. Qui n’en reste pas moins sublime, même pour un lecteur grimpeur.

L’autre chose qui me dérange, mais c’est là une appréciation toute personnelle, c’est cette volonté d’équiper la montagne : construire son refuge personnel, avec force hélicoptères, de surcroît, puis joncher la montagne environnante de plaquettes, etc. Comme si les éléments, la nature, le rocher devaient se plier à l’humain qui avait décidé de vivre là, d’en faire son lieu de vie, et non l’inverse. Est-ce une volonté de l’auteur ? Ou bien une méconnaissance de la montagne, de sa nature fragile, de sa part ? Le roman se termine sur la mise en place d’une « highline », sangle tendue entre deux sommets, avec force de plaquettes perforant le rocher, projet de Dongbin, aidée par la narratrice. Au moins, les ermites montagnardes sont à la page ! Car tout le monde s’émerveille effectivement devant ces funambules de l’extrême, alors que je trouve pour ma part que décorer la montagne de ces sangles, c’est comme mettre des croix sur les sommets. Comme si celle-ci et ceux-ci ne se suffisaient pas à eux-mêmes, qu’il fallait leur ajouter des fioritures. Il y a aussi des choses étranges dans l’attirail monté là-haut par la narratrice : des caisses d’alcool, comme s’il fallait aussi se bourrer la gueule de temps en temps pour supporter le temps qui passe ; une carabine et des cartouches : pour chasser ? Quelle horreur ! Et puis chasser quoi ? Tuer quoi ? Des isards ? Pour se nourrir… ? Bref…

À part ça, tout est beau dans ce roman !

« Tous les matins, il faut se souvenir qu’on rencontrera un ingrat, un envieux, un imbécile – tant qu’on est en position de croiser un homme. » p. 14

« […] l’obstacle fait toujours partie du chemin car s’il le détourne, il le façonne et s’il ne le détourne pas, il s’y incorpore. Un obstacle absolu couperait le chemin. » p. 31

« Dans quel faisceau de consciences mes faits et gestes sont-ils pris sans que j’en sache rien ? Il y a très probablement un groupe de marmottes qui relaient des informations à mon sujet. » p. 34

« Je peux, seule, grimper en m’auto-assurant. C’est long et technique mais c’est possible. Quand je suis sur une paroi, je peux utiliser cette corde, ces pitons et ce grigri qui bloquera ma chute et maintiendra la vitesse acceptable et le juste intervalle entre mon corps et les roches au fond du gouffre. » p. 36

« La menace pourrait-elle être une contrainte forte et la promesse une contrainte douce ? […] Une menace est un guide précis. Et une promesse ? » p. 40

« On emprunte un chemin : on le rend quand on est arrivé à destination.  » p. 61

« Renoncer fait partie du chemin. C’est une décision parmi d’autres. » p. 66

« Je veux imaginer une relation humaine qui n’aurait aucun rapport avec la promesse ou la menace. Qui n’aurait rien à voir, rien du tout, avec la séduction ou la destruction.  » p. 68

« L’attention est une capacité de l’esprit à se rendre disponible, à rassembler ses forces et à les mobiliser pour résoudre le problème qui se présente. Mais que se passe-t-il quand l’attention ne se concentre sur aucun problème ? » p. 71

« J’ai essayé. On ne peut pas jouer seul aux échecs. On ne peut pas s’oublier au point de se surprendre. Peut-on s’oublier au point de s’accueillir ? » p. 76

« Dormir sous les étoiles, se réveiller sous les étoiles, entendre et sentir autour de soi les variations de la lumière et le toucher du vent, être bercée par un ruisseau large comme la main sur une vire de vingt mètres carrés accrochée à un désert vertical, existe-t-il meilleures conditions pour une villégiature ? » p. 77

« Est-ce que l’autarcie est un refus du jeu, radical ? Qu’est-ce que fait ce putain de moine avec mon territoire ? Envahissement, occupation traversée, trouble ? » p. 101

« Le type qui siffle dans le jardin à côté du vôtre en faisant cuire ses saucisses, vous signale qu’il existe, que vous respirez tous les deux le même air et qu’il est chez lui dans votre espace sonore. Vous êtes sur le même plan. C’est très archaïque. Les comportements humains pour la plupart sont très archaïques, et passablement agressifs.  » p. 117

« Vaut-il mieux s’éloigner du danger ou tenter de le réduire ? À quelle distance une relation humaine n’est-elle qu’un risque ? À quelle distance est-elle inoffensive ? » p. 124

« L’isolement, qu’est-ce que c’est ? C’est n’avoir pas la perspective d’un secours. » p. 138

« J’ai connu trente mètres de bonheur hydraulique sur le granite qui se réchauffait peu à peu et m’offrait des prises intelligentes, joueuses, placées comme des traits d’esprit. » p. 164

« Avant que l’eau ne tombe, les éclairs avaient déjà englouti la pelouse, déchiré et emporté la nuit comme un drap sale, annulé la frontière entre le ciel et la terre, absorbé le lac. Quand elle est tombée, ils l’ont rendue noire, épaisse, lourde comme un bloc de lav noire.  » p. 170

[1Il y a une faute de frappe p. 181, où l’on « déshadère » au lieu de désadhère…


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