Les tribulations d’un (ex) astronome

Shibumi

samedi 20 août 2016 par Guillaume Blanc

J’ai trouvé « Shibumi », roman de Trevanian, dans ma librairie. Il est sorti en 1979 aux États-Unis puis en 1981 en France. Réédité en 2008 par Gallmeister et récemment paru en poche. J’avais beaucoup aimé un autre roman de Trevanian, et là, la quatrième de couverture m’a convaincu. Une histoire d’espionnage avec une critique de l’Amérique, j’avais envie de lire ça ! Je ne fus pas déçu.

Un massacre sanglant à l’aéroport de Rome, dont on apprend rapidement qu’il a été commandité par une organisation secrète, la Mother Company, aux moyens technologiques puissants et financiers quasiment illimités, car elle est protectrice de tous les producteurs d’énergie dans le monde, pétrole et cie, mais laissée dans son exécution à des sous-fifres qui ont foiré le truc : dommages collatéraux mais surtout, une femme membre du commando visé, qui en a réchappé. Elle se dirige dans le pays Basque vers Nicolaï Hel, bien connu de la Mother Company pour ses activités de tueur à gage. La plus grande partie du livre est consacrée à ce personnage, élevé au Japon au milieu du jeu de Go, polyglotte, adepte d’un art martial, le hoda korosu, qui consiste à utiliser n’importe quel objet, ou presque, comme arme (mortelle). Qui se retrouve malgré lui au milieu des enjeux des grandes puissances russes et américaines au moment de la capitulation du Japon à l’issu de la Seconde Guerre Mondiale. Au moment où l’action se déroule, Nicolaï Hel a pris sa retraite de tueur de terroristes dans une forteresse du pays Basque. Il cultive un jardin, des explorations spéléologiques avec son comparse Le Cagot, basque haut en couleur, ainsi qu’une sexualité de haut niveau avec sa concubine Hana. Mais il lui reste un quota de malchance à payer, comme il le dit lui-même... La jeune femme qui se réfugie chez lui, belle mais écervelée, faisait partie d’un groupe qui cherchait à éradiquer les terroristes de l’organisation Septembre Noir qui avaient assassiné les membres de l’équipe olympique d’Israël lors des Jeux de Munich de 1972. Organisation qui s’apprête semble-t-il à commettre un nouvel attentat. Elle vient demander l’aide de Nicolaï pour finir le travail alors que son groupe a été dévasté à Rome. Mais la Mother Company ne le voit pas de cet œil-là...

C’est superbement bien écrit, on se régale. On y trouve une bonne dose de culture japonaise, celle du jeu de Go y tient une place prépondérante. Tout le roman tourne autour de ça. D’ailleurs le protagoniste principal cherche toute sa vie à atteindre l’état de shibumi.

« Comme tu le sais, shibumi implique l’idée du raffinement le plus subtil sous les apparences les plus banales. C’est une définition d’une telle exactitude qu’elle n’a pas besoin d’être affirmative, si touchante qu’elle n’a pas à être séduisante, si véritable qu’elle n’a pas à être réelle. Shibumi est compréhension plus que connaissance. Silence éloquent. Dans le comportement, c’est la modestie sans pruderie. Dans le domaine de l’art, où l’esprit de shibumi prend la forme de sabi, c’est la simplicité harmonieuse, la concision intelligente. En philosophie, où shibumi devient wabi, c’est le contentement spirituel, non passif ; c’est exister sans l’angoisse de l’avenir. Et dans la personnalité de l’homme, c’est... comment dire ? L’autorité sans la domination ? Quelque chose comme cela. »

On y trouve une profonde et acerbe critique de l’Amérique, de style de vie aux antipodes de celui des japonais...

« Les Américains confondaient niveau de vie et qualité de vie, égalité des chances et médiocrité institutionnalisée, bravade et courage, machisme et virilité, libertinage et liberté, verbosité et clarté de langage, amusement et plaisir — bref, toutes les erreurs communes à ceux qui croient que la justice implique l’égalité pour tous, plus que l’égalité entre égaux. »

« — Que signifie barbecue ?

— C’est une coutume de sauvages à base d’assiettes en carton, de coups de coude, d’insectes variés, de viande carbonisé, de hush puppies et de bière.  »

Nicolaï Hel est également un excellent spéléologue ; dans « La sanction, » Trevanian évoquait en érudit l’alpinisme. Il compare les deux d’ailleurs dans la bouche de Le Cagot :

« [...] peut-on vraiment affirmer que le spéléologue est plus fou que l’alpiniste ? Je réponds oui. Pourquoi ? Parce que les spéléologues affrontent des dangers plus difficiles. L’alpiniste lutte seulement contre les défaillances de son organisme et de sa résistance. Le spéléologue, lui, doit résister à l’usure des nerfs, à l’angoisse des peurs primitives. L’animal primitif qui subsiste en tout homme connaît des terreurs profondes qui échappent au contrôle de la raison et de l’intelligence. Il a peur du noir. Il a peur d’être sous terre, de tout temps considéré comme le foyer des forces du Mal. Il a peur de la solitude. Peur d’être pris au piège. Il craint l’eau dont il est pourtant sorti pour devenir Homme. Tomber sans fin dans le noir et s’égarer dans un labyrinthe chaotique sont ses deux cauchemars dominants. Et le spéléologue, ce fou, choisit de son plein gré de les affronter. C’est en quoi il est plus insensé que l’alpiniste, car il risque à tout moment sa santé mentale. »

Une petite composante environnementaliste que j’ai bien aimé (on est à la fin des années 1970, en plein dans le Plan Neige d’aménagement de la montagne), toujours dans la bouche de Le Cagot :

« Son humeur se déchaînant, Le Cagot étendit la malédiction à tous les étrangers qui polluent la montagne : touristes, campeurs, chasseurs et surtout ces skieurs, sportifs trop ramollis pour monter à pied et qui vous envahissent de leurs affreuses installations, de leurs horribles chalets, de leurs baraques à distractions. Les emmerdeurs ! C’est après avoir eu affaire à ces skieurs mal embouchés et à leurs nanas ridicules que, le huitième jour, Dieu avait créé les pistolets !  »

Un peu de philosophie...

« Un homme n’est vraiment heureux que lorsqu’il trouve l’équilibre entre ce qu’il désire et ce qu’il possède. Comment trouve-t-on cet équilibre ? L’une des solutions serait d’accroître ses propres biens au niveau de ses appétits, mais ce serait stupide. Cela signifierait l’accomplissement de choses peu naturelles — négocier, marchander, travailler. Alors ? Alors, le sage atteint l’équilibre en réduisant ses besoins au niveau de ses possessions. Et c’est encore plus facile si l’on sait apprécier à sa juste valeur ce que la vie nous donne gratuitement : les montagnes, la gaieté, la poésie, le vin offert par un ami, les femmes un peu moins jeunes, un peu moins minces. »

« L’essence même du compromis : une situation qui ne satisfait personne, mais donnait à chacun la satisfaction de savoir que les autres étaient aussi mal lotis que lui. »

Bref, à lire...


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