Rêve de montagnes, montagne de rêves
Le sauvetage d’Elisabeth Revol sur les pentes du Nanga Parbat aura finalement fait couler beaucoup d’encre (surtout virtuelle), et aura éclipsé quelque peu l’énorme exploit qu’elle venait d’accomplir : gravir un « 8000 » (mètres) pas facile, par une voie pas « normale » (encore que : existe-t-il seulement une voie « normale » sur cette montagne ?), en plein cœur de l’hiver, sans oxygène, sans porteurs, sans cordes fixes. Et d’en redescendre vivante, même si on lui a donné un coup de main sur la fin (elle avait quand même passé deux nuits dehors, sans matériel de bivouac, dans des crevasses, l’une à plus de 7000 m d’altitude avec son pote mal en point, l’autre à peine plus bas à 6800 m…), même si elle y a laissé son compagnon de cordée. Mais c’était sa seule solution, rester auprès de lui, c’était mourir aussi. Sachant qu’elle l’a laissé pensant qu’un hélico viendrait le secourir (et c’est peut-être ce qui lui a sauvé la vie…)…
C’est la première fois depuis longtemps que l’alpinisme fait la une des journaux quotidiens. Donc monsieur et madame Toulemonde ont été mis au courant qu’un drame s’était joué dans l’Himalaya impliquant une alpiniste française (l’exploit, on s’en fout un peu, mais le drame, avec un mort en plus, mazette, ça fait tout de suite vendre !).
Je n’ai pas été voir les ragots sur les réseaux sociaux, mais la machine à commentaires a dû fonctionner à plein régime. Chacun et chacune y allant de son avis plus ou moins éclairé. Deux échos, seulement, l’un relaté par l’écrivain-alpiniste Cédric Sapin-Defour sur AlpineMag : « D’être alpiniste ». En guise de réseau social, c’est le bon vieux bistrot, qu’il évoque : « on aurait dû la laisser là-bas, l’autre » « tout ce fric dépensé » dit-il en fumant sa clope en matant la télé… Sapin-Defour évoque le droit de rêver et de vivre ses rêves. Tout comme l’édito de Roland Joffrin dans Libé : « le prix du rêve » :
« Les secours coûtent cher ? Les hélicoptères brûlent du carburant ? Les deniers publics ou les primes d’assurance sont trop mis à contribution ? Certes. Mais pour tous ceux qui contemplent avec envie ou fascination la saga des sommets inutiles, c’est le prix du rêve. Le rêve, cet aliment de base de la pauvre humanité. Le rêve qui, en fait, n’a pas de prix. »
Sur Facebook, un ami qui relayait cet article se voit commenter : « Un père de famille qui laisse 2 orphelins qui avaient besoin d’un père et non d’un rêveur trop souvent absent. Triste histoire. » Au passage, Tomasz Mackiewicz a trois enfants. Mais passons. J’ai eu envie d’intervenir, j’avais même écrit une longue tirade, puis finalement, je suis resté zen, je l’ai retiré aussitôt. Je vous la livre en partie ici.
D’autres commentaires ou commentaires de commentaires montrent que la société qui ne connaît pas le milieu de la montagne et de l’alpinisme (c’est-à-dire probablement la majorité) ne comprend pas qu’on puisse aller risquer sa vie (et accessoirement celle des autres, sauveteurs par exemple) pour grimper sur une montagne juste pour le plaisir. L’approche du risque, c’est deux poids deux mesures. On accepte celui de fumer, de prendre quotidiennement sa voiture, de regarder la télé, mais pas celui de grimper sur des montagnes… Peut-être que ce dernier est mal compris, mais je ne suis pas sûr que le commun des mortels ait bien conscience du risque de fumer (même si c’est marqué dessus clairement), de regarder la télé (c’est moins populaire comme danger). Mais le fait est que dans beaucoup de situations, notre société rêve (sic !) d’un risque zéro.
De fait, elle n’accepte plus que les enfants sortent de leurs classes, de peur qu’il leur arrive quelque chose (« il vaut mieux pomper même s’il ne se passe rien que de risquer qu’il se passe quelque chose de pire en ne pompant pas. ») ; d’ailleurs maintenant on a peur de tout. Sauf de ce dont on devrait avoir peur [1]. Et donc, on laisse les enfants devant la télé plutôt que de leur faire faire du vélo. Et pourtant…
Pas de parents dans l’école, parce qu’on a peur des terroristes qui pourraient se déguiser en parents, pas de sorties dehors, parce que c’est bien connu, le ciel peut nous tomber sur la tête et encore plus sur celle de nos chères têtes blondes, quant aux sorties scolaires en montagne (ou dans la nature de manière générale), on n’en parle même pas. Plus. Même les jeux dans les cours d’écoles et les squares des villes sont entourées de mousses pour éviter que les enfants se blessent en tombant. Mais alors quand vont-ils apprendre que tomber, ça fait mal ?
Les adultes responsables (ou pas) ont encore le droit (et la liberté) d’aller risquer leur vie sur des parois verticales, des montagnes lointaines et hautes, ou moins lointaines et moins hautes. Ouf ! Mais pour combien de temps ? Bah, soyons optimistes…
Mais pourquoi donc aller en montagne ? Parce qu’elles sont là ? Peut-être parce que finalement, on se sent plus « humain » quand on est en contact avec la nature. La vraie. Montagne, mer, campagne, désert, peu importe, la nature (ses beautés et ses dangers) nous rend notre humanité.
Et je crois qu’on pourra toujours dire ce que l’on veut sur cet éternel sujet. De l’encre a beaucoup coulé pour tenter de justifier ces inutiles conquêtes, et de l’encre coulera encore beaucoup. J’ai déjà pondu une réponse là. Brodons un peu sur le même thème.
L’envie de grands espaces, l’envie de se confronter à soi-même, l’envie d’aller voir là-haut comme le monde est beau, cette envie n’a pas forcément d’explication rationnelle, sinon pourquoi Elisabeth Revol aurait déjà envie d’y retourner ? Pourquoi, à mon modeste niveau, vais-je sans arrêt faire du ski de rando, sachant qu’il y a un risque que je me prenne une avalanche sur la tête et que je ne revienne pas ? Pourquoi vais-je de temps en temps grimper sur de certes modestes murailles, avec le risque de tomber, de me prendre une pierre... ? Et pourquoi y vais-je avec ma femme, alors que nous avons une petite fille (une famille, des amis,…) qui nous attend ? D’autant que j’ai enterré un couple d’amis, morts en montagne, qui laissaient leur enfant seule, il y a quelques années... Oui, pourquoi ? Parce que la montagne, ses paysages de blancheur ou pas, son austérité, sa neige, son froid, son vent, mais aussi son soleil, ses nuages et son ciel bleu, me fait rêver. Et parce que tout ça ne vaut pour moi que si je peux le partager avec celle qui m’est chère. Ceux que j’aime.
Et parce que la montagne c’est quand même bien plus beau en vrai qu’à la télé. C’est ainsi. Parce qu’en montagne le temps (qui passe, pas la météo !) s’écoule de manière différente, on prend le temps, parfois : l’hiver, en bivouac dans la neige, préparer un repas tout simple, ça prend deux heures… Et bizarrement, on ne s’ennuie pas. Parce qu’en montagne les relations humaines sont simples. Les humains sont à nouveau humains (pas comme au volant de leur voiture le matin à 8 h 30 en train de déposer leur progéniture à l’école !).
Peut-être aurais-je préféré être passionné de macramé, peut-être que mes proches auraient aussi préféré. C’est ainsi. On ne choisit pas ses passions (sinon, j’aurais choisi d’en avoir moins, parce que là je n’ai pas le temps — encore lui ! — de me consacrer pleinement à chacune…). En plus, j’essaye même de transmettre cette passion des cimes à ma fille. Un jour je m’inquiéterai peut-être pour elle. Comme ma mère s’est inquiétée, s’inquiète, pour moi. C’est comme ça. La montagne est là, elle est belle. Elle promet des plaisirs inouïs, et des douleurs inouïes. J’ai fait le choix de balancer ma télé par la fenêtre, et de passer une partie de mon temps en montagne. Que vaut-il mieux pour un enfant ? Des parents passionnés (et qui prennent des risques dans l’exercice de leur passion) ou bien des parents qui se servent de la télé comme d’une nounou (en prenant aussi des risques, mais le savent-ils ?) ? Je n’en sais rien dans l’absolu, mais en mon for intérieur, j’ai répondu à cette question pour ma fille (et pour moi : il y a une part d’égoïsme dans cette démarche). Peut-être m’en voudra-t-elle un jour... En tout cas, je suis content que mes parents m’aient transmis cet amour de la montagne, de l’effort, de la beauté simple, minérale de la nature... La vie est courte parfois, il vaut mieux vivre ses rêves que de rêver sa vie (devant la télé). Alors oui, je comprends ce que peuvent ressentir des personnes comme Elisabeth Revol ou Tomek Mackiewicz. D’autres alpinistes sont morts pour tenter d’atteindre leurs rêves, étoiles plus ou moins inaccessibles, laissant derrière eux, conjoints et enfants... Lafaille, Berhault, Steck, et tant d’autres... Vaut-il mieux un père (ou une mère...) qui meure en tentant d’atteindre son rêve, ou bien un père vivant (?) avachi tous les jours devant la télé ? Peut-être un entre-deux. Ou pas.
Par ailleurs, je précise que les risques que nous prenons en montagne sont maîtrisés. Ils ne sont pas nuls, mais je suis loin d’être une tête brûlée, alors j’utilise l’état de l’art des connaissances, en particulier sur la neige et les avalanches, sur le matériel de sécurité, pour minimiser les risques que je prends. En allant en montagne, on a (plus ou moins) conscience des risques que l’on prend. Pas sûr que ceux qui passent leur temps devant la télé soient conscient des risques qu’ils prennent, ce faisant.
[1] On a peur de la montagne mais pas des voitures, on a peur des ondes électromagnétiques mais pas de la télé, on a peur des OGM mais pas du tabac…
Guillaume Blanc
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