Sur la trace de Nives
Je suis tombé par hasard sur ce petit livre tandis que je léchais la vitrine d’un libraire. La photo de couverture, alpiniste sur une pente de neige attira mon attention. Je pénétrai alors dans le magasin pour m’approprier la chose.
Erri : « Notre espèce a ceci de formidable, c’est que les machines du progrès, de l’économie d’effort, n’ont pas été utilisées pour avoir ensuite plus de temps libre, mais au contraire pour augmenter le produit du travail. [...] Notre espèce accumule le progrès, mais pas le soulagement. »
Il s’agit d’un dialogue entre l’écrivain italien Erri de Luca et l’alpiniste italienne Nives Meroi, dans une tente au camp de base du Dhaulagiri. Ça se passe en 2005. Nives Meroi revient d’une tentative au sommet. Mais elle et ses compagnons n’ont atteint qu’une antécime, à 8157 m, soit dix mètres sous le « vrai » sommet, lui à 8167 m... La crête séparant les deux déborde de corniches dangereuses. Ils reviendront l’année suivante pour enfin fouler le « sommet. »
Nives : « Jusqu’à présent, je n’ai jamais éprouvé le désir de m’enfuir, d’annuler la descente. La descente fait partie de la montée, elle t’incombe et tu dois l’exécuter avec la même précision, même si c’est avec une moindre dépense d’énergie. »
L’écrivain montagnard et l’alpiniste parlent de montagne, forcément, mais pas uniquement. Je n’ai pas senti la présence d’un quelconque fil d’ariane tout au long de ma lecture, même si la montagne reste là. Croisement de réflexions, sur la montagne, la façon de la pratiquer, sur la condition des femmes dans un milieu essentiellement masculin, sur la vie, sur l’amour, sur la religion, sur beaucoup de choses, finalement, dont je serais bien en peine de faire la liste exhaustive. Le petit livre se dévore tant il est délectable de lire d’aussi belles choses. L’attente dans la tente, l’attente que la tempête se calme, que la montagne se fasse à nouveau accueillante est propice à toute sorte de réflexions. Erri de Luca nous en livre ici un des plus beaux morceaux.
Nives : « Les fantômes préfèrent tenir compagnie aux alpinistes solitaires. »
Je ne connaissais pas cet écrivain. Mais ça ne m’étonne pas trop, je suis bien loin de connaître tous les écrivains. Je ne connaissais pas non plus cette alpiniste, dont les média, de ce côté-ci des Alpes, en tout cas, ne semblent pas faire grand cas. Mais je ne connais pas non plus tous les alpinistes. Pourtant le palmarès est ici impressionnant. Première femme a avoir enchaîné trois « 8000 » dans la même saison, en vingt jours, les Gasherbrum I et II et le Broad Peak, tous trois au Pakistan dans le Karakoram, c’était en 2004. En 2007 elle devient la première femme à avoir gravi dix sommets de plus de 8000 mètres. Le tout en catimini, en toute simplicité, un peu comme un voyage de noces qui n’en finit pas de se renouveler…
Erri : « La nuit fut explorée plus que le jour parce qu’elle était bien plus vaste. »
Elle a réussi son onzième « 8000, » le Manaslu, le 4 octobre 2008, rejoignant ainsi le peloton de tête dans la course aux quatorze huit milles de la planète. Aucune femme n’a encore réussi ce challenge. Trois autres alpinistes sont également dans la course, l’espagnole (basque) Edurne Pasaban et l’autrichienne Gerlinde Kaltenbrunner ont achevé leur douzième sommet, tandis qu’il ne reste que l’Annapurna à la coréenne Oh Eun-Sun. On pourrait croire que Nives Meroi a pris du retard ⎯ si tant est qu’elle fasse la course ! ⎯, elle a dû abandonner l’ascension de l’Annapurna (mauvaises conditions de neige) et du Kangchenjunga (pour porter secours à son mari en difficulté) en 2009, mais comme elle y va en version légère et sans oxygène, ça prend forcément plus de temps pour réussir, là où d’autres mettent les gros moyens (comme la coréenne qui se déplace avec une véritable armée !) avec un soupçon d’oxygène. Alors non, elle ne sera peut-être pas la première femme à gravir les quatorze « 8000 », mais au moins elle fait ça dans les règles de l’art.
Erri : « S’apercevoir que l’infini existe est déjà un début d’entente entre la toute petite taille de la créature humaine et l’univers. »
Mais rien dans le dialogue que se livrent l’écrivain et l’alpiniste ne transpire de cette improbable compétition ; ceci étant, à l’époque où le texte à été publié (2006) les journalistes se désintéressaient de la question, le sprint final n’était alors pas encore engagé.
Nives : « Si ce que j’ai sous les pieds est le vide, alors il sera toujours plus petit que celui que j’ai au-dessus de ma tête. »
Nives Meroi reste une femme qui grimpe par amour de la montagne, des hautes montagnes, et de son compagnon de cordée, Romano Benet. Ses propos révèlent ainsi des sentiments profonds et une véritable symbiose entre ces deux êtres. Le philtre de la réussite ?
Mardi 27 avril 2010 — La coréenne Oh Eun-sun a atteint le sommet de l’Annapurna, son quatorzième « 8000 ». Un peu dommage pour l’éthique, elle se déplace sur ces géants avec une véritable armée.
Guillaume Blanc
Articles de cet auteur
Mots-clés
fr Montagne Littérature de montagne ?
Site réalisé avec SPIP + AHUNTSIC
Visiteurs connectés : 23